DE QUELQUES NOTIONS DEVENUES IMPRECISES
I
À propos des notions de pensée et d'idée
février
Les significations des termes « idée » ou « pensée » ont changé au fil des siècles. Elles changent aussi selon les auteurs. Chez Descartes, Locke, Berkeley, « pensée » (thoutht) peut être synonyme de « sensation ». De plus en plus, l'usage donne au mot « pensée » le sens d'une opération abstraite de l'esprit ; disons le sens d' « inférence ». Entre une sensation et un syllogisme, on admettra que le sens est assez vague. On préfère aussi employer aujourd'hui le terme de « cognition », mais il n'est pas dit que son sens soit beaucoup plus net.
Inventer du vocabulaire pour pallier à l'imprécision de celui qui existe déjà ne m'a jamais paru une très bonne solution. Les sciences les plus exactes ont d'ailleurs très bien su employer le vocabulaire le plus ordinaire (force, travail, énergie...) sans laisser planer la moindre confusion dans leur signification, et l'on peut continuer à employer les mêmes termes quotidiennement dans des acceptions très vagues sans que n'en deviennent confuses les lois de la physique.
Aussi l'imprécision des termes de « pensée » ou d' « idée » ne tient pas à un problème de définition (au sein de jeux de langages), mais plutôt à la difficulté de déterminer bien précisément à quoi ils se rapportent hors du langage (et le jeu de leurs référents). Tant qu'on ne le sait pas mieux, tenter une meilleure définition de termes ne mène à rien.
Chacun peut très bien concevoir, et même faire l'expérience de ce qu'est effectuer une équation, ou ce qu'est éprouver une impression de froid. Et personne ne dira que ce soit la même chose. Par contre chacun sera très embarrassé s'il tente de discerner des limites entre de telles expériences.
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Effectuer une équation, ou indiquer une température, des appareils peuvent le faire. Ils peuvent le faire de façons à peu près semblables ; et même l'afficher sur des écrans semblables de cristaux liquides. Ceci nous aide-t-il à mieux comprendre, ou distinguer, ce que nous faisons quand nous éprouvons une sensation de froid et quand nous effectuons une équation ?
Oui et non. Il doit bien se passer en nous des choses comparables à celles qui se passent dans les appareils. Notre chair est sensible au froid, comme une tige de mercure, et nos neurones opèrent des inductions comme un circuit électrique. Mais il n'y a dans tout ça ni « pensée », ni « idée ».
La comparaison avec la machine permet de mieux comprendre, par défaut, ce que signifie « pensée », « idée ». Ou plutôt ce que ces mots ne signifient pas.
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Je dois ici étouffer dans l'œuf la première idée qui surgit à l'esprit et qui voudrait trouver la différence dans la conscience : La pensée serait ce que font des machines additionné de la conscience. Non : des pensées, des idées peuvent échapper à la conscience.
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Une chose est sûre : la pensée n'est pas un enchaînement causal, et elle n'est pas davantage conscience. Elle est cependant, de toute évidence, propre à l'enchaînement, et elle est toujours susceptible de devenir consciente. Tout ceci est encore de la compréhension par défaut.
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Penser serait utiliser des signes.
Cela ne fait aucun doute que j'utilise des signes quand j'effectue une équation. Mais quand je ressens une impression de froid, dans quel sens puis-je dire que j'utilise des signes ?
Ici je voudrais citer Michaux : L'éducation des frissons n'est pas bien faite dans ce pays. Nous ignorons les vraies règles et quand l'événement apparaît, nous sommes prises au dépourvu.
C'est le temps, bien sûr. (Est-il pareil chez vous ?) Il faudrait arriver plus tôt que lui ; vous voyez, ce que je veux dire, rien qu'un tout petit peu avant...
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La question pertinente à se poser serait : que veut dire exactement sentir le froid ?
Ou encore, voir une couleur ?
Que veut dire par exemple « voir la couleur du ciel » ? Et est-ce que je verrais bien la même couleur si je ne savais pas qu'elle est « la couleur du ciel » ?
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La grande superstition de notre siècle est de croire qu'il y a ce qu'on pourrait appeler « une mécanique neuronale », et que celle-ci émerge parfois, ou n'émerge pas, dans la conscience.
La notion d'inconscient alimente cette superstition : on placera l'inconscient au sein de cette « mécanique neuronale ».
Ou encore on dira, non sans raison, que cette mécanique n'est pas de la pensée, n'a rien à voir avec elle, fût-elle inconsciente, et l'on rejettera alors abusivement toute notion d'inconscient.
En effet, il n'y a pas plus de pensée dans cette « mécanique » que sur un disque dur d'ordinateur, mais la pensée n'est pas nécessairement consciente : c'est ce que la superstition s'entend à ignorer.
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Penser est utiliser des signes. Mais un signe, ce peut être absolument n'importe quoi du moment qu'on l'utilise à penser.
Et si penser était articuler des idées ?
« Une pensée », « une idée », seraient des termes à peu près synonymes, si ce n'est qu' « une pensée » désignerait plutôt une articulation d'idées, et « une idée » l'élément d'une pensée.
Je cherche ici seulement à distinguer deux choses : l'élément et l'articulation.
Cette distinction est évidemment très relative puisque la pensée est indéfiniment fractale : toute articulation peut être saisie synthétiquement, et tout élément peut être décomposé.
C'est dire aussi que la pensée est essentiellement mouvante.
Élément et articulation sont deux traits essentiels.
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Quand je pose ma main sur le radiateur, je m'attends bien à éprouver une impression de chaleur. Si je saisis un glaçon, je m'attends de même à éprouver une impression de froid. Quand je trempe ma main dans l'eau, quand je caresse un chat ou quand je touche les rails d'un petit train électrique en marche, je m'attends aussi bien aux impressions correspondantes.
Il se peut que je fasse ces mêmes gestes par inadvertance ; que je ne voie pas ce que je touche, que je sois, par exemple, dans l'obscurité. Chacun peut observer, quand il fait une telle expérience, qu'il lui faut un certain temps pour identifier la sensation, et que ces impressions de froid, d'humidité, de chaleur... peuvent aussi bien se confondre.
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Compare ta sensation de froid avec l'indication que donne un thermomètre. Ta sensation de la température n'est pas toujours identique aux indications du thermomètre ; pas plus que tes sensations de la durée ne correspondent toujours à ce qu'indique l'horloge. On dira que tes sensations sont moins précises, moins exactes, mais ce n'est pas proprement cela, plutôt serait-ce le contraire.
Ta sensation de la température tient compte de l'humidité de l'air qui rend la fraîcheur plus pénétrante ou la chaleur plus moite, tient compte aussi du léger courant d'air, de la pression, peut-être encore de la pureté de l'air, des odeurs...
Toi, tu as une impression synthétique de chaleur ou de fraîcheur. Cette impression, tu peux très bien parvenir à la décomposer avec un peu d'expérience, tu peux avoir alors une appréciation exacte de la température, de la pression, de l'humidité, de la force du vent...
La question est : Comment apprends-tu à te construire des impressions synthétiques, ou à les décomposer ?
Ou encore : As-tu toujours eu besoin de savoir ce qu'était la température, ou encore ce que voulait dire « froid », pour ressentir le froid ?
C'est une question très difficile et très sérieuse.
- Tu n'as jamais eu besoin de savoir tout cela pour t'enrhumer.
- Mais ne semble-t-il pas plutôt que, le sachant, je m'enrhume moins ?
D'ailleurs quand je m'enrhume, n'est ce pas que je me suis « laissé surprendre » par le froid ?
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N'est-il pas vrai qu'un ventilateur rafraîchit ?
C'est tout à la fois vrai et faux, et aucun thermomètre ne le confirmera. Le ventilateur laisse la température inchangée, et pourtant il est vrai qu'il rafraîchit.
Le vent aussi rafraîchit. On peut estimer que l'on ressent un degré de température de moins pour dix kilomètres heure de vent. Vingt degrés par un vent de soixante-dix kilomètres heure donnent l'impression d'une température de quatorze degrés.
Le vent bien sûr ne rafraîchit pas l'air, il rafraîchit seulement la peau. Mais sur quoi d'autre puis-je me fier que sur ma peau, pour savoir si j'ai chaud ou froid ?
Ceci aide-t-il à comprendre en quoi le froid peut être une idée ? C'est à dire, en quoi aussi il peut ne pas l'être ? Je veux parler de la différence entre le froid que je ressens et celui que marque le thermomètre.
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Parlons-en du thermomètre : un filet de mercure dans une tige de verre. Le mercure se dilate ou se rétracte, et la tige est étalonnée. Elle est étalonnée de telle sorte que, plongée dans l'eau, le mercure est à zéro quand l'eau commence à geler, et à cent quand elle commence à bouillir.
Cet ingénieux étalonnage permet de mesurer (comparer) la température de ce que l'on veut : il suffit d'y plonger le thermomètre.
Le thermomètre ne me dit pourtant rien sur l'impression de froid ou de chaleur que je vais ressentir. S'il annonce vingt degrés dehors par temps de mistral, je ferai bien quand même de prendre un bon blouson. L'éther, à la température ambiante, me paraîtra froid au toucher, et la menthe rafraîchit ma bouche.
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Le thermomètre est un ingénieux dispositif qui opère une comparaison : une comparaison entre les variations quantitatives de volume du filet de mercure, et les réactions qualitatives de l'eau ; rien de plus, rien de moins. La température n'est rien d'autre que cette comparaison, cet étalonnage, cette mesure. L'ébullition ou la glaciation de l'eau, seules, ne me donnent aucune indication de température, pas plus que la seule variation du volume du mercure.
Aucun de ces phénomènes, pris séparément, ne relève de la pensée ; leur comparaison, leur mise en relation, si.
Cette observation peut se révéler trompeuse, car une fois qu'est construit le dispositif qui, lui, doit bien avoir été pensé, celui-ci fonctionne sans qu'aucune pensée ne soit plus nécessaire.
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Il est vrai que je peux me dire aussi : « Tiens, quand l'eau gèle, j'ai plus froid que quand elle ne gèle pas. » Je fais alors simplement une comparaison entre ma sensation privée et le comportement de l'eau. De là, je peux me faire une certaine idée de la température.
Mais ma sensation privée, en quoi est-elle une idée ?
Je dirais qu'elle est une idée dans la mesure où je la « distingue ».
Qu'est-ce que j'entends ici précisément par « distinguer » ? Tout simplement « faire la différence » : je distingue ma sensation de froid d'une quantité d'autres sensations qui l'accompagnent.
Je peux être en effet trop excité, trop fatigué, trop effrayé, trop attentif... pour sentir le froid.
Dans ce cas, je peux me poser sérieusement encore cette question : Ai-je ou n'ai-je pas froid ? Est-ce que je ne distingue pas ma sensation, ou bien n'y a-t-il tout simplement pas de sensation ?
Cela dépend : il se peut que je n'aie à aucun moment eu froid. Il se peut que je n'aie pas eu froid mais que je m'enrhume pourtant ; il se peut que mon état m'ait même protégé du rhume, par un apport d'adrénaline par exemple. Il se peut aussi que je découvre à un moment donné que j'avais froid depuis un certain temps sans m'en être rendu compte.
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Plutôt est-ce une certaine fonction de tri qui me semble importante. Au fond, « distinguer » c'est d'abord « trier ».
Ce travail de tri, ce sont avant tout nos organes de sensation qui l'opèrent. Nos yeux trient les vibrations lumineuses pendant que nos oreilles trient des vibrations sonores.
Ce tri que nous effectuons avec nos organes est très semblable à celui que nous effectuons avec des appareils, des dispositifs, comme le thermomètre.
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« Il ne s'était pas encore rendu compte qu'il avait froid. » Comment puis-je dire qu'il « avait froid » s'il ne s'en était pas encore rendu compte ? « Qui » alors, en réalité, « avait » froid ?
« Je ne m'apercevais pas que j'avais froid. » Voilà une curieuse proposition. Elle correspond pourtant bien à une expérience possible. J'ai senti soudain que j'avais froid depuis un bon moment. J'éprouve en fait une impression actuelle mais rétroactive.
(Soit dit en passant c'est toute la critique wittgensteinienne du freudisme.)
Où était donc mon impression avant que je ne la ressente ?
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Ceci ressemble à ces rêves qui paraissent tout bâtis autour de l'événement instantané qui va provoquer l'éveil. Freud cite le cas d'un homme qui rêve d'être un aristocrate condamné à la guillotine pendant la Révolution Française, et qui est réveillé, au moment où le couperet s'abat, par le baldaquin qui s'effondre sur sa nuque.
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Il y avait bien une sensation, elle était bien là, quoique pas ressentie.
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Ceci ressemble encore à ces bonheurs, ou encore à ces malheurs, ou à ces peurs, ou ces haines... que l'on ne doute pas d'avoir ressentis, mais dont on n'aurait jamais pu dire qu'on les ressentait au moment où on les ressentait.
Je me souviens des rues d'Aix, avec celle que j'aimais tant. Aurais-je pu dire que j'étais follement heureux si l'on me l'avait demandé ? Qu'est-ce que cela signifie que j'en sois sûr avec une telle évidence aujourd'hui ?
Et si l'on me demandait en ce moment même si je suis heureux ? Si je regretterai plus tard ce moment, ou serais content de l'avoir dépassé ? Est-ce que j'en sais quelque chose ?
C'est bien après coup, généralement, que l'on sait ces choses. Et la question encore peut se poser sérieusement : sont-elles avant qu'on ne les sache ?
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(Ceci n'est pas un doute sur la réalité des sensations ; peut-être, sur celle du temps.)
Penser et énoncer
février
La question ne reposerait-elle pas essentiellement sur la distinction entre « penser » et « énoncer » ?
Et d'abord, cette distinction est-elle possible ?
C'est une question que je me pose sérieusement quand je fais des ateliers d'écriture avec des enfants. Voici mon impression telle qu'elle m'apparaît toute brute : les enfants me semblent avoir une intelligence tout à fait comparable à celle des adultes. Ils me semblent avoir une intelligence égale, mais une aptitude moindre à énoncer.
C'est bien ainsi que je le perçois, quoique ces deux propositions ne cessent de me paraître contradictoires.
En fait ils ne me paraissent dotés d'une intelligence adulte que lorsqu'ils écrivent selon mes consignes. Mes consignes leur donnent donc des moyens d'articuler des énoncés comparables à ceux des adultes.
Mais alors, à qui attribuer la maturité ? à certains tours de langage, ou à ceux qui les emploient ?
C'est une question embarrassante dont il est délicat de cerner tous les aspects.
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Devant la phrase d'un enfant, qui paraît trop mûre, trop profonde, trop spirituelle pour son âge, on peut se demander s'il comprend bien ce qu'il a écrit, surtout s'il l'a construite à partir des consignes formelles que je lui avais données.
On se doute bien que je me suis souvent posé de telles questions. Mais comment la poser efficacement ? À quoi pourraient ressembler des réponses qui lui satisfassent ?
Je peux toujours interroger l'enfant, lui demander d'expliquer « ce qu'il a voulu dire » : mais à supposer qu'il n'y arrive pas, qu'est-ce que ça prouverait ?
Suis-je toujours, moi-même, en mesure d'expliquer ? Suis-je toujours seulement bien certain de ce que je veux dire ? Et qu'est-ce que ça justifie au fond que je le sois ou non ?
Je peux par ailleurs être parfaitement capable d'expliquer ce que j'ai dit ou écrit si l'on m'interroge, alors que je n'aurais rien pensé si l'on ne m'avait rien demandé.
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Il est une façon de se servir d'un système symbolique qui est la principale fonction à laquelle répondent de tels systèmes : elle consiste à l'employer sans avoir la moindre idée de ce que son usage va produire.
Et qu'est-ce que cela veut dire justement, comprendre ce qu'il a produit ?
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Je suis parfaitement convaincu que ce que je propose dans mes ateliers d'écriture affine et charpente l'intelligence. Je suis convaincu que c'est leur principal effet, et non pas seulement la maîtrise du Français, la connaissance de la littérature, la formation du goût... qui ne viennent qu'en sus, ou ne sont que des conséquences, des effets secondaires.
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Ne s'agirait-il pas seulement de savoir si l'emploi de certains jeux de langage demande déjà une certaine intelligence ? Ou si, au contraire, l'intelligence n'est rien d'autre que l'emploi de ces jeux ?
En réalité, je perçois très mal comment je pourrais faire la distinction.
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Quand je fais des ateliers d'écriture avec des enfants, je m'aperçois qu'il y a en réalité très peu de jeux de langage qu'ils ne soient en état d'employer. Cette appréciation n'est pourtant pas l'avis de tous le monde.
Dans les publications que j'ai faites de mes ateliers d'écriture, on a souvent mis en doute que les enfants aient écrit seuls les textes que je présentais. Il est vrai qu'il n'est pas très facile ici de préciser ce qu'on doit entendre par « écrire seul ». Bien sûr qu'ils n'avaient pas écrit seuls, puisqu'ils n'avaient fait qu'appliquer mes consignes.
J'ai observé que ces remarques étaient faites principalement sur des textes où l'enfant avait appliqué mes contraintes avec une singulière personnalité, et où d'ailleurs je n'avais pas eu particulièrement à intervenir.
Je ne me suis jamais ôté le droit d'intervenir sur les textes qu'écrivent les enfants. Je ne vois pas pour quelle raison je devrais m'en abstenir, et je n'en vois pas davantage de cacher qu'il est quelques textes dont l'élève est à peine l'auteur. Je pense qu'il est préférable d'agir ainsi que de laisser échouer un enfant. Or c'est généralement à propos des textes sur lesquels je ne suis pas intervenu, respectant le vocabulaire, les tournures et jusqu'à la mise en page, que toujours quelqu'un trouve à mettre en doute qu'un enfant les ait écrits seul.
C'est qu'employer un jeu de langage, c'est peut-être, plus littéralement, « le jouer », ou, plus exactement l'exécuter, « l'accomplir ».
Mais que peut-on conclure en ce qui concerne la compréhension ?
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La pédagogie attache sans doute trop d'importance à l'explication, à la capacité d'expliquer. J'ai très souvent observé que la capacité d'expliquer n'implique pas celle de faire, et réciproquement. Et faire me semble plus proche de comprendre qu'expliquer.
La pédagogie du Français, particulièrement, se fixe sur l'explication, sur l'impasse de l'explication.
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Georges Mounin affirme (dans Sept poètes contemporains et le langage) que des enfants sont incapables de comprendre une phrase telle que ce vers de Mallarmé « La chair est triste, hélas ! et j'ai lu tous les livres ». Je me suis empressé de vérifier en utilisant un autre alexandrin tout semblable, construit à cet effet : « Laissons les vents gémir et les rois murmurer ».
Quand on demande à des enfants d'expliquer une telle proposition, on est bien obligé de constater qu'ils en sont incapables.
On peut leur demander plutôt de l'imiter. On ne va pas s'embarrasser à expliquer ce vers, mais plutôt attirer leur attention sur les différentes sortes d'acceptions que chaque mot acquiert dans ses diverses occurrences. On leur donne des exemples de phrases où un mot très général à une acception précise (par exemple, le mot « arme » désignant une arme bien particulière), et d'autres où un mot précis a une acception générale (« Celui qui tue par l'épée... » Évangile). On leur demande d'en trouver eux-mêmes, et d'écrire en employant des mots dans cette forme d'acceptions très larges.
On a du mal à s'assurer qu'ils comprennent bien : ils sont incapables de reprendre à leur compte les explications, et parmi les exemples qu'ils trouvent, nombreux sont fautifs.
Quand on leur demande d'écrire, bon nombre de phrases dénotent encore une complète incompréhension. On leur montre celles qui vont et celles qui ne vont pas. Au bout d'un moment, ils arrivent presque à coup sûr à appliquer la consigne.
Ils y arrivent presque aussi bien que des adultes qui se montrent immédiatement capables d'expliquer le vers modèle. J'ai, bien sûr, fait le même travail avec des adultes.
Eux n'ont aucune peine à comprendre les vers, mais leur capacité d'expliquer et de comprendre les explications les aident curieusement peu pour l'application. L'emploi de la langue repose à ce point sur des automatismes, que la construction d'une proposition semble parfois s'accomplir en toute indépendance de l'intelligence de son auteur. On est parfois surpris de lire sous la plume d'un adulte intelligent, un énoncé qui paraît contredire absolument la compréhension de tout qui avait été commenté et analysé précédemment.
III
Signification et référence
février
Si penser est employer des signes, encore faudrait-il préciser que c'est, en règle générale, employer des signes sans y penser.
(Je vais trop vite. Je devrai revenir sur ce point.)
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Voir plutôt cette histoire d'acceptions plus ou moins générales des termes. Cela rappelle certains caractères de la logique. Je cite Russell :
« La logique consiste en deux parties. La première étudie ce que sont les propositions et quelles formes elles peuvent avoir [...] La seconde consiste en certaines propositions suprêmement générales qui affirment la vérité de toute proposition dotée de certaines formes [...] La première partie [...] est la plus difficile, et la plus importante aussi philosophiquement ; et ce sont les récents progrès dans cette partie, plus que toute autre chose, qui ont permis la discussion scientifique de nombreux problèmes. »
(Bertrand Russell : Our Knowledge of the External World)
Voyons d'abord cette seconde partie, moins difficile et moins importante, où certaines formes générales affirment la vérité de toute proposition dotée de telle forme.
« Celui qui tue par l'épée mourra par l'épée » est une proposition qui affirme une certaine forme générale : le terme « épée » englobe ici toute forme d'armes.
Mais comment le sait-on ?
On le sait parce que c'est la seule interprétation satisfaisante.
Cette proposition ressemble à « A + B = B + A ». Ou plutôt ressemble-t-elle à quelque chose comme « 4 + 3 = 3 + 4 », si l'on avait donné cette dernière pour signifier « A + B = B + A ».
En effet, à partir de « 4 + 3 = 3 + 4 », on n'a aucun mal à passer à la généralisation : « A + B = B + A ».
Piochons encore dans les Écritures Saintes une proposition semblable : « &œlig;il pour œil, dent pour dent ». On a ici deux occurrences à partir desquelles on n'aura aucun mal à prolonger la liste des équivalences possibles : « nez pour nez, gifle pour gifle, etc... » Là encore, on le sait car c'est la seule interprétation satisfaisante.
Est-ce vrai ? Ou plutôt : En quoi ces propositions ont-elles l'air de nous dire qu'elles sont vraies ? »
Plutôt ressemblent-elles à des exhortations. La première semble m'exhorter à ne pas tuer, la seconde à me venger.
Mais comment en suis-je sûr ? Pourquoi la première ne m'exhorterait-elle pas à tuer par les armes celui qui a déjà tué par les armes ; et la seconde à renoncer à me venger car la vengeance entraîne son cortège de vengeance ? Ce sont là deux interprétations tout à fait recevables.
En fait, ce n'est pas la vérité ici qui nous importe que les propositions constituent des représentations des images, conformes aux faits , mais plutôt qu'elles aient signification. Font-elles ou non sens, et quel sens ?
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Avant de décider si une proposition est vraie ou fausse, on doit bien lui trouver un sens.
Oui, mais ce sens, ne dépend-il pas, au moins en partie, de ce que je puisse juger si la proposition est vraie ou fausse ? C'est à dire, si elle s'accorde avec les faits ou non, et comment ? (Ici la fonction de vérité s'identifie à celle de référence.)
Par exemple, si je lis « celui qui tue pas l'épée mourra par l'épée », ne dois-je pas d'abord me demander si c'est vrai ? C'est à dire m'interroger sur son rapport avec les faits que je connais ?
L'abeille qui tue avec son dard meurt en le perdant. Est-ce ainsi, par exemple, que la phrase de l'Évangile serait vraie ? Non, bien sûr. Je sais bien qu'il arrive à des meurtriers de mourir dans leur lit. Je pourrais l'ignorer. Je pourrais venir d'une autre galaxie et croire que celui qui tue par l'épée meurt aussi sûrement que l'abeille qui se sert de son dard. La phrase aurait alors pour moi une tout autre signification. Sachant cette interprétation erronée, je dois en chercher une autre.
C'est dire que cette phrase a d'autant plus de sens qu'elle a moins de vérité ou plutôt, que son rapport avec les faits est plus lointain.
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Cela ne finirait-il pas par conduire à la conclusion que tout énoncé a un sens, pour peu qu'on soit décidé à lui en trouver un, comme l'affirmait Protagoras ?
Et là, on rencontre encore la question : « Où est le sens avant qu'on ne le trouve ? »
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Toutes ces réflexions sont très désordonnées. Elles ressemblent aux pièces d'un puzzle qu'on déplacerait un peu au hasard, en commençant à peine à prendre la mesure de ce que chaque déplacement d'une pièce impose de déplacements des autres.
On voit bien alors qu'on ne peut faire ce qu'on veut. Se sentant comme soutenu par des impossibilités, on pressent que la solution est possible.
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Revenir à cette idée que ce travail d'abstraction-généralisation commence avec celui de nos organes sensoriels.
Le travail de l'esprit n'est que le prolongement de celui de nos organes. Ce qui veut dire que le travail de nos organes est déjà un travail de l'esprit.
Nos organes trient dans le monde qui nous environne. Nos yeux sont faits pour sélectionner et analyser les seules variations lumineuses. Nos sensations visuelles sont cependant infiniment plus riches que ces seules informations lumineuses.
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Je sais comment fonctionne l'optique et la dioptrique. Mes sensations visuelles, tout ce que je vois réellement, sont riches cependant de quantité d'impressions qui ne sont pas proprement optiques. Ce sont des sensations tactiles : je « vois » la substance froide et humide de la mer, la fraîcheur matinale dans l'orangé du ciel. Je « vois » l'odeur même de la pinède ; je « vois » surtout la distance, la profondeur de champ ; je « vois » même le temps : le temps du déplacement de la voiture, du vol de l'oiseau, celui qui me serait nécessaire à marcher jusque là-bas...
J'opère en réalité avec mes sense data d'une façon peu différente de celle avec laquelle je me sers des mots.
C'est très paradoxal si l'on y réfléchit. Si une suite de mots peut me révéler des « idées » (au sens ancien : des conceptions, des sensations) si riches, c'est que j'en connais déjà la signification. Bien sûr, mais que veut dire « connaître la signification » ici, si ce n'est connaître déjà la réalité qu'ils désignent ? Les mots me désignent au fond ce que je connais déjà : ils agissent comme des stimuli ; disons : ils « désignent », dans le sens où « désigner » peut signifier « montrer du doigt », par exemple.
Ce qui est très compréhensible pour des mots devient très paradoxal quand il s'agit de sense data. Si les sense data ne font que me « désigner » la réalité qui m'entoure, comment pouvais-je cependant la connaître autrement que par eux ?
Ou bien dois-je vraiment admettre que je la connais autrement ?
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La philosophie de Berkeley est toute faite pour apaiser un tel doute. Car doute il y a bien. Berkeley réactualise la profession de foi islamique, dont le christianisme, trop romain, n'a jamais fait que rejeter la radicalité : « Dieu est la seule réalité, et je la connais en Le connaissant ».
Autant cette identification de Dieu au Réel peut être légitime pour énoncer une expérience, autant elle paraît inapte si ce n'est inepte à étayer une inférence. Quand la méditation rencontre Dieu, elle rencontre en réalité sa limite ; ou encore rencontre-t-elle l'expérience. Le recours à « Dieu » est presque toujours moins contestable en fait qu'il n'est dépourvu de sens. C'est encore le paradoxe des Méditations de Descartes : il dit « Dieu » quand sa méditation rencontre son expérience de la méditation ; et ceci vient oblitérer cela.
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Connaîtrais-je donc la réalité autrement que par mes sens ?
Connaîtrais-je par un autre moyen ce que mes sense data, comme le feraient des mots, ne font que me désigner ?
Je suis pourtant bien réel, la réalité est bien là, et j'y suis.
Je peux reprendre ici l'image du puzzle que j'employais plus haut. Pour déplacer une pièce, je dois en déplacer d'autres.
Cette expérience du puzzle est des plus intéressantes, car elle est la plus simple qu'on puisse imaginer de ce que je veux dire ici. Je veux parler du petit puzzle carré dans lequel l'image est découpée en seize cases que l'on ne peut déplacer qu'à l'horizontale. On voit tout de suite l'image que doivent composer les seize carrés, mais il est très difficile de la reconstituer car on ne peut en déplacer un sans en déplacer d'autres.
À supposer que je n'aie jamais vu de puzzle, ou que je n'en aie plus touché depuis si longtemps que j'en aie oublié l'usage, je vais commencer par déplacer les pièces un peu au hasard, sans méthode, et je me rendrai vite compte que je n'arrive à rien ainsi. Je me mets alors à anticiper les conséquences des divers déplacements et à faire des inférences. Je peux ainsi observer qu'il est plus facile et plus rapide de déplacer les pièces en imagination, mais qu'on perd assez rapidement le fil, et qu'il est absolument impossible d'envisager un trop grand nombre de déplacements en même temps. Alors, tout en raisonnant, je déplace avant que les raisonnements ne s'évanouissent.
En fait, il est impossible de jouer à ce jeu sans sentir se dissiper une démarcation trop nette entre la pensée et le geste.
Avec un peu d'entraînement on peut parvenir à reconstituer le puzzle sans coup férir ; mais ce n'est pas cela qui m'importe : j'essaie de ne pas laisser dépasser mes inférences par le déplacement effectif des pièces. Je perds toujours à cette course. Toujours je parviens à reconstituer le puzzle avant d'avoir pu penser par avance les derniers déplacements.
S'il en est ainsi pour un dispositif aussi sommaire (un carré coupé en quatre horizontalement et verticalement), on imagine, pour des dispositifs autrement compliqués, quelles peuvent être les limites de la seule inférence.
Mais justement, où et quand y aurait-il seule inférence ?
Observe en tout cas comment tu parviens à reconstituer le puzzle : la part de l'inférence, la part de nécessité déterminée, la part de possibilités aléatoires.
Tente d'observer, plutôt, car ton observation est toujours prise de vitesse.
Ne pourrait-on pas dire que la nécessité ici est comme un cadre de l'aléatoire ; une limite qui contient tous les déplacements possibles ? Ce cadre se prête à devenir l'outil de nos inférences pour soumettre l'aléatoire à notre volonté.
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Le puzzle me montre que je suis incapable de penser (de (conce)voir) comment je reconstitue l'image, alors que je suis pourtant capable de le faire.
Je suis incapable de le penser aussi vite que je suis capable d'y parvenir.
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Le « aussi vite » ici est de trop. Si je ne suis pas capable « aussi vite », c'est que « je » ne suis pas capable du tout.
Je vois peut-être comment « j'ai fait », mais pas comment « je fais ».
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À remarquer ici la même rétroaction que je relevais plus haut. (Et que Michaux relevait aussi à sa manière : « arriver un peu avant ».)
Où est le sujet de ce savoir, percevoir, concevoir... avant qu'il n'ait su, perçu, conçu... ?
Ce sujet est définitivement un sujet au passé. Et c'est très peu clair ce que signifie en ce cas « sujet au passé ». Je peux très bien concevoir le sujet d'une opération cognitive dans un temps t1, puis concevoir ce même sujet dans un temps t2 ; mais là, il n'y a jamais eu de temps t1. Il n'y a qu'un temps t2 où apparaît le sujet.
D'où sort-il ?
*
Je suis capable d'accomplir la reconstitution du puzzle avant de pouvoir me faire une représentation de cette reconstitution.
Mais où est le problème ? Le vois-tu ? Se réduit-il au problème grammatical de la conjugaison de la première personne du singulier ?
Il y a bien en tout cas un problème de conjugaison ; un problème du temps grammatical et du sujet.
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Il y a aussi un autre problème : celui de la représentation. (Ou peut-être celui d'une médiation ; d'une représentation médiate.)
En quoi, pour penser quelque chose, devrais-je me figurer quoi que ce soit ?
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Ici j'interroge aussi bien ce que peut signifier « connaître », ou « comprendre » : en quoi aurais-je besoin d'une représentation intermédiaire ?
Et cette représentation, d'ailleurs, serait l'intermédiaire entre ce qu'elle représente, et quoi d'autre ?
Si c'est « moi », que voudrait dire alors « moi », et même « je », dans une telle topique ?
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Tout ceci est extrêmement compliqué car c'est le vocabulaire d'abord qui se dérobe.
Notre langue n'a pas été faite pour soulever de telles questions. Peut-être même a-t-elle été faite pour ne pas les soulever.
Il peut y avoir un intérêt certain pour une langue à évacuer cette question. Comme il peut y avoir un intérêt certain à ce qu'un appareil photo règle automatiquement son objectif pour que l'image soit toujours nette. Quand on veut faire, par exemple, un flou artistique, bien sûr on est embarrassé. C'est le problème, avec les appareils automatiques, et la langue en est un.
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Je connais bien un tel, et je suis capable de le reconnaître, même de très loin. Par quel intermédiaire aurais-je besoin de passer pour le reconnaître ?
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Ceci serait-il comparable, par exemple, avec la reconnaissance d'une identité remarquable ?
À partir de la formule : a (a + b) + ab + b2, je reconnais (a + b)2.
Je peux passer ou ne pas passer par une formule intermédiaire : a (a + b) + ab + b2 = a2 + 2ab +b2 = (a + b)2
Quand bien même je passerais par une forme intermédiaire, pourquoi celle-ci serait-elle suffisante, et pourquoi ne devrais-je pas passer par (disons) cette figure (1) :
a b
o o - - -
b o o - - -
o o - - -
- - o o o
a - - o o o
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Ne puis-je pas apprendre aussi bien « (a + b)2 = a2 + b2 + 2ab » sans comprendre, et l'appliquer sans comprendre davantage ?
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Si je reconnais la figure (1) dans « a (a + b) + ab +b2 », n'ai-je pas épuisé tout ce qu'il y aurait à comprendre ?
Mais en quoi se représenter cette figure, ou encore la dessiner, ou la construire avec de petits cailloux, ou des haricots... signifierait-il comprendre quelque chose ? Et si comprendre était plutôt représenter une telle figure par une formule comme (a + b)2 ?
Justement, s'il est quelque chose à comprendre, ce ne saurait être que le passage de l'un à l'autre. Et où y aurait-il une forme intermédiaire ?
Ou plutôt : Si l'on peut toujours s'amuser à trouver des formes intermédiaires, comprendre reviendrait toujours à comprendre le rapport entre une telle forme et une autre.
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Quand je reconnais de loin une personne que je connais bien, entre quoi et quoi ferais-je encore un rapport ?
Sans doute je vois d'abord une lointaine silhouette que je n'identifie pas, puis, tout à coup, je me dis « c'est un tel ».
Puis-je dire cependant que j'ai rapporté cette silhouette, d'abord inconnue, à quelque chose d'autre que j'avais déjà dans la mémoire, et que je les ai identifiées ?
Je peux peut-être le dire, mais à mon avis, ce n'est qu'une façon de parler.
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Il semble que savoir devrait d'abord passer par pouvoir.
J'entends par là qu'il doit y avoir une nécessaire continuité entre travail mécanique et travail de l'esprit.
L'organisme occupe entre les deux un point aveugle où le travail musculaire est indissociable de l'activité sensorielle. Cependant on sait très bien analyser le travail musculaire en le ramenant à du travail mécanique.
On retombe toujours ici sur une irrémédiable fracture entre ce qu'on appellera « corps » et « âme », « corps » et « esprit », « matière » et « esprit », « physique » et « psychique »...
De quoi provient cette fracture ? De la distance entre deux sortes d'expériences : l'une consiste à agir sur un objet et observer ce qui se passe, l'autre à observer en soi-même ; l'expérience objective et l'introspection.
C'est ici que mon expérience du petit puzzle se révèle intéressante quant aux limites de ces deux sortes d'observations.
Il n'y a quasiment rien à observer d'un côté comme de l'autre.
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mars
En fait, dans mes perceptions, ce que je ressens à l'intérieur de mon corps et ce que je ressens à l'extérieur de lui entrent à parts à peu près égales, et rien ne permet de dire que l'esprit serait plutôt du côté de l'intérieur.
C'est du moins ce qu'il me semble à première vue, mais est-ce qu'une impression d'intériorité n'apparaîtrait pas avec le geste ? Il est bien évident que mon geste est celui de mon corps, qu'il prend sa source, et s'effectue même peut-être entièrement, à l'intérieur de mon corps.
Quand je dis « moi », quand je pense « je », j'identifie nécessairement un geste.
Qu'est-ce que j'appelle cependant un geste ? Je veux parler d'un mouvement que j'identifie comme mien. Or il n'est pas très facile de définir comment je l'identifie tel.
Le mouvement de mon cœur par exemple, jusqu'à quel point je peux le dire mien, dans quel sens et en quelles circonstances ? La plupart du temps, mon cœur bat sans que je m'en préoccupe, sans que je le sente battre, en un mot : sans moi. Parfois je le sens au contraire parfaitement : après un effort ou sous le coup d'une émotion.
Est-ce que je sais comment je fais battre ainsi mon cœur ? En un sens, non. D'un autre côté je le sais très bien : en faisant des efforts excessifs, en éprouvant des émotions fortes... je le sais si bien que je peux le provoquer ou l'éviter : je peux mesurer davantage mes efforts contrôler ma respiration, diriger autrement mes pensées...
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La notion d'intériorité est terriblement trompeuse. Elle est implicitement corporelle. Et elle est d'autant plus trompeuse qu'elle n'est qu'implicitement corporelle.
La notion d'intériorité empêche de penser qu'elle n'est corporelle que parce qu'elle est, si l'on peut dire, gestuelle.
(Me vient ici en tête cette curieuse appellation de « chanson de geste » pour désigner l'art des troubadours.)
Les « représentations mentales », les « images intérieures », la « vie intérieure », etc... tout cela n'a d'intériorité que ce qui se traduit en gestes et impressions corporelles.
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L'important n'est pas qu'il se passe quelque chose dans le corps, mais que ce soit senti. Ou plus exactement, qu'à la sensation corporelle soit associé quelque chose qui n'est pas précisément et actuellement corporel.
Par exemple, en ouvrant les volets, la lumière m'éblouit et je cligne des yeux, ou encore, les paroles que j'entends m'étreignent la poitrine, le souvenir m'arrache un soupir...
La seule « intériorité » réelle du souvenir alors est le soupir.
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Suppose que quelque chose se soit gravé dans tes neurones et qu'un sense data à un moment donné réactive, provoquant alors quelques réactions neuro-endocriniennes.
Nous sommes capables de produire des machines qui fonctionnent à peu près ainsi. Sans doute y a-t-il là un mécanisme nécessaire à la pensée, mais où y aurait-il dans un tel mécanisme une place pour la pensée ?
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