Jean-Pierre Depétris

RECHERCHES SUR LA PAROLE, LE SIGNE ET LA PENSÉE

Carnets de 1997

 


 

 

Retour sur ces dernières années

 

 

 

 

mars

1. Quelques années plus tard, je me retrouve devant les mêmes questions qui avaient fini par me conduire à écrire, en 1994, Du Juste et du lointain.

 

1.1. Il aurait été dommage que ce que j'ai écrit depuis m'ait fait oublier ce qui en avait été le point de départ. Il est peut-être essentiel, plutôt que prétendre aller plus loin, de revenir à ce point de départ, et cela même, peut-être, pour avancer.

Le fond du problème devant lequel je me retrouve repose sur l'affirmation : il est impossible de penser autrement sans énoncer sa pensée autrement. Ou encore : On ne peut (vouloir) dire autre chose sans dire autrement.

Du fait que l'on est toujours plus ou moins contraint de se plier à certaines formes d'énonciation, pour faire accepter un discours là où ces formes ont cours, et que tout propos serait disqualifié automatiquement s'il refusait de se plier à ces formes, il n'y a aucune possibilité de penser autrement.

 

1.2. On peut certes énoncer ses idées plus ou moins bien, c'est à dire appliquer plus ou moins bien des « règles du genre », c'est à dire encore, des « contraintes formelles » ; mais on ne peut penser autre chose, ni autrement.

 

On peut avec raison se demander si c'est encore penser que se couler ainsi dans des contraintes formelles (les règles du genre), ou si penser n'est pas plutôt en produire.

Cette simple question nous place en face du plus inextricable sac de nœuds qui se puisse imaginer ; nommément : celui du sophisme.

 

1.3. Ce que j'ai affirmé depuis 1994 suppose de bousculer quelques partitions trop admises entre la quête du « vrai » et celle du « beau », c'est à dire entre poétique(s) (ou rhétorique(s)) et logique(s).

 

Une fois qu'on l'a fait, qu'attend-on ? On attend peut-être de nouvelles idées, ou de nouvelles formes d'énonciation, enfin les deux, les deux à la fois.

Peut-être éprouve-t-on d'abord l'enchantement d'une liberté de l'esprit illimitée, mais elle jouxte le désenchantement du « tout se vaut ».

 

1.4. Toute pensée nouvelle génère du scepticisme et du nihilisme dans la simple mesure où elle sème le doute sur des idées qu'on ne questionnait plus, et où elle nie un certain nombre de paradigmes qu'elle ne prend plus pour appui.

D'ailleurs si mes thèses malmènent en effet les notions de vrai et de beau, ou encore la raison scientifique et l'expérience esthétique, elle les sauve aussi, d'un autre côté, d'une impasse. Si je vis dans une époque où l'une et l'autre sont parvenues à une crise, je n'en suis pas le principal responsable : ce n'est pas moi qui fait de la science un label qualifiant ce qui doit être cru et ce qui ne doit pas l'être, ni de l'esthétique une pratique entièrement stérile, à côté de la vie et n'engageant à rien.

 

Remettre en cause un strict cloisonnement entre rhétorique(s) et logique(s) est sans doute, sur les aspects les plus importants de la pensée contemporaine, « casser la baraque ». Bon, cassons-la. Éprouvons la solidité de nos prémisses et rejetons impitoyablement ce qui ne tient pas le choc. Celui qui adopte cette résolution voit vite qu'il ne manque pas au fond de bases solides. On a souvent du mal à se douter combien le rejet de quelques croyances mal assurées dégage de certitudes.

Lorsque Newton avança un concept d'espace indépendant de matérialité, de toutes substance, l'essentiel de la mécanique resta inchangé. Et quand Einstein associa indissolublement le temps à cet espace, l'essentiel de la mécanique newtonienne ne s'effondra pas. En un sens, bien sûr, Newton prouvait que Descartes « avait tout faux » ; et Einstein, que Newton aussi « avait tout faux ». À ce compte, j'affirme qu'il n'y a aucune raison pour ne pas penser qu'Einstein ait lui aussi « tout faux ».

Aussi bien peut-on dire que chacun a révélé une forme plus cohérente des conceptions antérieures. Newton a sauvé l'ancienne mécanique et Einstein celle de Newton.

Pourtant Newton et Einstein ont successivement touché au noyau des théories antérieures, ont remis en cause leurs paradigmes fondamentaux. Cela pose un problème essentiel que l'on puisse ainsi toucher au cœur du système sans que cela n'en change profondément les résultats les plus concrets. Dans les formes antérieures, certains problèmes n'étaient même pas concevables, ils le deviennent dans les formes postérieures mais les problèmes qui l'étaient déjà ne voient pas leurs résultats notablement modifiés.

Ce que je dis là de la mécanique, je pourrais le dire de la poésie ou de la sculpture ancienne, que les nouvelles œuvres n'ont pas rendues laides ; ou encore de la morale, de la vertu, si ce n'était énoncer une banalité.

 

*

 

2. Indépendamment de sa propre consistance, le système de règles formel s'appuie sur une autre : celle du référent — si l'on préfère : celle du réel.

 

2.1. On peut se surprendre de cette harmonie de consistance. Et Descartes ne manqua pas de se surprendre que les lois de la géométrie et celles de la nature soient les mêmes. À la même époque, Galilée s'en surprit moins, car il était plus proche de la genèse du problème : en effet, ses modèles géométriques, il allait les chercher dans le comportement des matériaux.

 

Cette remarque sur deux des principaux penseurs de l'Occident n'est pas anecdotique. Leurs deux méthodes se croisent ; elles ont des orientations opposées. Descartes va de la géométrie aux mouvements des corps et aux comportements des matériaux, Galilée va du comportement des matériaux à la géométrie, et ne s'étonne pas.

À vrai dire, aucune des deux méthodes n'est satisfaisante. L'étonnement cartésien reste sans autre réponse que le recours à la foi religieuse, et la limpidité galiléenne ne permet pas de comprendre comment on découvre ce qu'on ignore encore, si ce n'est par le répétitif labeur au cours duquel les mains trouvent les réponses avant que l'esprit n'ait compris le problème. Je ne sache pas qu'on soit allé depuis beaucoup plus loin.

 

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2.1.1. Je pourrais reprendre cela plus massivement, en disant par exemple qu'en utilisant, pour compter mes doigts, un système binaire ou décimal, leur nombre ne change pas. Le système de référence ne change en rien le référant. En revanche, il peut changer beaucoup quant à la façon de le concevoir et même de le percevoir. Et une différence dans la façon de concevoir et de percevoir peut finir par changer beaucoup de choses réellement.

 

2.1.2. Il est des choses que l'on découvre — et qui deviennent même si intimement familières une fois qu'on les a découvertes ou apprises qu'on ne saurait même plus ce qu'aurait été les ignorer — mais qu'on n'aurait pas pu deviner. C'est le cas du levier, ou de la poulie. Quand on connaît la poulie, il est toujours facile de l'expliquer, mais comment deviner quelque chose comme la poulie ? ou le vis ? ou le plan incliné ?

Rien n'est plus bête qu'enfoncer une vis ; mais comment peut-on inventer la vis ? À vrai dire, je ne crois pas que de telles choses soient imaginables. Et surtout pas en appliquant de la géométrie. Par contre, la géométrie se révèle apte à donner des « explications » pour de tels objets, des explications recevables. Elle permet de comprendre en quoi une vis est encore un plan incliné, et un coin aussi, et comment il agit.

La géométrie n'est au fond peut-être rien d'autre que comprendre de telles choses : comprendre par exemple en quoi un levier ressemble à un autre levier, un plan incliné à un autre plan incliné ; en quoi telle balance n'est rien d'autre qu'un levier ; telle vis, un plan incliné. (C'est pourquoi il n'y a pas chez Galilée le mystère d'une concordance entre mouvement des corps et lois géométriques.)

 

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2.2. Le risque de scepticisme, de nihilisme ou de relativisme stérile où l'on redouterait que des thèses nouvelles n'entraînent, n'existe pas. Qu'on prenne Ptolémée, Copernic, Newton ou Einstein, le jour se lève à son heure, les saisons se suivent, et même les marées ne varient pas.

Mais varie notre conception, notre perception de cette même réalité — au point qu'elle puisse même en devenir méconnaissable. Et varient aussi nos possibilités, notre pouvoir sur cette réalité.

Or c'est bien là qu'est la question : celle du pouvoir, de la puissance — du pouvoir que donne un système signifiant sur le réel.

La notion même de « beau » semble servir à dénier une telle puissance à l'expérience esthétique ; et celle de « vrai » n'est pas loin d'avoir le même usage envers la raison scientifique : le savoir, le savoir de la vérité.

 

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2.3. Une idée reçue voudrait que la science soit un ensemble de connaissances, de connaissances vraies, qui iraient avec le temps en s'élargissant. C'est cette idée qu'on transmet en enseignant la science. Chaque loi a le nom de son découvreur, et il semble que chaque découvreur, au fil du temps, ait apporté sa brique à l'édifice. C'est la première idée qu'on est appelé à se faire de la science.

À y regarder mieux, on voit bien que l'ensemble de ces connaissances a toujours été bien loin d'être « vrai ». Au contraire, la plupart des découvertes se sont présentées avec un système neuf qui révoquait en doute les systèmes antérieurs. Vue ainsi, au contraire, la science fut toujours de la fiction : systèmes du monde tel qu'il pourrait être, si l'on pousse à ses ultimes conséquences ce qu'on sait de lui.

Au cours de l'histoire, chaque savant a fait montre d'une conscience très inégale du caractère fictionnel de son activité.

 

2.3.1. Chacun de ces deux regards contradictoires sur les sciences n'est pas cependant totalement dépourvu de justesse. La science est faite d'observations : d'observations que l'on aurait certainement pu ne pas faire, mais qu'on ne peut plus mettre en doute une fois faites.

On mit très longtemps à observer qu'un poids lâché du haut d'un mat d'un navire en mouvement tombait à la verticale sur le pont. Voilà quelque chose qu'on n'aurait pas pu inventer, mais dont on aurait pu s'apercevoir bien avant, en constatant que tout ce qui pendait du plafond dans une cabine d'un navire en mouvement, pendait verticalement pour peu que ce mouvement soit uniforme. Il fallut pourtant presque vingt siècles pour qu'on ose en remettre en doute les principes d'Aristote. Cependant une fois l'observation faite, on n'eut plus à y revenir, et tous les nouveaux systèmes devaient bien en tenir compte, et ne pouvaient contredire une telle observation.

Par cet exemple, je veux mettre en évidence cette sorte de dualité de la science, qui est faite d'un côté d'observations irréfutables, et donc définitives, et d'un autre, de systèmes explicatifs qui sont, eux, non seulement réfutables mais systématiquement et perpétuellement réfutés — c'est à dire d'observations certaines et de systèmes hypothétiques.

 

2.3.2. De là on serait tenté de ne vouloir garder que les observations certaines et de rejeter les systèmes hypothétiques. C'est sans doute ce que tente de faire tout savant sérieux, mais voilà qu'en se sériant, ces observations se systématisent.

Il est évident qu'une masse tombant du mat d'un bateau fait inévitablement tirer des inférences sur la masse, le mouvement, l'espace, le temps, etc... Rien n'est plus fugace que cette frontière entre l'observation et la fiction.

À vrai dire la seule observation est bien pauvre. Mon verre tombe à la verticale dans le wagon en marche. Bon, et après ? Non seulement la seule observation est bien pauvre, mais est-elle encore seulement observable ?

Dans les environs de la frontière entre observation et fiction est l'efficacité : l'efficacité qui permet de voir des liens, voir le lien entre la vis et le plan incliné, par exemple, et même de produire la vis à partir du plan incliné. Le système, fût-il fictionnel, est nécessaire à l'observation ; il la façonne.

 

2.3.3. Le système relève bien ainsi en un sens de la « vérité », même s'il n'est pas proprement « vrai ». Pourquoi alors ne pas dire plutôt qu'il relève de la « réalité » ?

En général on s'obnubile beaucoup trop sur « la vérité » du système. Rares sont les savants qui ne croient pas à leurs systèmes. Et les systèmes sont généralement enseignés comme s'ils étaient vrais ; comme s'ils devaient l'être. En fait, ils n'ont pas à l'être, et l'on n'a certainement rien à faire de représentations « vraies ».

 

Cette quête de la vérité qui se voudrait l'idéal désintéressé de la science fait pendant à l'intérêt très vénal des techniques industrielles : intérêt dans le fond tout aussi discutable si l'on attend de ces progrès industriels une amélioration notable de la vie.

Ici encore on peut mesurer comment mon point de vue pourrait rester nihiliste, et même cynique et désabusé, s'il ne s'agissait que de réfuter la capacité de la science à expliquer ou à décrire le monde, ou celle de générer un progrès technique capable d'améliorer la vie. Cela bien sûr je le nie, mais qui peut le défendre sérieusement ? Laissons de côté ces foutaises, et voyons un peu s'il ne reste rien !

 

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2.4. Ce n'est pas parce que chaque chose se prêterait à une infinité de conceptions ou de perceptions possibles, qu'il y aurait une infinité de réalités ; ni davantage qu'une réalité unique serait inaccessible sous son infinité de masques.

Il y a à Marseille une impressionnante quantité de peintures, et autant de photographies, de cartes postales, qui représentent la Montée des Accoules. Cette Montée des Accoules a été peinte et photographiée sous tous les angles, dans tous les styles et avec tous les procédés depuis des siècles, et personne ne doute que ce soit toujours la même Montée des Accoules. De même que les balances n'ont pas cessé de peser de la même façon après la théorie de la gravitation universelle, ou après celle de la relativité.

 

Je juge bon d'énoncer cette criante banalité car, en adoptant mes prémisses, la tentation pourrait se faire forte, si ce n'est d'oublier le réel, du moins d'en dénigrer ses infinies présentations possibles. L'infinité des appréhensions possibles du réel ne les rend ni stériles, ni égales, ni moins encore insignifiantes ; et cela justement parce qu'elles sont des appréhensions possibles de la même réalité.

 

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3. Ici devient visible comment ma critique de la science se prolonge naturellement d'une critique de l'esthétique.

 

3.1. Il n'y a aucune raison pour que la fiction esthétique ne fonctionne pas comme le système scientifique, qui rend sensible à l'observation et n'est au fond que systématisation d'observations. La fiction scientifique crée des fictions qui nous intéressent moins pour elles-mêmes — à moins que ce ne soit pour y croire naïvement — que parce qu'elles nous permettent de distinguer dans la réalité des éléments qui nous seraient restés inaperçus, et même d'agir sur eux et par eux. Pourquoi alors la création esthétique nous intéresserait-elle davantage pour elle-même — à moins que ce ne soit cette fois pour la contempler tout aussi naïvement qu'on pourrait croire la science ?

 

3.1.1. Qu'y a-t-il finalement à contempler dans l'œuvre esthétique ? Il fut un temps où l'on disait « la ressemblance », la fidélité dans l'imitation du modèle. Ces critères ne pouvaient s'appliquer qu'à un art bien précis de ce temps, mais même alors ils prêtent à sourire, quoiqu'ils fussent énoncés sérieusement. En définitive, tous les critères de beauté qu'on peut trouver dans une œuvre d'art ne sont pas moins risibles. Tous les critères qu'on fournit pour dire qu'une œuvre est belle, pourraient tout aussi bien servir à dire qu'elle ne l'est pas. Et puis, à ce compte, il n'est pas que des œuvres esthétiques qui soient belles et dignes d'être contemplées ; la beauté est partout. Elle est partout mais on ne sait dire ce qu'elle est.

Ceci est en réalité la mauvaise façon de poser la question, et cette question n'a sans doute pas besoin de réponse et, de ce fait, n'est pas une question. Il n'y a beauté que parce qu'il y a contemplation esthétique. « C'est quand on regarde et qu'on dit c'est beau », pourrait expliquer un enfant.

 

3.1.2. Qu'est-ce qu'on contemple alors ? Voilà la vraie question. Contemple-t-on proprement l'œuvre, ou ce que l'œuvre nous fait voir, nous fait découvrir, nous révèle, mais ne nous révèle pas proprement dans l'œuvre ?

Toute critique d'une œuvre en elle-même m'a toujours fait penser au commentaire de quelque exploit sportif ou technique, et ne peut pas en vérité être autre chose. La virtuosité de l'artiste est bien sûr admirable, et son métier, et même son intelligence, et, pourquoi pas, sa sensibilité, le raffinement de son âme, la pénétration de son esprit. Qu'est-ce que cela nous dit de ce qu'il nous donne à contempler et de ce qu'il nous révèle ?

 

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3.2. On peut considérer que l'œuvre esthétique nous permet certaines observations dans la réalité, d'une manière au fond pas si différente de celle du système scientifique.

Cette perspective est quelque peu masquée par les formes stéréotypées qu'on croit nécessaire d'adopter selon qu'on fait de la littérature ou de la science. Elle devient bien plus manifeste si l'on se reporte à l'époque où Galilée pouvait présenter ses deux sciences nouvelles sous la forme d'un dialogue, et Montaigne faire œuvre littéraire sous forme d'essais dépourvus de toute fiction ; où Montaigne faisait de la littérature sans recourir à l'invention de personnage et de situations comme le faisait Galilée pour énoncer des lois physiques.

 

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3.3. Toute pensée suppose son langage — j'entends : son invention formelle. Dire ainsi suppose toutefois une certaine distinction de la forme et du fond, qui se révèle vite piégée. Cette distinction n'est pas aisément faisable du fait justement que penser suppose une invention formelle.

S'enfermer donc dans des règles du genre — genre romanesque, genre de la communication scientifique, médiatique... et plus encore le genre d'une école particulière de ces rubriques — ne peut que stériliser la pensée, l'invention. Voilà qui semble évident mais qui n'est peut-être pas si sûr dans le fond. Les brides formelles ne stérilisent pas toujours, il semblerait au contraire qu'elles parviennent parfois à donner cadre à un espace d'invention inconcevable sans elles.

D'ailleurs la langue même est déjà un jeu de contraintes formelles.

 

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3.4. Il y a sans doute là encore une mauvaise façon d'aborder le problème, et donc encore un faux problème.

Nous cherchons à travers l'énoncé à faire saillir certains aspects du réel. Entendons-nous bien : nous ne cherchons pas à les faire saillir dans l'énoncé, mais dans la réalité même, dans l'appréhension du réel. Dans l'énoncé ils ne font, au sens littéral, que « transparaître ».

Ce sont là des points que je crois avoir beaucoup mieux mis à jour dans des textes de création littéraire plutôt que proprement théoriques, et il n'est pas insignifiant à mon avis qu'il en soit ainsi.

(Je pense aux passages de mes Carnets de croquis de 1993, titrés Feuilles d'automne et au dernier chapitre de Quelques temps ici intitulé Choses qu'on ne perçoit qu'après les avoir conçues.)

 

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3.4.1. Précisément, cette partition entre œuvre littéraire (esthétique) et essai théorique ne me satisfait pas. Je la sens tout aussi fallacieuse qu'elle me demeure en définitive incontournable. Je crois pourtant avoir plutôt bien réussi à n'être jamais totalement d'un côté ni de l'autre.

— Pourquoi cette partition me chagrine-t-elle ? — Je voudrais conserver à la fois les vertus qu'on attend d'un énoncé théorique sans ne rien perdre de celles d'un énoncé poétique.

— Et que sont ces vertus spécifiques ?

La vertu essentielle de l'énoncé littéraire, de l'œuvre de création, est son caractère aventureux et, justement, créatif : écrire donc sans savoir précisément où l'on va, et laisser survenir l'inattendu dans l'énonciation. Celle de l'énoncé théorique est de ne pas laisser nos connaissances et nos certitudes dans l'état où elles sont.

 

3.4.2. Il y a évidemment toujours une part d'inattendu dans n'importe quel énoncé. Quel que soit le contenu déjà donné de ce que l'on se propose d'écrire, par exemple dans une lettre administrative, survient une part de formulation spontanée, qui donne un ton particulier. C'est ce que l'on appelle sans trop savoir « le style ». C'est cela, ce « style », qui devient l'élément déterminant de l'œuvre littéraire.

 

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3.4.2.1. Le style, il tend à ramener à l'auteur, au personnage de l'auteur, comme un signe particulier, un ton, un ton de voix, des attitudes, une gestuelle, une démarche... Tout cela n'est au fond qu'accessoire. L'important est bien plutôt l'inattendu, disons le non prémédité, qui survient du seul emploi de la langue. On ne savait pas bien où allait nous mener ce qu'on entreprenait d'écrire, on s'y est aventuré et l'on découvre ce qu'on n'aurait pas pu imaginer autrement.

Cultiver cet aspect est toujours intéressant — intéressant du moins pour celui qui écrit.

 

3.4.2.2. J'ai souvent fait sur ce point le rapprochement avec les mathématiques. Quand on effectue une opération mathématique, c'est parce qu'on en ignore par avance le résultat. Dans le cas contraire, on saute l'opération.

Ce dont je parle à propos de l'écriture créatrice se rapproche beaucoup plus de cet usage des mathématiques que d'une quelconque expression de la personnalité — à plus forte raison d'une expression de l'inconscient. Résoudre une équation est bien faire surgir une expression inattendue — du moins ignorée par avance : c'est bien ce que j'entends par inattendu — mais certainement pas la faire surgir de l'inconscient.

Cette dimension créatrice de l'emploi de la langue, ce surgissement aventureux est en réalité très loin de ce qui ramènerait à une personnalité d'un auteur ; plutôt relève-t-il de ce qui est de plus impersonnel dans l'usage de la langue. (Idée qui hérisse tant de lecteurs de Paul Valéry justement.)

La seule place pour la personnalité ici, est qu'elle doit bien être engagée, se risquer à ce surgissement imprévisible, et prolonger ce risque, peut-être.

 

Cela est autre chose que l'énoncé qui prétend n'énoncer que ce que l'on sait déjà, même si aucun énoncé, de fait, ne peut se placer tout entier d'un seul côté de ce découpage.

 

3.5. Ce qui fait que les dialogues de Galilée ne sont pas de la littérature mais bien de la science, quoiqu'ils mettent en scène une fiction, des personnages fictifs dans une situation fictive, qu'ils témoignent d'un certain style, et même d'un talent de plume certain, c'est que personne ne pourrait croire que Galilée ait conçu les idées qu'il énonce en écrivant ces dialogues. De cela, au contraire, on ne doute pas en lisant Montaigne : on ne doute pas que tout ce qu'il évoque dans ses essais ne lui soit venu à l'esprit pour l'essentiel en passant par la plume.

 

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4. Cette partition que je viens de dessiner ne me préoccupe tant que par l'intention délibérée que j'ai de la dépasser.

 

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Pourquoi Discours concernant deux sciences nouvelles de Galilée, est-il un dialogue ?

À y regarder de plus près, on voit d'ailleurs que ce n'est pas un véritable dialogue. Il débute comme un dialogue, mais prend assez vite la forme d'un traité accompagné de figures, où le dialogue réapparaît par endroits.

Certains passages, ceux en particulier qui analysent les figures, sont totalement « inaudibles ». Ils exigent la plus attentive lecture visuelle. Puis l'oralité réapparaît.

Le procédé est très efficace : le lecteur en éprouve l'impression d'être intégré à un trio d'hommes qui étudient ensemble un écrit, ou même l'écrivent ensemble, et tantôt le commentent, critiquent, ébauchent oralement d'autres questions.

On joue dans ce discours des ressources écrites et orales de la langue, sans que le passage des unes aux autres ne heurte la lecture, ni ne soit précisément décelable.

 

Ce Discours n'est pas une œuvre de vulgarisation. Il est l'exposé de première main d'un pan essentiel de la mécanique galiléenne.

Pourquoi Galilée n'a-t-il pas opté pour l'exposé sec de théorèmes et de propositions, tel Du mouvement des projectiles d'Euclide, dont ses trois personnages entreprennent la lecture commentée au début de la Quatrième journée ? (Le Discours concernant deux sciences nouvelles est en effet divisé en quatre « journées ».)

 

Je serais très curieux de savoir comment ce discours s'est rédigé. À quoi ressemblait le (ou les) Urtext ? Qu'y avait-il déjà de rédigé quand Galilée a entrepris cet ouvrage ? Et en quoi la rédaction de celui-ci a contribué à clarifier, à produire même, la théorie ?

Le problème que je soulève ignore toute frontière entre littérature et épistémologie ; il enveloppe en fait la partition que j'avais d'abord établie.

 

 

 


 

 

Confessions

 

 

 

 

Le 21 mars

On a connu au vingtième siècle une fascination de la formule. Et de toutes les formules, celle qui suscita la plus forte fascination fut : E = MC2.

Cette formule est devenue le symbole de la science, l'archétype de l'expression scientifique. Sa concision, sa simplicité, se conjugue avec la puissance qu'on lui prête.

De telles formules, dans la mythologie populaire de ce siècle (romans et films d'espionnage et d'anticipation), ont tenu la place qu'avaient les « formules magiques » dans les contes anciens.

L'idée que sous-tend cette fascination est celle de la parfaite, de l'absolument parfaite, expression synthétique, recelant à la fois toute la signification abstraite et l'efficace concret. Les tomes de commentaires savants d'une part et, de l'autre, les applications techniques, ne sont que des développements accessoires de sa virtualité, des possibles accidents de sa puissance.

Je fus évidemment nourri à ce mythe ; comme d'autres à des paroles saintes, des rites magiques, ou à quelque autre forme délirante de croyance aux pouvoirs du langage.

 

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Soir

Je crois entretenir en moi depuis longtemps une haine sourde pour cette sorte de pouvoir attribué au langage ; une haine trouble aussi, car mêlée de fascination. En pleine guerre froide, ces formules secrètes de la puissance avaient fait naître en moi un intérêt immodéré pour les sciences — je dis bien pour ces formules secrètes, réductibles à un microfilm, à quelques notes sur un feuillet, voire susceptibles d'être très vite mémorisées, soufflées à l'oreille... pas même pour la puissance qu'elles contenaient mais pour cette possibilité seule de la contenir, d'en être l'extrait : la puissance de la puissance.

Ce mythe s'effondra complètement en moi à l'âge où j'aurais pu définitivement opter pour des études scientifiques.

 

Je ne saurais même pas dire aujourd'hui ni comment, ni pourquoi : Ai-je alors cessé de croire à cette puissance, ou m'est-elle paru dérisoire à côté de la beauté ? En tout cas, entre ma quinzième et seizième année, l'art supplanta complètement pour moi la science.

Ce ne fut pas seulement un changement d'objet, de centre d'intérêt, mais un changement de posture, car mon intérêt pour la science disparut moins qu'il ne devint lui aussi esthétique. Les peintures que je me mis à réaliser alors, les poèmes et les récits que j'écrivais, étaient largement inspirés par mes cours de physique et de biologie, par les singulières appréhensions qu'ils offraient de la réalité environnante.

 

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Le 22 mars

La découverte de l'art fut pour moi celle de l'appréhension la plus profane du réel. Disons : celle de la transparence des significations.

Jusque là, disons, ma connaissance m'avait parue plus réelle que l'expérience. Je ne me rendais pas compte que, par exemple, ce que j'apprenais de la géologie, ou de la botanique, ou de l'astronomie... charpentait ma contemplation d'un paysage. Il est vrai que j'étais suffisamment jeune pour n'avoir pas besoin de m'en rendre compte. Expliquez à un enfant la rotation de la Terre, et il ira irrésistiblement à la fenêtre pour la voir. C'est que l'enfant joue. Tout ce qu'il découvre et apprend, il l'intègre à ses jeux. Apprenez-lui la vie des insectes, il joue avec des insectes, les conquêtes napoléoniennes, il joue à la guerre. L'enfant joue : c'est à la fois sa force et sa faiblesse. Son jeu est une expérience réelle, et en même temps il n'est pas réel.

À travers son jeu, l'enfant perçoit la réalité avec une force extraordinaire. Son imagination ne la lui masque pas, tout au contraire il la révèle. En traçant dans la terre des routes pour ses petites voitures, il voit la terre, les cailloux, les brindilles, les racines, comme il ne les verra peut-être plus jamais.

Le moindre détail du réel et son imagination s'épousent et se fertilisent. Oui, mais en grandissant, l'imagination et le jeu emportent avec eux l'intuition du réel, et cèdent toute la place aux significations, aux représentations.

En abandonnant l'enfance et ses jeux, demeurait en moi l'appréhension immédiate du réel — l'art, l'esthétique.

Le monde tel qu'il m'apparaissait dans mes jeux d'enfants, je le voyais maintenant dépouillé de l'imaginaire de ces jeux. Je n'avais plus besoin d'imaginer un champ de bataille pour regarder les foins, ni une fusée pour voir la lune.

Ou plutôt, je découvrais qu'il m'était impossible de ne rien imaginer, que la réalité pure se dérobait irrésistiblement, se faisait insaisissable sans imagination, mais que l'imagination n'avait d'autre usage que de la saisir, la révéler, au sens photographique du terme, et ne valait que par elle.

 

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Voilà ce que fut pour moi l'expérience esthétique : la volonté de ne pas sortir du réel en sortant du jeu et de l'enfance ; y entrer, au contraire, plus radicalement et plus intensément.

C'est ainsi que me mis à détester les formules, les croyances, les dogmes. Je renvoyais dos à dos sciences, religions et toutes superstitions. Et ma haine était trouble, car je n'avais jamais renoncé à la puissance que j'y avais pressentie.

 

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À vrai dire, me parut vite vaine l'occupation de peindre et d'écrire.

Au début, l'engagement des avant-gardes dans le combat politique, des futuristes aux situationnistes, m'avait paru incompréhensible ; j'en fus pourtant bientôt comme saisi par la nécessité.

Le monde réel que j'avais découvert au sortir de l'enfance était un désert, il était inhabité, inhumain, il était à conquérir. Mes semblables, tels que j'avais appris à les voir, ne l'habitaient pas : ils habitaient des idées, des valeurs, des systèmes, des systèmes de valeurs. Le monde les jouait, mais ils ne jouaient pas le monde. Cette possible conquête me semblait se prêter à l'aventure collective.

Aujourd'hui je ne suis pas sûr d'avoir déjà digéré cette option dont je suis revenu. Je n'exclus pas que cette conquête se prête à une aventure collective, mais je crois que l'erreur apparaît quand, de là, on déduit qu'elle dépendrait de l'aventure collective.

Si la réalité apparaît d'abord comme un désert, c'est qu'on doit s'y engager seul, au risque d'y rencontrer ou non quiconque. A vrai dire, elle se révèle vite le seul lieu possible de toute rencontre. Les choses, le temps, l'espace y sont bien plus des médiations que des séparations.

 

*

 

Le 23 mars

La puissance, il me semblait la percevoir de plus en plus dans le travail, le travail industriel et agricole. Ce travail se mit à me passionner, sous toutes ses formes. Ou plutôt, dans tout ce que je rencontrais, observais ou pratiquais, c'est le travail, la dimension disons « ergonomique », qui retenait mon attention — même le travail le plus bête, la simple manutention.

Autour de mes vingt ans j'avais été surpris de voir des hommes moins grands, moins forts, moins jeunes que moi, travailler cependant plus vite, mieux et sans fatigue.

Je fis l'étonnante découverte d'une discipline ignorée, consistant à charger des sacs, déplacer des balles de coton, manier une pioche, une faux... une discipline qui mobilisait à mon grand étonnement plus l'esprit que le muscle.

Cette discipline consistait à faire passer sa propre force dans des matériaux, de manière à l'accroître indéfiniment. Ne jamais contrer la force une première fois donnée, toujours la guider, conserver, accroître son élan.

La gravitation n'était plus seulement qu'un concept, mais une entité palpable, plus concrète même que l'objet particulier où je la touchais.

 

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Le 24 mars

M'intéressait aussi dans le travail ce qui fait la coordination des différents efforts individuels.

Les formules, certainement, contenaient une puissance, comme les partitions contiennent la musique ; encore l'orchestre doit-il jouer.

Archimède parvint en son temps à mettre seul un navire à l'eau à l'aide de la poulie. Il se faisait alors à lui tout seul compositeur, orchestre et chef d'orchestre. Cette histoire, mon père m'en avait parlé depuis que j'étais tout petit.

Max de Ceccatty a écrit que si des abeilles parvenaient à envoyer une fusée sur la lune, contrairement à l'homme, elles ne sauraient pas comment elles font. Une telle certitude me paraît de plus en plus contestable. Personne ne me semble savoir comment nous faisons quoi que ce soit. Dans toutes les activités où j'ai pu jeter un œil, j'ai été surpris de l'immense part d'ignorance en comparaison des connaissances nécessaire à l'accomplissement de chaque tâche, qu'elle soit subalterne ou au contraire « dirigeante ».

Pourtant ce monde industriel n'a jamais cessé de me paraître plus réel que ce qui, de l'autre côté du décor, n'est qu'un spectacle dépourvu de prise à quelque initiative que ce soit. Or, justement, toutes les libertés formelles s'arrêtent aux portes de l'industrie ; sans doute, au-delà, deviendraient-elles réelles.

Je crois que ce serait une banalité de dire que ce lieu où une « communauté virtuelle » (pour reprendre un peu librement les termes de Pierre Livet) rencontre le monde réel, constitue en fait une société de servage. Cela, on ne l'a sans doute que trop répété, au point de le vider de sens. Non, ce qui frappe au sein de cette société, et qui fait son essence féodale et esclavagiste qui contamine, par l'échange marchand, tous les autres aspects de la vie, c'est qu'elle est, par dessus tout, société d'ignorance, société d'inconscience.

 

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Le 25 mars

Je pressentais un point aveugle d'où divergeaient plusieurs approches possibles : celles des sciences et des techniques, une autre de la gestion économique, et une troisième, celle de l'organisation humaine du travail. Ces trois approches se rencontrent sur la plus grande part de leurs étendues, mais ne parviennent pourtant jamais à se rejoindre au point où elles convergent.

Aucune ne parvient non plus à dominer les autres. En principe, c'est l'économie, la rentabilité, qui se fait contrainte pour l'innovation technique et l'organisation humaine. En réalité, cette rentabilité économique est plutôt un leurre, un tour de passe-passe, ne serait-ce que par le jeu des taxes et des subventions. La rentabilité est un masque que se donnent des contraintes plus obscures.

 

Dans ces sortes de macro-organismes dont nul ne saurait dire à quelles règles, à quelles fins ou à quelles nécessités ils obéissent, les intérêts de chacun — distincts donc de ces obscures règles, fins, ou causes de l'ensemble — sont en conflit perpétuel. Somme toute, ces conflits d'intérêt pourraient bien être le point aveugle, le moyeu autour duquel tournent les autres approches connues. Ces intérêts particuliers sont cependant aussi obscurs, car déterminés profondément en retour par les structures dans lesquelles ils s'inscrivent.

Disons que l'intérêt de chacun est de tirer le meilleur profit de l'organisation technique, humaine et économique. Dans tout cela, je ne vois guère plus de conscience que dans une ruche, si ce n'est une conscience vaine, impuissante, une conscience juste bonne à servir une logique qui lui demeure insaisissable.

 

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Le syndicalisme me semble aujourd'hui la plus noble et la plus efficace tentative humaine de sortir de la ruche. Je parle bien sur du vrai syndicalisme, celui de l'AIT, que l'on pourrait dater de 1886 à 1936.

Je crois qu'il est nécessaire de reconnaître que cette tentative a échoué. Je le souligne, car si rares déjà sont ceux qui reconnaissent le caractère déterminant de ce mouvement, leur pertinence s'arrête à considérer les soixante dernières années comme une panne passagère de l'histoire.

 

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S'ils n'ont pas réussi, c'est qu'ils ont échoué, aurait dit La Palisse. C'est parfaitement vrai et je ne pense pas que l'on puisse sortir de là.

J'y vois un échec de l'homme (quel « homme », les hommes, chaque homme ?) à maîtriser ses propres pratiques ; c'est à dire, plus exactement, une impossibilité jusqu'à aujourd'hui incontournable, de partager un certain contrôle par chacun de ce qu'il fait avec les autres (plutôt que de ce que tous faisons ensemble).

Jusqu'à maintenant je connais deux domaines où cette impossibilité devient pondérable, au point qu'on ne se sente plus tout à fait désarmée devant elle et qu'intervenir devienne concevable : la technique et le langage — et plus précisément là où les deux se recoupent.

Il y a des techniques du langage ; et d'autre part, toute technique implique en elle certains jeux de langage.

 

D'une certaine manière, le problème que j'aborde à nouveau est celui qui se pose de Galilée à Wittgenstein. Il est celui d'une époque de l'histoire humaine, celui d'une civilisation. Je ne sais encore s'il suppose la poursuite de celle-ci, ou une nouvelle. L'une ou l'autre issue en dépend.

 

 

 


 

 

À propos de règles

 

 

 

 

L'écriture est la seule activité dans laquelle les contraintes aient bonne presse. C'est même un cas remarquable d'entorse à l'idéologie.

Qu'est-ce qu'une contrainte ? A priori cela paraît très simple : c'est une règle que l'on s'impose pour écrire, et qui a, peut-être doit-on le préciser, tous les couverts de l'arbitraire.

Par exemple, on va se contraindre de proscrire une lettre de l'alphabet, ou d'écrire des phrases dont le nombre de lettre de chaque mot ira croissant :

L'on dit cela aussi : chaque nouveau marcheur...

Voilà deux types de contraintes tout aussi arbitraires qu'absurdes.

 

Il semblerait, on l'affirme, que de telles contraintes soient très stimulantes pour écrire. Je l'ai constaté, et j'ai constaté surtout que, contre toute attente, plus elles étaient contraignantes, plus elles favorisaient le surgissement de ce que j'appellerai, faute de mieux, une intentionnalité, un vouloir dire.

C'est au premier abord très paradoxal. On pourrait croire que, plus la liberté est grande d'écrire comme on l'entend, plus les auteurs auront loisir de dire tout ce qu'ils veulent dire. C'est le contraire qu'on constate.

 

Il existe des contraintes peut-être moins absurdes, et qui sont en tout cas passées dans la coutume, ce sont celles de la versification. Celles-ci comprennent des règles bien précises concernant le nombre des syllabes, leur prononciation ou leur élision, et les rimes.

 

L'application stricte de telles contraintes tend en général à favoriser un « vouloir dire ». Pourquoi ? À moins qu'il ne soit plus pertinent de se demander : Comment ?

 

Peut-être viendraient-elles bousculer d'autres contraintes qui seraient déjà là, en nous, mais hors de notre portée, qui nous agiraient plutôt qu'on ne les emploierait.

 

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Je n'ai pas beaucoup de goût pour les contraintes absurdes, et peut-être même le terme de contrainte ne s'applique-t-il plus à ce que je propose lorsque j'organise un atelier d'écriture. Peut-être celui de « consigne », ou mieux, de « directive » serait plus adapté. Le terme générique de « règle » pourrait d'ailleurs tout recouvrir.

 

Il serait certainement utile que j'entreprenne l'étude détaillée des directives que je propose. Déjà, sans l'entreprendre, je pressens que ces directives se situent sur ce qu'on pourrait appeler des niveaux différents. Elles portent, selon le cas, sur des aspects très distincts de ce qui constitue l'usage de la langue.

Cette étude, je l'ai partiellement ébauchée de-ci de-là : dans des préfaces, des allocutions, des carnets...(De l'écriture comme geste à la pensée comme mouvement : <http://jdepetris.free.fr/load/geste_mouvement/>) Elle dépend nécessairement de ma perpétuelle production de telles directives, de leur mise à l'épreuve, et de leurs perpétuelles modifications. Bref, l'analyse est rendue difficile par la mouvance de son objet.

 

— Ces directives, où est-ce que je vais les chercher ? Comment est-ce que je les mets au point ?

Dans quelques cas, je suis allé tout bêtement les chercher dans des manuels. J'ai dû de toute façon les réadapter profondément. Dans d'autres cas, un peu moins rares, je les ai tirées d'ouvrages théoriques sur le langage : Benvéniste, Jakobson, Recanati, Saussure, Mounin, Chomsky... ou la littérature : Breton, Paulhan, Ponge, Roussel, Caillois... J'ai cherché à constituer des modèles d'expérimentation pratiques de problèmes théoriques.

Dans la plupart des cas, je suis parti de textes littéraires, parfois des miens. Comment alors m'y suis-je pris ?

J'ai fait sur ces textes un travail très semblable, mais inverse, à ce que proposent les livres scolaires sous le terme d'explication de textes. Au lieu de partir du texte pour tenter l'énoncé des artifices et des moyens que l'auteur y avait mis en œuvre, je propose ceux-ci sous forme de directives pour rédiger un texte.

 

Je recherche les contraintes, pourrais-je dire, auxquelles obéit déjà un texte, les énonce, et les propose comme directives à la rédaction d'un autre texte.

Il se peut aussi que je propose le texte avec les directives qui en ont été tirées. J'ai déjà fait ça avec Bâshô, Saadi, Michaux, Pessoa et quelques autres.

Je pourrais encore proposer directement l'imitation d'un texte.

 

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Que signifie « imiter » un texte ? Cela doit se situer entre recopier mot à mot et s'en inspirer seulement. Entre les deux, imiter présuppose le repérage de quelques traits distinctifs qui serviront de charpente à un nouvel écrit. Proposer d'imiter un texte reviendrait donc à proposer de faire le travail que j'accomplis moi-même lorsque je mets au point un jeu de directives.

Il est alors remarquable que celui qui imite peut le faire largement à son insu ; être du moins incapable de décrire ce travail de construction et de déconstruction qui s'accomplit bien pourtant.

Il est remarquable encore, comme je l'ai déjà relevé, que celui qui sait très bien expliquer peut avoir du mal à imiter, alors que celui qui imitera sans peine peut très bien n'avoir rien remarqué, et ne pas savoir dire, donc, comment il fait.

 

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Tirons déjà quelques conclusions de cette première approche. — Pourquoi cette demande de contraintes qui se traduit par celle des ateliers d'écriture ? L'écriture génère seule ses propres contraintes — au point qu'on tire ces contraintes de textes déjà écrits. Ces demandes résulteraient alors d'une certaine difficulté à écrire de telle sorte que l'énonciation génère son propre système (jeu) de contraintes, ou, dit autrement, de sorte que l'écriture génère sa propre consistance.

 

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Élise Hénu m'avait fait lire un long texte dont les premières pages, étaient construites sur le sujet indéfini « on ». Cela donnait au propos un ton de généralité qui le laissait, disons, un peu mou. Et puis je tombais sur une faute : « on serez ». À partir de celle-ci, la construction basculait sur la deuxième personne du pluriel : « vous », ce qui donnait beaucoup plus de vigueur à la langue, et à l'auteur une prise plus horizontale, plus frontale avec son énonciation.

La faute de conjugaison « on serez » montre bien comment une certaine nécessité interne se fait contrainte à l'insu de l'auteur. Dans cette faute, la nécessité se montre même sous la forme dynamique d'un conflit : la première posture, qui sous-tend le « on », résiste à celle, germinative, du « vous ».

 

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On apprend à parler, à écrire, un peu comme on apprend à dessiner.

On n'apprend pas à dessiner n'importe quoi et ce qu'on veut, mais des choses précises. À l'école communale, au collège, au lycée, aux Beaux-Arts, dans les cours de dessins, le professeur n'apprend pas à ses élèves à dessiner ce qu'ils veulent ; il leur donne des modèles, à reproduire à vue : on aura l'inévitable moulage, le drapé, la nature morte, la vue de la fenêtre, le corps humain, la bouteille et le verre d'eau... la non moins inévitable composition abstraite, la perspective, les ombres, etc... Ce sont là autant de jeux de contraintes auxquelles viendront se joindre celles des matériaux : mine, fusain, plume, pinceau, estompe... papiers et formats.

 

Il est probable qu'à passer ainsi de contraintes à d'autres, l'élève finira par être en mesure de dessiner à peu près ce qu'il veut. En principe, oui ; en réalité, ce qu'on a appris à exécuter surdétermine ce qu'on exécutera par la suite.

Plutôt l'élève dépassera-t-il son apprentissage dans une dynamique conflictuelle assez semblable à celle qui provoque la faute « on serez ».

 

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Sans doute devrait-il être précisé qu'on apprend à parler, à écrire, peut-être à dessiner, en intégrant des ensembles, des jeux, des sets, non seulement d'énoncées (les fameux « jeux de langage » de Wittgenstein) mais aussi de comportements, d'opérations (voir les Investigations philosophiques du même).

 

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Tentons de distinguer deux choses qui ne sont en vérité pas faciles à distinguer : face à une situation, à un problème quelconque, on peut adopter en principe deux types de comportements : l'un consiste à appliquer ce qu'on pourrait appeler un « programme » par avance assimilé, l'autre à trouver des réponses inédites.

Une stricte distinction entre les deux se révèle un véritable casse-tête ; c'est ce que tente pourtant de faire un certain nombre de tests. Les mesures de cœfficient intellectuel — auxquelles on ne doit attribuer que le sérieux qu'elles méritent — tentent de déterminer l'aptitude des sujets à trouver les réponses à des problèmes qu'ils n'ont, en principe, pas appris à résoudre.

Déjà on peut trouver là l'ombre d'un problème épistémologique : est-ce bien l'aptitude à trouver des réponses à des problèmes qu'on n'a pas appris à résoudre, ou l'aptitude à généraliser des méthodes de résolution ?

 

Un exemple tout bête, mais à longue portée : la multiplication est-elle une opération distincte de l'addition — imposant donc un apprentissage distinct — ou n'en est-elle qu'une généralisation — c'est à dire que, si l'on sait parfaitement faire des additions, on sait nécessairement multiplier ?

 

On a parfaitement appris à un enfant à résoudre des problèmes de robinets. On lui propose alors un problème de trains qui se croisent, et il dit qu'il ne sait pas le résoudre.

 

Je connais aussi un petit problème amusant : un plan de nénuphars pousse dans une mare. Il pousse très vite, et chaque semaine il double sa surface. En six mois, il a occupé la moitié de la mare. La mare fait trente mètres carrés. Combien de temps lui faudra-t-il encore pour la recouvrir en totalité ?

À l'énoncé du problème, on est fortement tenté de s'embarquer dans des calculs fort inutiles, qui ne peuvent que nous masquer la solution quasiment fournie avec les données.

 

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Un autre exemple rendra peut-être plus limpide encore mon idée : Suppose que quelqu'un ne sache pas résoudre cette opération :

Il te dit qu'il ne se souvient plus comment on multiplie une fraction.

Cela ne veut-il pas plutôt dire qu'il a oublié la signification d'une telle graphie, qu'il ne sait plus la lire, et non qu'il ne sait pas multiplier des fractions ?

 

En réalité tout individu doué de raison sait multiplier 3/4 par 2/3, pour peu qu'il sache se faire une idée de ce que signifie 3/4 et 2/3, et une telle opération ; bref, s'il comprend ce que signifie une telle association de ces cinq signes : {2, 3, 4, —, x).

 

Il est vrai que si l'on dit à quelqu'un qu'il suffit de multiplier entre eux les numérateurs et les dénominateurs, il peut trouver la solution sans ne rien comprendre ; sans « penser ».

 

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L'application mécanique (je n'aime pas trop cette acception du mot), automatique (ni de celui-ci), disons « sans y penser », de telles règles, peut permettre l'économie d'un important travail intellectuel ; disons « de l'intelligence ».

On peut ainsi réaliser des calculs très savants sans penser.

 

La question alors que je me pose est : Jusqu'à quel point peut-on assimiler ainsi des quantités de règles sans l'aide de la pensée ?

(Je pourrais me demander aussi jusqu'à quel point on est capable de les employer sans penser. Ce n'est pas, en attendant, cette question-là que je me pose, mais seulement celle sur la capacité d'assimiler des règles sans les penser.)

 

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Cette question est manifestement parallèle et quelque peu dépendante d'une autre : Que signifie comprendre une règle ?

Il me semble que comprendre serait quelque chose comme trouver à l'opération, «  » sans connaître par avance la règle à appliquer.

— Et si on l'a apprise par avance ce serait parvenir à retrouver une sorte de regard sur l'opération et sa résolution, qui serait comme celui d'avant un apprentissage.

 

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À l'aide de la répétition et de l'entraînement, on est capable d'assimiler un nombre impressionnant de règles. On peut parvenir à en faire des réflexes, et combiner des chaînes de réflexes de sorte à n'en faire qu'un seul.

Un solide entraînement de cette sorte peut parvenir à une foudroyante efficacité ; une efficacité à côté de laquelle l'usage seul de l'intelligence — celui qui consiste à « comprendre », mais aussi seulement à « penser » — devient dérisoire.

 

Cette répétition ne saurait cependant être que celle de la pensée, au cours de laquelle la pensée s'efface ; elle trace un lit qui la rend inutile.

Mais si elle ne parvenait plus à reparcourir ce lit, c'est qu'il se serait lui aussi effacé.

 

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Jinshu avait écrit :

    Notre corps est comme l'arbre de la Bodhi.

    L'esprit est comme le miroir précieux.

    Aussi devons-nous chaque jour l'épousseter.

 

Houeï-Nêng avait composé en réponse :

    Le miroir précieux n'a pas de forme.

    Tout est rien — Tout est vide.

    Où donc la poussière pourrait-elle se déposer ?