Jean-Pierre Depétris

RECHERCHES SUR LA PAROLE, LE SIGNE ET LA PENSÉE

Carnets de 1997

 


 

 

 

 

SUR LA THÉORIE DE L'INCONSCIENT

 

 

 

 

 

 

Au cœur du freudisme il y a, on le sait bien, la théorie de l'inconscient. Avec la théorie de l'inconscient, Freud a soulevé, et presque résolu, un problème philosophique essentiel. S'il ne l'a pas résolu, c'est parce qu'il a fait preuve d'une inconséquence philosophique telle qu'on n'en trouve que très rarement chez un chercheur.

Aborder la conscience, comme l'a fait Freud, à travers le passage de l'inconscient à la conscience, donc comme une « émergence », est pourtant une approche de nature à déstabiliser toutes les écoles de philosophie.

Mais comme Freud ne s'est jamais soucié des problèmes philosophiques qu'il soulevait, les philosophes, qui n'aiment pas en général se poser des questions qui n'aient pas déjà été traduites en termes philosophiques, ne s'en sont pas non plus soucié, se contentant tout au plus d'adopter, ou encore de rejeter, une vulgate « psy » qui a pénétré jusqu'aux comptoirs des bistrots de quartiers.

 

Rien n'est moins évident que de concevoir une pensée qui ne serait pas consciente. A priori, une pensée inconsciente, ce serait comme un homme qui ne serait pas né. Et qu'est-ce que ce serait un homme qui ne serait pas né ? Rien.

— Peut-être alors, une pensée inconsciente, ce serait plutôt une pensée cachée : une pensée que l'on se cache à soi-même.

— Et où se cacheraient donc de telles pensées ? — Dans notre inconscient, dans une part mal éclairée de notre esprit, d'où elles resteraient actives, et où l'on pourrait toujours aller les pêcher.

Freud pensait-il vraiment cela ? Il se pourrait bien qu'il ai vu parfois les choses ainsi, mais ses travaux les plus rigoureux récusent entièrement cette façon de voir.

 

L'Analyse des Rêves montre parfaitement comment « la pensée du rêve » émerge, éclôt, se fraie un chemin à la conscience. « La pensée du rêve » se construit d'abord avec ce qu'elle a à sa disposition : des souvenirs de veille ; les uns récents, encore vivaces ; d'autre anciens, plus profondément ancrés. Elle combine cela, en fait symbole. Éveillé, l'analysant continue ce « travail » en traduisant ce symbolisme dans la parole, et la pensée prend forme : éclôt.

Cette pensée éclose, était-elle virtuellement quelque part ce qu'elle est devenue ? Et que veut dire alors virtuellement ?

 

*

 

Je ne crois pas que Freud ait été très clair sur de tels points, et son œuvre dénote bien des flottements. La question qu'il soulève ainsi, il ne la résout pas, ne parvient même pas à la poser ; sans doute ne la conçoit-il pas, mais il la soulève.

Où était la pensée que je fais éclore avant qu'elle ne soit éclose ? — En « moi », pourrais-je dire, mais cela signifierait seulement qu'elle n'était pas ailleurs, nulle part ailleurs, et qu'il n'était pas forcé que je la fasse éclore, et donc qu'elle soit jamais, et qu'elle n'était en tout cas pas encore telle que je l'ai fait éclore.

Bref, je pourrais presque dire qu'elle n'était pas, si ce n'est que je la poursuivais bien quand même.

 

*

 

Il semble que l'ambiguïté dans laquelle Freud tient la théorie de l'inconscient soit déterminée par la théorie de la sexualité. Freud se tenait à la théorie de la sexualité comme, si j'ose dire, à un garde-fou. La sexualité tient lieu dans le freudisme de référent ultime. Si la pensée existe, existe bien en tant que pensée — a un sens — et n'est pourtant pas consciente, c'est parce que son sens serait sexuel. Sans cette fonction de la sexualité, il n'y aurait plus de sens ultime, et donc plus de pensée.

Et pourtant, il y a bien émergence de la pensée dans la conscience, et pas seulement des pensées conscientes et une conscience qui pense.

Freud craignait, contre Jung, en abandonnant la théorie de la sexualité, qu'on ne tombe dans l'occultisme. Il y aurait pourtant bien eu une autre issue.

 

*

 

Paradoxalement, on a dénié à la théorie de l'inconscient sa scientificité parce qu'elle ne serait pas réfutable. Or, non seulement elle est réfutable, mais l'œuvre freudienne est ponctuée de quantité de réfutations.

Bien sûr, on peut toujours dire que la signification (l'interprétation) donnée à un rêve, un lapsus ou un symptôme est irréfutable. Bien sûr qu'elle l'est ! Si l'odeur des tilleuls me rappelle la statue d'un faune dans un jardin de Briançon, qui pourrait le contester ou le savoir à ma place ?

Ce qui est autrement plus contestable, c'est que de telles associations puissent trouver un terme, et, plus précisément, que ce terme soit un retour à leur source — une sorte de matrice inconsciente — qui serait d'ordre sexuel ; et que l'interprétation s'achèverait donc dans une signification sexuelle.

Certes, que la statue d'un faune se prête volontiers à quelque interprétation sexuelle, et même l'odeur du tilleul, qui évoque l'infusion et, de là, le lit, qui est un meuble particulièrement propice à la sexualité, cela n'est pas récusable. Ce qui l'est, c'est que la sexualité ait une signification ultime, qu'elle « ne puisse pas vouloir dire autre chose » : qu'elle ne soit pas, à son tour, symbolique. Si l'on réfute cela, on ne détruit pas la théorie de l'inconscient, on lui ouvre plutôt de nouvelles dimensions.

Il est remarquable que les psychanalystes s'éloignent aujourd'hui à reculons de la théorie de la sexualité sans la réfuter. Il est d'ailleurs devenu bien difficile de continuer à faire comme si l'on savait ce que veut dire « sexualité ».

 

*

 

Ce qui est essentiel dans l'analyse des rêves, ce n'est pas tant la valeur, en tant que telle, de souvenirs oubliés, ou ignorés parce qu'insignifiants, mais qu'ils s'articulent comme un langage, comme des symboles (comme les signes de rébus) ; d'insignifiants, qu'ils deviennent, littéralement, signifiants.

 

La réminiscence d'un souvenir enfoui n'est plus alors l'enjeu essentiel, comme il a pu l'être dans un premier temps pour Freud lui-même. Ce qui importe, c'est l'articulation de la pensée à l'aide de ces réminiscences, de ces impressions mnémoniques.

C'est cela qui a frappé si vivement André Breton à la fin de la Première Guerre Mondiale, cela seul, au détriment d'une quantité de points qui, pour être mineurs, ne finissent pas moins très souvent par masquer l'essentiel.

La psychanalyse commence vraiment à m'intéresser au moment où cette articulation d'impressions, déjà si proche du langage, entre proprement dans le langage, passe à l'énonciation.

 

 

 


 

 

Notes sur des questions déjà abordées par ailleurs

 

 

 

 

 

 

1) L'expérience sensible

 

Le 25 avril

Hier, j'ai dirigé un séminaire d'écriture sur le vin : on a dégusté une bouteille de Rasteau 1995.

Je me suis explicitement servi du vin pour parler de l'expérience littéraire.

Le vin, ce peut être l'ivresse, le dérèglement des sens. Pour Abou Nouwas le vin est essentiellement l'ivresse. Le vin peut être encore la communion, la fête. Le vin du Banquet est d'abord le vin du partage... La dégustation du vin est tout autre chose. Elle vise à percevoir le plus profondément le goût, l'arôme, la couleur.

L'œnologie est une « science » très particulière, une science qui repose sur une culture particulière. L'œnologie fait des goûts et des arômes un système de signes — de signes sensuels, pas intellectuels. Le vocabulaire de l'œnologue est troublant, troublant son chevauchement de la description et de la métaphore.

 

De Mallarmé à, disons, Ricardou, il y a en France une approche de l'écrit qui n'est pas sans rapport avec celle de l'œnologie. L'œnologie n'est pas une étude scientifique, au sens où le serait une étude chimique, qui correspondrait, dans les lettres, aux sciences du langage : sémantique, sémiologie...

(Cette approche de l'écrit n'est pas davantage en tout cas une recherche de l'ivresse et du dérèglement, même si le Surréalisme laisse planer quelque ambiguïté sur ce plan.)

J'ai aussi parlé du rôle du vin dans une tradition empiriste : chez Hume et chez Peirce — l'intimité profonde du sensuel et du cognitif.

 

Hier soir, tous n'avaient pas la même maîtrise d'un langage du vin, ni davantage la même connaissance du vin. Pierre sait bien goûter un vin mais n'a pas, ou ne veut pas utiliser un vocabulaire d'œnologue.

 

Ce que le vin évoque n'est pas loin de rappeler les problèmes que soulève l'interprétation freudienne : ce que je dis du vin est-il bien dans le vin, ou bien est-ce que je l'invente en en parlant ?

Mais cette question cache la bonne : si je ressens, comment puis-je douter que je ressente ?

 

Le problème est que l'étiquette seule peut aussi faire ressentir quantité d'impressions. Quand je dis l'étiquette — c'est à dire le nom, l'origine, le prix même, la garantie de qualité, l'ambiance évoquée par la graphie... — j'entends aussi son sens figuré : le rituel de la dégustation, les valeurs attachées au vin dans la tradition française, etc... Ces deux sens se recoupent.

 

La dégustation fixe l'attention sur le seul liquide dans sa coupe de verre dont la forme est bien adaptée à l'usage : bulle capturant l'arôme, long pied pour la protéger de la chaleur des mains et pour l'isoler au regard...

On s'intéresse à la chose, et non aux valeurs symboliques, aux coutumes culturelles et aux rites : sa robe, son nez, sa bouche... On s'y intéresse pour la faire disparaître, on la découvre dans sa disparition, son effacement. Elle se dévoile, se déploie dans sa disparition, comme les mots qu'on prononce, qu'on entend, les textes qu'on écrit, qu'on lit.

 

Bien sûr, l'étiquette, dans tous les sens du terme, ne peut manquer de jouer son rôle, et tous les contenus culturels qui lui sont attachés ; comme jouent aussi des expériences privées. Le rapport que j'ai avec le village de Rasteau, ses environs, je ne peux les séparer de ma dégustation.

L'important est entre ce culturel et ce privé : il y a un monde à conquérir entre les deux : le monde réel.

Tenter de percer ces sédimentations au bénéfice de l'expérience sensible ; peut-être en les faisant tomber aussi dans l'expérience sensible.

 

 

 


 

 

2) L'interlocuteur fictif

 

Le rapport entre « ce que je veux dire » et « ce que je me propose de faire » inclut « ce que je veux dire à qui ».

Ce « qui » peut, naturellement, être virtuel. Il est toujours plus ou moins virtuel.

 

C'est ce que le freudisme repère comme « transfert » : la production de l'interlocuteur virtuel.

Cette virtualité de l'interlocuteur est certainement ce que l'on maîtrise le moins dans toute énonciation, alors qu'on en est pourtant le seul maître, en ce sens que personne ne les produit (pas plus la virtualité que l'énonciation) à notre place.

 

La notion de communication masque tout cela.

La communication telle qu'on en parle tient une place mineure dans l'emploi du langage. Nous employons généralement du langage pour affiner nos propres appréhensions des faits, des situations, des choses.

Nous disons ce que nous disons d'abord pour mieux comprendre ce que nous voulons dire. Accessoirement, nous le disons pour intervenir directement, comme par un acte, sur le monde. Ce n'est que beaucoup plus accessoirement encore que nous nous soucions « sérieusement » d'une réception de ce que nous voulons dire.

Dans ce dernier cas, il serait nécessaire de préciser alors que ce souci d'être compris ne concerne la plupart du temps que notre interlocuteur virtuel. La plupart du temps, quand nous parlons, nous nous soucions seulement d'être virtuellement compris, c'est à dire compréhensible.

 

 

 


 

 

3) Le problème des lettres

 

Le 9 mai

Le problème des lettres — et c'est bien un problème — que chacun rencontre dès qu'il se mêle de littérature de quelque façon que ce soit, qu'il vende des livres, les imprime, les critique, ou seulement les achète et les lise, et qu'il doit bien résoudre, au moins provisoirement, le problème des lettres donc, est que personne ne se satisfait à n'y voir qu'un commerce.

Et que serait-ce donc, le commerce des lettres si ce n'est le commerce du livre ?

Il y aurait des producteurs, des distributeurs, des vendeurs et des consommateurs de livres, et tout le monde pourrait être content. Or ça ne se passe ainsi que très marginalement.

 

Il ne semble pas être dans la nature de l'écrit, ni sans doute de la langue, ou plus généralement du langage, de trouver dans sa seule dégustation une finalité suffisante. Cela ne nie sans doute pas un plaisir de lire et, moins encore, un plaisir d'écrire ; mais livrés à eux-mêmes, ces plaisirs ne se suffisent pas plus que le plaisir, par exemple, de prendre le train, qui est bien un plaisir lui aussi, et qui peut être intense, mais qui ne sait cependant pas se rendre entièrement étranger au but du voyage.

Et puis, lire sans but ne me paraît pas sain. Comme l'enfant, qui pour la première fois prend le train, rêve de conduire une locomotive, le lecteur, irrésistiblement, se prend à rêver d'écrire. Mais comment pourrait-il autrement se rêver auteur, si ce n'est à écrire à son tour des livres qui fassent rêver à des lecteurs les mêmes rêves que lui ?

 

On voit se dessiner un cercle qui va vite transformer le plaisir en malheur irrémédiable. On imagine alors tous ces lecteurs rêvant de devenir auteurs, le devenant, courtisant les éditeurs, le devenant même parfois, courant les journaux, les revues, en créant au besoin, courtisant encore les associations culturelles, en fondant quelques nouvelles, courtisant aussi les institutions, les pénétrant... On imagine cette masse de gens frustrés de leur plaisir et de leur rêve, s'agitant après eux et les repoussant toujours plus ; mais entraînant toujours de nouveaux adeptes, déployant toujours plus de nouveaux moyens à cela, puisant ces moyens dans ce prosélytisme même, y rêvant une issue là où n'est que la contagion d'une illusion.

Et pourtant l'écriture a bien d'autres usages : fixer la pensée, d'abord, et permettre de l'affûter ; elle se prête aussi aux transmissions et aux rencontres.

 

 

 


 

 

Musique et intention

1. Sur le sens et le corps

 

 

 

 

 

29-30 mai

Observe les gestes que chacun fait en parlant.

Ce n'est pas la signification de ces gestes qui m'importe, car, littéralement, ils n'en ont pas. Ils sont pourtant l'indice d'un caractère très important de la parole ; d'un caractère extrêmement difficile à saisir.

Ces gestes sont en relation étroite avec un aspect purement sonore, purement musical, de la parole.

À moins d'écouter parler une langue qui nous soit entièrement étrangère, il est très dur de détacher toute son attention du sens pour ne la consacrer qu'au son, à la musique. Il est plus facile de ne se préoccuper que des gestes, et des attitudes aussi, de la physionomie, en coupant le son d'un téléviseur, par exemple.

Il y aurait là l'ébauche d'une danse, qui accompagne aussi l'ébauche d'un chant.

 

*

 

Je suis convaincu qu'il fut un temps où les hommes ne parlaient pas mais chantaient, chantaient en dansant.

Depuis un siècle seulement qu'il existe des enregistrements sonores et cinématographiques, on voit nettement se dessiner une tendance à la sobriété dans l'expression. Je ne crois pas que les hommes aient toujours usé de la parole avec autant de retenue.

Évidemment je ne peux rien en savoir. Les livres restent silencieux et les images parfaitement immobiles.

 

*

 

Je suis resté stupéfait la première fois que j'ai écouté réciter le Coran. J'avais bien auparavant entendu des appels de muezzin, dans des films ou des reportages, mais je ne savais pas qu'ils récitaient le Coran, ou ne le pensais pas, en tout cas ne l'entendais pas. Puis j'ai appris à manipuler l'Arabe, et un jour, un peu par hasard, j'ai mis la main sur une cassette enregistrée de La Sourate de l'Aube. Je crois que je n'avais jamais très bien compris avant que ces « homélies » chantées du haut des minarets étaient bien le Coran — le Coran dont j'avais lu les traductions, et dont je pouvais me référer à la version originale.

 

***

 

Je vais peut-être un peu vite en affirmant que les gestes ne signifient rien.

On peut observer qu'un orateur a souvent un stylo à la main. En vérité, c'est assez récent : je n'ai jamais fait une telle observation avant les années quatre-vingts.

Moi-même, je me suis mis à sortir mon stylo dès que je dois parler en public. Ce stylo, manié quelque peu avec ostentation, a un effet manifeste sur l'écoute : il la fait irrésistiblement glisser vers la lecture.

Mimer, le stylo à la main, le geste de souligner, sur une feuille peut-être imaginaire, est une manière certaine d'attirer l'attention sur une idée, plus particulièrement peut-être sur la littéralité des termes, ou encore de mettre des italiques dans l'oralité.

 

À vrai dire, cet exemple est à la limite du contre-exemple : la parole tente alors de se faire oublier comme parole, avec sa musique et sa gestuelle, pour suggérer l'écrit.

C'est un artifice d'orateur du second degré : jusqu'à quel point, en effet, l'écrit serait-il autre chose que la suggestion de la parole ?

 

*

 

Les gestes qui accompagnent la parole suggèrent des mouvements, les ébauchent. Ils fonctionnent évidemment en accord avec la musique des phrases.

 

*

 

Les termes de « musique » et de « sonore » sont un peu ambiguës car ils supposent trop leur implication réciproque. En réalité le son n'implique pas la musique et toute sonorité n'est pas musicale. À l'inverse, et c'est moins évident, la musique n'implique pas nécessairement le son.

Bien sûr, un autre terme que « musique » serait ici bienvenu pour évoquer le mouvement harmonique, silencieux ou non, mais ce terme n'existe pas. Le terme même d' « harmonique » n'est pas très clair, et, au fond pas juste du tout.

 

*

 

Le terme de « musique » est en définitive assez juste en ce qu'il désigne un mouvement qui ne serait ni réductible à un effet de causalité, ou au moyen d'une finalité, ni interprétable en termes de signification.

Cette notion de « musique » est inséparable de celle de « danse ». À vrai dire, il me faudrait un terme générique pour désigner les deux ou l'un ou l'autre ; ce qui est commun à l'un ou l'autre, leur intersection : ce qui fait du son une musique et du mouvement une danse. Et cette notion devrait même recouvrir ce qui n'est ni sonore ni mouvant, comme une peinture ou une architecture, et qui possède bien cependant un « mouvement ».

De ce point de vue, la représentation graphique, plastique, de ce qui est bien un mouvement, est particulièrement indicative de ce que je tente de cerner.

 

*

 

Ce que je tente de cerner, peut-être est-il plus facile de dire d'abord ce que ce n'est pas.

Ce n'est pas un processus causal. Je peux voir en face de moi le mouvement de la mer, celui des feuillages, des lignes de faille dans les roches. Tous ces mouvements, je peux les interpréter de façon suffisante en termes de causalité.

Ces mouvements sont très différents de ceux des mouettes dans le ciel, ou de la passante qui traverse la rue. Il y a dans ces derniers de l'imprévisible, du moins un tout autre imprévisible que dans les précédents.

Je peux très bien distinguer en moi-même ces deux sortes de mouvements. Par exemple, la compensation, quand je marche, de mon centre de gravité est strictement causale, mais pas mon pas, moins encore mes changements de rythme et de direction.

Je peux faire aussi des mouvements plus ou moins codés : un salut de la tête, par exemple, à un passant que je connais.

La musique dont je parle est bien capable d'intégrer toutes ces sortes de mouvements mais elle ne s'y résume pas.

 

*

 

Il m'est arrivé de côtoyer des danseurs. Les danseurs ont une très grande maîtrise de leurs gestes et de leur corps ; ils les ont travaillés, mais pas du tout dans le sens de l'efficace. Ils sont très différents des ouvriers. On retrouve aussi cela chez les acteurs. On les croirait très habiles à première vue, mais ils ne le sont pas. Ils ont tous les signes de l'habileté, contrairement à l'ouvrier qui très souvent ne les a pas. On les démasque tout de suite dès que les gestes demandent de l'efficacité.

 

*

 

Observe les gestes et les mouvements du danseur. Il fait mine de s'élancer, de saisir, de lancer, mais il ne s'élance nulle part, ne saisit rien, ne lance rien. Il évoque une sorte de monde irréel, absent.

 

*

 

Que les mouvements du danseur soient harmonieux, voire harmoniques, ne me semble pas essentiel. Et je ne suis d'ailleurs pas sûr que l'on sache toujours ce que ces mots veulent dire.

Si « harmonie » a un sens, je suppose qu'il ne doit pas être très éloigné de « rigueur numérique ». Mais sans doute entend-on aussi « grâce », ce qui semble vouloir dire que la rigueur numérique se fait oublier, se rend invisible par sa seule présence. « Harmonie » veut sans doute tout dire et son contraire.

Il m'apparaît plutôt que la musique et la danse ont besoin de valeurs numériques pour faire ressortir ce qui ne s'y réduit pas.

 

Ainsi, tous les objets dans un tableau figuratif sont-ils rangés selon des lignes de perspective qui ne sont pourtant pas dessinées ; qui ont peut-être été tracées par le peintre pendant sa composition, mais ont pu aussi bien ne pas l'avoir été.

 

*

 

Le mouvement du danseur est sans but, ses pas n'ont pas la fonction de le conduire où que ce soit.

Ses gestes ne sont pas pour autant un code. Peut-être peuvent-ils évoquer quelque activité, quelque geste précis et finalisé, mais il n'est pas dans la nature, dans l'essence de la danse, de figurer quoi que ce soit. Danser n'est pas mimer, et l'on peut mimer sans danser.

 

***

 

On pourrait dire que la danse sculpte l'espace. Et il est vrai qu'elle produit bien un espace, qui n'est pas exactement l'espace physique où elle se déroule.

C'est cependant oublier l'autre aspect plus important qu'est le temps. Elle sculpte aussi, elle sculpte surtout, le temps.

 

Même dans l'immobilité de l'image, de l'espace sculptural, le temps intervient du moment qu'il y a musique et danse. Et qu'est-ce que le mouvement dans un tableau, si ce n'est celui du regard ?

Quelle que soit la fixité d'une image, elle suppose toujours un certain ordre et un certain sens pour la lire ; d'une certaine manière elle guide le parcours des yeux.

(Ce n'est cependant pas seulement de cela qu'il s'agit.)

 

*

 

Ne semble-t-il pas que toutes ces notions sont grossières : celle d'espace, de temps, de mouvement ; bien trop grossières pour saisir ce dont il est question ici ?

Grossières constructions de l'esprit qui ne peuvent fonctionner que dans de non moins grossières schématisations géométriques.

Impossible de dissocier réellement ces constructions les unes des autres, j'entends intuitivement, et de les dissocier surtout des propriétés des matériaux. Espace, temps et mouvement s'évaporent très vite dès qu'extraites de propriétés matérielles.

 

*

 

Entre ces propriétés matérielles et leurs schématisations géométriques, n'y aurait-il pas le passage, ou la diffraction, entre causalité et rationalité ?

(Je n'en sais rien, c'est une question extrêmement embrouillée qu'il n'est peut-être pas sage de soulever maintenant ; mais il n'est peut-être non plus pas sage de l'ignorer.)

 

*

 

La causalité appartiendrait-elle à la rationalité ? — Il est vrai que les raisons que j'avancerais pour le contester pourrait finir par donner un sens recevable à une telle affirmation.

Qu'est-ce en somme que la causalité ? — C'est quand d'un fait doit nécessairement en découler un autre.

 

Et qu'est-ce que cela veut dire ?

Car en réalité il n'y a jamais eu de faits qui soient donnés parfaitement découpés comme des causes, et d'autres, comme des effets. Ce découpage, c'est l'esprit seul qui le fait. Il n'y a de cause que pour celui qui perçoit une cause, qui la conçoit comme telle, et conçoit ses effets. Peut-être même, devrais-je dire, pour celui qui agit en conséquences.

Cela, je le sais, peu nombreux sont ceux qui le comprennent. « Le vent n'est-il pas la cause qui chasse les nuages ? » Arguera-t-on. — Et qu'est-ce qui est alors la cause de quoi ? Moi je ne vois que d'inextricables interdépendances ; et, à vrai dire, il n'est pas si évident que je les voie. Mais je peux affirmer que l'orientation que je donne à la barre est la cause de celle du voilier. Le départ de la chaîne causale, c'est moi qui l'introduit, qui la fonde par un acte volontaire. Sans cette intervention, je ne perçois aucune causalité, et il n'y a peut-être pas beaucoup de sens à affirmer qu'il y en aurait une malgré tout.

 

La causalité se déduirait-elle de l'exercice de la raison ? Certainement pas. Tout être vivant est sensible à la causalité. En un certain sens, il n'est sensible à rien d'autre.

La causalité est en fait la perception la plus immédiate qu'un être ait des choses et, par là, aussi de l'espace et du temps ; et cela parce qu'il agit, qu'il fonde en agissant cette source des causes et, aussi bien, d'un schème spatio-temporel.

 

*

 

Ce qui est tout à fait trompeur, c'est de confondre un enchaînement causal avec un enchaînement logique. L'enchaînement causal n'est en fait pas du tout logique, pas plus que l'enchaînement logique n'est causal.

 

Je me suis souvent demandé en quoi il serait logique qu'une poulie accroisse ma force de traction, ou d'autres choses de ce genre. Je n'y ai jamais trouvé la moindre trace de logique. C'est ainsi que les matériaux et les forces réagissent ; c'est tout.

Que nous puissions sur de tels phénomènes asseoir par induction des inférences logiques, c'est manifeste, mais rien en eux n'est logique — en tout cas semble-t-il de toute évidence impossible d'en tirer des déductions tant qu'on n'en fait pas l'expérience.

 

***

 

Se méfier de la notion d'harmonie qui renvoie à la mesure.

En principe tout est mesurable.

Si je dessine le jardin qui est en face de moi, mes traits s'inscriront certainement dans les lois de la perspective ; mais je n'ai pas nécessairement à penser aux principes de la perspective, ni à tracer des lignes de fuite pour y parvenir. Je peux dessiner seulement comme je vois.

Je n'ai pas non plus à calculer les progressions logarithmiques des notes que je fredonne.

 

Tout est-il effectivement mesurable ? Ce n'est pas ainsi en pratique que la question se pose.

Mesurer c'est établir un rapport et des proportions.

Si l'on se sert d'un bâton comme d'un levier, il est assez facile de l'étalonner de part et d'autre du point d'appui. C'est cela établir des rapports et des proportions. On peut aussi établir le rapport entre le son et la longueur d'une corde qui vibre.

On ne sait pas très bien où seraient les limites de tels jeux ; d'autant qu'on peut très bien ne plus jouer qu'avec les valeurs numériques seules, en ignorant délibérément les rapports concrets d'où on les a déduites.

 

*

 

Mesurer c'est toujours comparer des longueurs, ou encore des ouvertures d'angles. Ce qui suppose des objets propres à opérer ces mesures : règles, compas... Aussi, la mesure, le nombre, est d'abord un rapport, ce qui inclut à la fois la comparaison et le fractionnement.

Le concept de nombre suppose celui d'unité, et l'unité n'est que le PPCM de deux longueurs, ou de deux ouvertures d'angles. (Le grand drame de l'histoire des mathématiques est l'irréductibilité des mesures de longueur et des mesures angulaires.)

 

*

 

Mesurer la hauteur d'un son, cela consistait jusqu'à il y a peu de temps, à se fier à son oreille. Il n'y a pas non plus très longtemps qu'on peut mesurer une intensité lumineuse, ou encore la valeur exacte d'une couleur, ou d'un goût.

Il y a beaucoup plus longtemps que l'on sait mesurer une température.

À vrai dire, on savait très bien mesurer ces choses avant, et on le sait toujours, en se fiant seulement à ses sensations.

Mesurait-on vraiment ? Pouvait-on vraiment alors parler de mesures lorsqu'on n'avait pas le moyen de ramener un son à une longueur d'onde ? — Il me semble difficile de dire non en voyant une portée musicale.

Je me demande plutôt si l'on mesure bien dans les deux cas la même chose.

 

 

 


 

 

2. L'inscription orale

 

 

 

 

juin

La linguistique se laisse trop impressionner par la distinction entre écrit et oral ; elle s'y arrête trop, et par là même, l'ignore. Et si l'écriture n'était qu'un cas particulier de ressassement ?

 

Posons deux usages distincts de la langue, ou plutôt deux sortes d'énoncés : les uns s'inscrivent dans une situation dont ils font partie intégrante ; les autres se répètent, s'inscrivent dans la mémoire et ainsi s'émancipent de la situation.

 

Les premiers s'oublient, ou, s'ils restent en mémoire, ce n'est qu'en s'inscrivant dans la situation qui se remémore, et dont la séparation leur ferait perdre tout sens, toute intelligibilité et, finalement, leur nature même d'énoncés.

Les seconds se répètent. Pour se répéter, ils doivent s'inscrire s'inscrire au moins dans la mémoire. Ils doivent aussi s'émanciper de la situation.

 

Ce sont là deux choses à la fois distinctes et inséparables que se répéter et s'émanciper d'une situation.

S'émanciper, cela peut signifier que l'énoncé ne s'inscrit plus dans la situation mais que la situation s'inscrit en lui.

 

*

 

Rien n'est moins évident que de se remémorer un énoncé, de l'inscrire dans la mémoire. En principe, un énoncé s'efface instantanément au profit de sa signification.

En principe, on retient seulement la signification d'un énoncé, et si l'on doit répéter, nul ne se sent tenu de répéter mot pour mot.

 

On peut se demander comment il est possible de retenir une signification sans retenir une littéralité, mais c'est en réalité assez simple. Il est ensuite tout aussi simple de reformuler un énoncé qui pourra être très différent.

 

*

 

J'avais proposé comme atelier d'écriture la lecture des deux premières pages de L'Homme sans qualités de Musil, et la tentative de les reconstituer de mémoire.

Les résultats furent très inégaux, non pas tant par les différentes aptitudes à mémoriser, mais par le choix plutôt des éléments, et même des caractères du texte qui pouvaient être retenus.

Quelqu'un sut très bien reprendre la posture, le ton, la distanciation du narrateur, mêlant récit, descriptions, réflexions et anecdotes dans leur juste proportion et dans le respect des temps et des personnes grammaticales. Son texte ressemblait bien à celui de Musil si ce n'est que tout était différent, aucun élément mémorisé n'était juste. À le juger sur la précision des détails, on aurait pu dire qu'il n'avait rien retenu et tout compris de travers.

Une autre n'avait retenu que les éléments narratifs mettant en scène les deux premiers personnages, et avait rejeté tous le reste comme digression accessoire.

 

Une arriva à une reconstitution étonnante, à la fois des éléments et de la structure du texte. Je n'aurais jamais cru qu'une telle exactitude fût possible. Je suivais sa lecture en même temps sur le texte original : seuls les mots changeaient.

Tous ces éléments sont très intéressants quant à ce qu'on appelle « se souvenir de ce qu'on a lu », ou « entendu ».

 

*

 

La mémorisation des paroles est tout à fait distincte de la mémorisation des significations.

Des générations d'écoliers ont appris des choses semblables à : Si votre ramage ressemble à votre plumage, /Vous êtes le phénix des hôtes de ces bois. Sans parvenir à une idée bien claire de la signification de tous ces termes.

 

Le saut qualitatif décisif entre deux sortes d'énoncés est là : quand il y a mémorisation des termes ; inscription dans la mémoire, au regard de laquelle l'inscription graphique n'est qu'un cas particulier.

 

L'aspect musical, vocal — l'air et les sonorités — acquièrent dans cette inscription mnésique une importance accrue par rapport à l'aspect sémantique.

L'air, les sonorités, plus prégnantes, nous aident à retrouver les mots justes, et non l'inverse.

 

*

 

Pourquoi les chanteurs donnent-ils lieu à de véritables cultes chez les très jeunes gens ? Parce qu'il leurs donnent les moyens d'une étonnante expérience.

Dans un premier temps, on est séduit par un chant, et par une voix. Pour cela il n'est même pas nécessaire de comprendre des mots. Ce chant vient nous habiter, tourne en tête et fait fredonner.

La réitération de l'air fait advenir les paroles. Les paroles commencent à hanter avant même qu'elles ne soient toutes comprises, et moins encore, donc, la signification de la chanson entière.

 

On peut distinguer ainsi trois strates du chant : l'air, les paroles, le sens. On peut même en définir quatre, en plaçant au début la voix. Tandis qu'on avance dans ces strates successives, les suivantes étayent en retour les premières. Trouvant les paroles, on se rapproche mieux de l'air original ; découvrant mieux le sens, on complète les paroles mal interprétées, on se rapproche encore de l'air, du ton juste, de l'intonation de la voix.

 

Cette expérience est souvent vécue par les très jeunes gens comme une véritable initiation mystique à la parole. Et il y a en effet de quoi surprendre ceux qui ne partagent pas cette expérience.

Les chanteurs auxquels un tel culte est voué n'ont la plupart du temps ni des paroles ni des musiques extraordinaires. Leurs voix non plus ne sont pas nécessairement remarquables, et les « messages » de leurs chansons sont souvent assez pauvres. La pauvreté même de ces quatre strates prises séparément, les sert, laisse intacte le miracle de leur intime unification.

 

*

 

N'est-ce pas surprenant ? Ce qui de la parole s'inscrit d'abord est ce qui en est le plus musical (donc sonore).

Je parle bien sûr de l'inscription, et pas de l'écriture qui n'en est qu'une modalité.

 

Il est clair que toute écriture, j'entends toute marque plastique servant de support à la mémoire, est plus ou moins fragmentaire. Elle n'est à vrai dire qu'un repère. Quelle que soit l'élaboration d'un système graphique, il ne peut prétendre coder toute la subtilité de l'énoncé sonore.

 

*

 

Al Farabi donnait une définition de la grammaire qui ne manque pas de surprendre aujourd'hui. Succinctement, la grammaire, pour les grammairiens du millénaire antérieur, est la discipline qui enseigne comment vocaliser le langage — c'est à dire comment on habille de sons le squelette des lettres.

Il est vrai qu'une telle définition ne peut parfaitement se comprendre qu'au sein de la langue arabe, avec son écriture bien particulière.

L'écriture arabe classique comporte au moins trois strates. On a d'abord les lettres, au nombre de vingt-deux, qui sont des consonnes. L'écriture courante s'en contente généralement, ce qui permet d'écrire très rapidement à la vitesse où l'on parle.

À ces vingt-deux lettres consonantiques s'ajoutent les accents, inscrits au dessus ou au dessous des lettres, qui marquent les voyelles : deux triplets : a, u, i, ã, un, in ; plus une voyelle muette notée par un petit rond. On a encore deux autres signes : le hamza, qui marque l'attaque vocalique, et une sorte de petit 'm' à l'envers qui se trace sous les six voyelles prononcées pour indiquer le redoublement de la consonne ; et quelques autres broutilles plus ou moins combinatoires.

À cette double série de signes graphiques, s'ajoutent encore une série d'accentuations diverses dont je ne connais à peu près rien, et qu'on ne rencontre que dans des calligraphies anciennes et traditionnelles.

 

*

 

L'inscription, c'est avant tout la répétition, la réitération.

L'écriture n'est rien d'autre qu'un moyen de répéter des paroles. Ceci est une très importante banalité.

L'écriture n'existe que pour être lue. Et, d'une certaine façon, n'existe que quand elle est lue, c'est à dire, quand la parole est ressassée.

Aussi l'importance du ressassement, de la répétition, ne doit pas être masquée par celle de l'écriture seule, qui n'en est qu'un possible instrument.

 

*

 

Qu'est-ce exactement que répéter ?

Il y a au moins deux façons de répéter : l'une, en sachant qu'on répète ; l'autre, en l'ignorant.

Indépendamment de cette distinction, une autre encore est à faire : on peut répéter exactement, mot pour mot, et l'on peut répéter en modifiant, en corrigeant, ajoutant ou supprimant.

Ces deux distinctions se combinent ainsi :

On peut répéter :

1. Consciemment sans ne rien changer - et ceci de deux façons :

1.1. Consciemment sans ne rien changer consciemment

1.2. Consciemment sans ne rien changer inconsciemment

2. Inconsciemment sans ne rien changer

3. Consciemment en corrigeant - et ceci encore de deux façons :

3.1. Consciemment en corrigeant consciemment

3.1. Consciemment en corrigeant inconsciemment

4. Inconsciemment en corrigeant.

 

***

 

Comme d'habitude autour de quoi je tourne soulève des quantités de questions annexes. La mémoire, pas exemple, qu'est-ce que ce peut bien être ?

J'ai tout de suite dit « inscription dans la mémoire ». Je n'ai pourtant pas la moindre idée de la signification du mot « mémoire » si je le considère seul. Pour moi, c'est une locution toute entière dans laquelle « mémoire » qualifie simplement un type d'inscription — celle de l'enfant qui retient, par exemple : « Si votre ramage... des hôtes de ces bois ».

Je devrais écrire ainsi : « inscription-dans-la-mémoire », et ne pas m'attarder à la signification de chaque terme.

On peut inscrire des signes sonores sur un disque, sur un rouleau, on peut les transcrire en lettres, qu'on inscrit sur du papier, une stèle, une tablette, on peut les transcrire en données numériques, etc... et l'on peut aussi les « inscrire-dans-la-mémoire »... ce qui est presque synonyme de « nulle part ».

 

*

 

— Nulle part ?

On est tenté de faire appel ici à la biologie, à la neurologie : dans la tête, donc.

Ce serait un détour bien complexe pour ce qu'on sait faire sans même s'en rendre compte.

 

*

 

« Répéter comme un perroquet », voilà une expression intéressante. Elle est à mettre en relation avec le culte des chanteurs chez les très jeunes gens : nul doute qu'il y a au départ quelque chose comme « répéter comme un perroquet ».

 

*

 

Presque tous les animaux sont capables de répéter des signes sonores ou une gestuelle.

Sur ce point, il serait intéressant d'étudier plus attentivement le mouvement animal (musculaire) selon les trois catégories : causalité, finalité, intentionnalité (vouloir dire).

On pourrait encore dire : réaction, intention, expression.

 

*

 

Descartes est allé très loin en n'accordant aux animaux que des réactions, c'est à dire en niant qu'ils aient une âme. Cela revient à refuser aux animaux ce qui en fait des animaux : « Les animaux n'existent pas. Ce que nous avons pris pour des animaux ne sont que des machines organiques. »

 

***

 

La notion musicale de « temps » est décisive dans l'oralité. Elle déploie dans la versification toute son importance.

La linguistique est étonnement silencieuse sur ce point essentiel qu'est la versification et le découpage des syllabes.

L'hémistiche du vers que citait Roubaud lors du colloque Poésie et Logique : Je brûle pour Thésée. On découpe donc la diction ainsi : Je - brû - le - pour - Thé - sée. Mais il n'est pas impensable de le dire ainsi : Je - brûl - pour - Thé - sée. Ou même : J'brûl - pour - Thé - sée.

Même la phonologie n'est pas très attentive à la « mesure », qu'elle néglige en comparaison de l'intonation et de la durée.

 

***

 

Hier, le 18 juin, j'ai fait une lecture de AURORE II.2. Une lecture difficile car, privé de pupitre, je ne pouvais tenir en main le micro, ce qui gênait ma mobilité et m'obligeait à baisser le regard sur mes feuilles. Maudits organisateurs !

Aurore a été écrit d'une façon particulière : d'un trait, sans ponctuer, sans me relire. Je me suis donc rapproché au plus près de l'oral, d'un enregistrement oral improvisé. Je ne me suis pas interdit les corrections. Elles ont cependant été mineures et peu nombreuses. Je n'ai d'ailleurs pu corriger efficacement qu'en relisant vite et à haute voix.

Le rythme, le mouvement, disons le chant, est essentiel à ce texte. Un élément déterminant du chant, de la musique, de la langue est la métrique.

La métrique est la parente pauvre de la linguistique contemporaine, même de la phonologie, qui s'intéressent plus aux phonèmes, aux tons, à l'accentuation.

Le mètre est basé sur les syllabes, non sur les phonèmes. Un groupe de voyelles peut former une ou plusieurs syllabes. Le phonème a un rôle déterminant dans l'indication de sens ("encore" n'est pas "encre"), mais les syllabes déterminent la métrique. Ainsi, néant prononcé en une ou deux syllabes, change la métrique sans ne rien changer au sens (comme "bou-le-ver-sant" et "boule-ver-sant").

La métrique est au cœur de toutes les grandes traditions littéraires, et sans doute des mineures. On pourrait dire que la littérature — part distincte de l'écriture — commence avec le souci de la métrique. Une parole — ce que ça veut dire — peut être défigurée si, après avoir été retranscrite, elle est prononcée sans sa métrique.

 

Ce soir, au cours de l'atelier d'écriture, on va lire Aurore à haute voix en cherchant à reconstituer sa métrique. On va se mettre en tête qu'il ne s'agit pas seulement de répéter des phonèmes, mais des syllabes.

 

Pour mieux y parvenir, on se servira aussi de vers réguliers : un passage d'un de mes livres inédits, Quadrature : La Tour.

Il me semble que la métrique guide autrement la pensée. La linguistique ne conçoit pas d'unité intermédiaire entre phonèmes et ce qu'on appelle parfois sèmes (unités minimales de sens et/ou de fonction : racines, suffixes, préfixes...). La parole articulerait donc des phonèmes en sèmes, et des sèmes en phrases, en locutions. La métrique alors n'apparaît plus. On connaît le son, pas le chant. Et pourtant, le chant aussi articule la pensée, et de même le geste, le mouvement du corps.

Comment donc ?

On pourra essayer ce soir de déblayer le chemin.

 

En attendant, on peut essayer d'écrire suivant une fixe métrique : je propose celle, impaire, du Tanka : 7-7-5-7-5 syllabes.

Si l'on y tient, on pourra aussi tenter des mètres pairs. On se dispensera de rimer.