Jean-Pierre Depétris

RECHERCHES SUR LA PAROLE, LE SIGNE ET LA PENSÉE

Carnets de 1997

 


 

 

 

 

AVERTISSEMENT

 

 

 

Il semble qu'en général on lise un peu comme on escalade : on prend appui sur quelques points saillants pour se hisser jusqu'aux suivants, et l'on devine bien souvent plus qu'on ne lit (ne lie) ce qui conduit de l'un à l'autre. Il est périlleux, en ce qui concerne ce que j'écris, de trop imaginer ce que l'on n'aura fait qu'enjamber ; précisément parce que ce travail de liaison n'est ni fait ni à faire.

On me prête souvent des idées qui me sont étrangères. Elles ont été « devinées » plutôt quelles n'ont été « lues », entre quelques prises solides. Entre A et B, on ne pouvait imaginer que C. Certes, mais je n'ai moi-même rien articulé de tel et peut-être n'ai-je rien articulé du tout.

On est en général très attentif, trop sans doute, à ce qui fait liaison, dans la pensée, entre ses points d'appui. On appelle cela des « systèmes ». On cherche des systèmes ; on attache plus d'importance au système qu'à ce qu'il « systématise ». Les points d'appui perdent leur importance propre pour ce qui les rattache entre eux. C'est une des principales raisons qui m'ont fait renoncer à articuler ma pensée, et je crains qu'à me lire ainsi on ne s'enferme dans d'inextricables filets, qui ne seraient d'ailleurs que le produit de la propre imagination conceptuelle du lecteur.

 

Je sais bien qu'on ne comprend jamais tout en lisant, et pour de multiples raisons : parce que l'auteur est trop lacunaire, qu'il fait appel à des connaissances ou des expériences que le lecteur ignore, parce qu'il éveille des pensées qu'on préfère enfouir, parce qu'il ne se comprend pas lui-même... Il est alors bien naturel qu'on saisisse quelques prises, choisies au détriment d'autres offertes. C'est bien évidemment comme cela qu'on peut, et doit, me lire aussi. Qu'on s'y appuie, qu'on les éprouve, les triture et les creuse ; mais qu'on ne cherche pas trop à imaginer entre elles autre chose que le seul travail de se hisser de l'une à l'autre ; qu'on ne cherche pas autre chose que leur seule articulation.

 

 

 


 

 

ESSAI DE DEFINITION D'UNE POSTURE

 

 

 

 

1 Perception et conception

La pensée fonctionne à partir des sensations autant que des conceptions. Mieux : il n'est de sensation et de conception, et donc de différence entre les deux, qu'à la suite du fonctionnement de la pensée.

Voilà qui paraît compliqué. Il n'en est rien, et l'on peut en faire quotidiennement de multiples et banales expériences : apercevant un homme en blouse blanche, selon que je sache, ou croie, qu'il est brancardier, cuisinier, peintre en bâtiment, chercheur, médecin chef... je le verrai d'une tout autre façon. Nos sensations, nous les tirons en principe de nos organes de perception, et nos conceptions, nous les tirons de systèmes signifiants. En réalité, rien n'est moins évident qu'une nette distinction entre les deux. Un système signifiant — par système signifiant, j'entends toute langue naturelle, toute forme de langage, de code, tout outil de représentation — un système signifiant ne sert pas seulement à énoncer la pensée, à la signifier, ni même seulement à penser, il intervient jusque dans la perception. La façon dont on s'en sert peut accroître ou diminuer l'acuité des perceptions. Ainsi le même coucher de soleil peut être vu très différemment selon la conception qu'on se fait du cosmos : selon qu'on « voit » la Terre plate ou ronde, mobile ou immobile. L'exacte distinction entre ma perception et ma conception du coucher de soleil est en fait bien problématique.

La manière dont on conçoit suppose un filtrage des perceptions : certaines devenant constitutives de la conception tandis que d'autres sont oblitérées et deviennent proprement imperceptibles. Et la perception elle aussi filtre les conceptions, en rendant quelques-unes littéralement inconcevables, tandis que d'autres en constituent la charpente. Non seulement tout ceci est moins compliqué qu'on pourrait le croire, mais ne constitue même pas des idées neuves ; pourtant on peut constater avec quelque surprise qu'elles gardent un air de nouveauté. Peut-être sont-elles bien connues et mal comprises.

 

De telles idées tendent à jeter quelques soupçons sur le témoignage des sens et sur celui de la raison ; elles tendent du moins à les relativiser. Il serait bien naïf de prêter trop de crédit aux sensations, qui peuvent n'être aussi bien que des illusions, ou de croire la raison infaillible ; mais on veut se convaincre que l'observation sensible et le raisonnement logique puissent mutuellement s'affermir, que le témoignage des sens confirme le raisonnement logique, et réciproquement. La valeur de ce double témoignage repose évidemment sur la croyance en deux sources distinctes : si les perceptions et les conceptions s'articulent au contraire et se mêlent, aucune ne saurait être une preuve pour l'autre.

Accepter de telles prémisses semble faire renoncer à tout espoir dans une quête de la vérité ; c'est la raison pour laquelle, bien qu'elles ne soient en rien des idées neuves et qu'elles soient généralement admises, du moins partiellement, on se refuse manifestement à en tirer toutes les conséquences. Cette attitude de compromis revient à négliger la valeur intrinsèque de l'intelligence et de la sensibilité. En effet : pourquoi aurions-nous besoin d'une preuve que ce que nous percevons et concevons clairement soit vrai ? En quoi avons-nous impérativement besoin d'être rassurés ? Doutons-nous seulement sérieusement ? Nous cherchons avant tout à mieux percevoir, à mieux comprendre. Nous y parvenons ou pas ; mais quand nous percevons ou comprenons distinctement, qu'attendons-nous de plus ? Quelque chose qui pourrait avoir valeur de preuve ? Et qu'est-ce qui pourrait encore tenir lieu de preuve ?

 

2 De la futilité à la fertilité.

L'inextricable treillis des sensations et des conceptions, des impressions et des réflexions dirait Locke, devrait suggérer d'abord des conclusions pratiques. C'est un champ d'expériences très vaste ; en fait, il n'est pas un champ d'activité, pas une expérience particulière qui ne repose d'abord sur ce recouvrement réciproque des percepts et des concepts.

Mon champ d'expérience privilégié est la littérature, plus largement l'esthétique. Qu'est-ce que la littérature ? On pourrait la définir succinctement comme l'art d'éveiller des impressions sensibles à l'aide de mots, à l'aide de systèmes signifiants. Peut-être pourrait-on dire que le but de la littérature est de nous faire oublier les mots, non pas pour les seules significations, qu'elle nous fait oublier aussi, qu'elle nous fait enjamber sans nous y arrêter, mais pour des sensations, des impressions, des perceptions.

C'est ce que je me plais à appeler la dimension futile de la littérature. Cette futilité n'est pas élément négligeable ; elle est l'essence de l'esthétique. Elle en est l'essence, mais elle n'est pas tout. Goûter une œuvre littéraire, palpiter à un récit, à une description, retrouver la richesse et la densité du monde sensible dans un habile et efficace arrangement de phrases, est d'un certain point de vue prodigieux, mais d'un autre, totalement futile puisqu'il n'y a aucun intérêt à passer par le livre pour goûter ce qui nous est immédiatement donné à profusion par nos sens et notre entendement. La possibilité seule, et les procédés pour y parvenir, sont fascinants. Et c'est bien ce qui fascine les passionnés de littérature.

 

Rien ne dépasse là encore la futilité, pour atteindre ce que j'appelle la fertilité. De « futile » à « fertile » il n'est que deux lettres à changer, et il n'y a à vrai dire qu'un pas. Je distingue la fertilité quand on passe du seul arrangement des mots pour éveiller des sensations à l'arrangement des sensations ainsi évoquées pour articuler une pensée. On peut dire alors que la littérature, plus largement l'esthétique, consiste à penser avec des sensations plutôt qu'avec des concepts.

Comme j'ai affirmé que perception et conception étaient indissociables, il est peut-être hasardeux de chercher à tracer une démarcation bien nette entre une littérature pure, « générale », à vocation esthétique, et des « littératures » scientifiques, philosophiques, etc... qui auraient pour vocation d'énoncer des idées. Tout au plus cette démarcation pourrait être un choix volontariste : celui d'un écrivain (comme Flaubert) qui se refuse par principe à énoncer la moindre idée dans ses œuvres, en se donnant pour consigne de seulement les illustrer en les mettant en scène ; ou encore le choix d'un penseur qui se donnerait pour consigne de proscrire toute figure de style ou tout effet de rhétorique. De telles options ont eu une certaine vigueur de la fin du dix-neuvième siècle au début du vingtième. Elles ont été élaborées et poussées à leurs limites en toute conscience et elles ont été fructueuses en ce qui concerne l'exploration de ces limites. De telles distinctions n'ont pas toujours eu beaucoup de signification. Elles ne recouvrent rien, par exemple, dans la littérature latine où ne se distinguent jamais bien la valeur esthétique de la valeur démonstrative, ni même de l'efficace de la persuasion. Qu'on se réfère à Lucrèce, Sénèque, Horace ou Cicéron : les Romains étaient surtout sensibles à la puissance d'un discours, même s'ils étaient peu équipés pour concevoir ses éléments et ses moyens.

Cette puissance repose principalement sur deux pôles. L'un est une certaine force d'évidence : comment avec le moins de mots possible susciter une impression vivace. L'autre est dans le déplacement de la pensée : générer, à partir de ces impressions, des idées nouvelles. Comment, en somme, se servir des mots pour accroître l'intuition, pour affiner la claire perception des choses, et les articuler dans les plus directes et lointaines suites d'inférences ?

 

3 Culture et science.

La science moderne, celle qui est apparue au dix-septième siècle et qui est seule à être proprement appelée « science », a un caractère bien particulier que l'on ne retrouve dans les « sciences » d'aucune autre époque ni d'aucune autre civilisation, du moins poussé à une telle exigence : c'est l'objectivité.

Qu'est-ce exactement que cette objectivité ? La science cherche à énoncer sous forme de lois des connaissances et des méthodes qui n'aient pas à tenir compte des qualités et des aptitudes d'un sujet. C'est en cela qu'elle est objective. Sans doute celui qui apprend, produit, utilise ces connaissances et ces méthodes doit bien posséder quelques aptitudes ; mais ces aptitudes ne sont pas l'objet de la science et elle ne s'en soucie pas. Quand bien même la science moderne s'intéresserait à de telles aptitudes et chercherait comment les accroître, et elle s'y intéresse, ce n'est jamais sous forme de méthodes que le chercheur appliquerait d'abord à lui-même. La « communauté scientifique » se veut sans doute une communauté de « savants », mais pas une communauté d' « initiés ». Aucune formation scientifique n'exigera que l'étudiant « travaille sur lui-même » ; elle « contrôle ses connaissances » mais jamais son « évolution initiatique ».

Cela ne veut pas dire que cette dimension « initiatique » soit absolument absente de la science. Des aptitudes, des sensibilités, des tournures d'esprit particulières se développent et sont même indispensables pour poursuivre certaines recherches ; la science tout simplement les ignore, elle ne s'intéresse qu'à ce qui constitue un « savoir objectif », énonçable et communicable sans exiger une quelconque évolution initiatique. Et c'est bien parce que cette option est constitutive de la science depuis le dix-septième siècle qu'elle a accumulé la plus formidable somme de méthodes et de savoirs « objectifs ».

Il n'empêche que cette dimension proprement « initiatique » n'est qu'évacuée, mise de côté, ignorée, même si cette ignorance n'en est pas moins génératrice de savoirs, et ceci très efficacement.

Cette dimension rejetée par la science, que je préférerais dire « initiatrice » plutôt qu' « initiatique », n'est pas tout entière évacuée vers d'autres activités, notamment culturelles, bien qu'elle y tienne une part plus visible. En fait le modèle scientifique tend à contaminer toutes les disciplines et les activités. J'entends par là que, de toute part, on suppose que rien d'autre ne doive être en jeu que, d'une part des techniques, des savoirs, des méthodes « objectives », et de l'autre des aptitudes, plus ou moins innées, qu'on ne songe à aucun moment à cultiver, à affiner, autrement que par des méthodes « objectives ».

Une certaine opposition devenue classique entre le rôle du travail et celui de l'inspiration, ou du génie, dans l'art comme dans la science, pourrait bien alors être de nature à cacher l'essentiel.

 

4 Connaissance et ignorance.

On prête trop d'importance à la science et dans le même temps l'on néglige trop le caractère décisif de la révolution scientifique qui a eu lieu au dix-septième siècle, et son influence sur tous les aspects de la vie.

On néglige principalement sa première prémisse, qui pourrait s'énoncer ainsi : « Ramener le savoir à des énoncés intelligibles pour toute personne douée de raison ». C'est là, il me semble, un critère fondateur qui marque la véritable rupture avec toute forme antérieure de science : on part du postulat que la raison est la chose au monde la mieux partagée, et l'on fait de son jugement le critère universel du savoir.

Or, qu'est-ce qui peut bien faire obstacle à cet exercice de la raison ? Qu'est-ce qui empêche un être doué de raison de comprendre ? Il y a peu de réponses acceptables à cette question. Dire « la sottise » revient à nier l'hypothèse de base que la raison est au monde la chose la mieux partagée. La paresse, le manque d'effort, d'attention, laissent intacte la possibilité virtuelle. Ne reste alors que l'ignorance. Elle seule peut empêcher un être doué de raison de comprendre un énoncé raisonnable.

La science moderne serait-elle fondée sur l'ignorance ? C'est manifeste et explicitement formulé. Cette révolution scientifique qui se fonde de la Docte Ignorance de Nicolas de Cusa jusqu'à La Logique de Port Royal, repose sur l'ignorance, et rejette la complexe propédeutique scolastique. On ignore délibérément tout savoir qui ne repose pas sur l'évidence de la raison et les données de l'expérience.

On peut se demander si la science aujourd'hui s'appuie encore sur un tel critère qui lui est pourtant constitutif. On serait tenté de répondre non, tant la science contemporaine n'est plus accessible à l'ignorant, si tant est qu'elle l'ait jamais été, et demande même tant de connaissances qu'aucun homme ne pourrait espérer en assimiler assez pour circuler dans toutes ses dépendances. Mais répondre ainsi ne reviendrait-il pas à affirmer que la science n'est plus scientifique ?

Littéralement, science veut dire « savoir », « connaissance ». La science est toutefois une connaissance bien particulière dont la caractéristique principale est qu'elle refuse de se laisser fonder sur d'autres connaissances. Tant de telles connaissances se sont pourtant accumulées, et surtout se sont étayées les unes sur les autres, qu'une telle exigence n'a peut-être plus aucun sens. Elle ne peut cependant pas être évacuée, et ne l'est pas pour l'essentiel, car même si le savoir scientifique n'est pas accessible dans sa totalité à un seul homme, et que cet homme doit bien faire confiance à ce qu'il n'est pas en mesure de vérifier par lui-même, l'essentiel de l'activité scientifique n'en consiste pas moins à remettre en question ses acquis et à les éprouver par l'expérience et l'inférence.

Si l'on veut bien tirer de tout ceci toutes les conséquences, force est d'admettre que la science proscrit la certitude au profit de l'hypothèse, que la connaissance scientifique est une connaissance hypothétique, et ceci par définition. La connaissance scientifique n'est que l'ensemble des hypothèses scientifiques. Prendre ces hypothèses pour argent comptant revient à renoncer à la posture scientifique (pour, si j'ose dire, l'imposture scientifique).

 

5 La science n'a fait qu'utiliser l'esprit, il est temps de l'affûter.

Il est remarquable qu'une civilisation se soit fondée sur une science qui elle-même repose sur le doute et l'ignorance — l'hypothèse —, et obtienne de si incontestables succès. Du moins l'hypothèse repose-t-elle sur deux solides piliers : inférence et expérience ; c'est à dire la raison et le témoignage des sens.

On craindra donc que l'ébranlement de ces deux piliers ne menace l'édifice. La résistance de chacun, a bien pu être jugée douteuse, son équilibre individuel instable, du moins l'usage concordant des deux semblait garantir la solidité ; mais s'ils ne sont que les branches d'un même tronc, les supports et les moyens de vérification de l'hypothèse sont eux-mêmes plus hypothétiques encore.

Plutôt semblerait-il que l'hypothèse possède déjà une certaine force portante sur laquelle prennent aussi bien appui l'expérience que l'inférence.

Qu'on songe ici aux mathématiques — science par essence hypothético-déductive — et à leur fonction constitutive dans l'activité scientifique, qui en fait l'armature de toutes les autres sciences. Il est évident que tout principe de vérificabilité ou de réfutabilité n'a aucune prise sur les mathématiques. Comment réfuter le théorème d'Euclide ? On peut le remplacer par celui de Riemann, mais on ne peut rien réfuter, ni davantage vérifier, ni par expérience, ni par inférence. Inférence et expérience, au contraire, peuvent germer sur de telles hypothèses.

De ce point de vue, le principe de réfutabilité de Popper est une absurdité. Il prétend réfutable une affirmation telle que : « tous les cygnes sont blancs », si l'on découvre au moins un cygne noir, mais néglige que si l'on caractérise le cygne par la blancheur, on n'appellera certainement pas « cygne » un oiseau noir.

La découverte de l'ornithorynque n'a pas réfuté le principe qu'aucun mammifère n'est un oiseau. De telles constructions, comme la classification des espèces, ne sont ni vérifiables, ni falsifiables, ni même vraies ou fausses, elles sont au contraire des outils efficaces de conception, et même de perception.

Il ne serait alors peut-être pas sot de se demander si tout l'initiatique refoulé ne se réfugie pas dans cette production d'hypothèses, les utilisant à affûter l'esprit, et occupant un point aveugle où travail esthétique et travail scientifique se superposent. L'activité la plus fertile du vingtième siècle me paraît se situer là, dans une sorte d'entre-deux assez peu confortable.

Je pense ici aux travaux de Wittgenstein, à la meilleure part du Mouvement Surréaliste, ou encore aux Carnets de Paul Valéry, aux principales œuvres de Roger Caillois, ou même à l'œuvre de Michaux, aux Séminaires de Jacques Lacan... On peut être surpris de ce curieux catalogue — que je ne prétends pas exhaustif — et avoir quelque peine à trouver le caractère commun des œuvres qui le constituent.

Je peux déjà en proposer un : leur singularité formelle qui les rend assez peu classables, même là où l'on a coutume de les classer. Ces ouvrages qui, mis ensemble, paraissent à première vue si disparates, ont ceci en commun qu'ils le sont en effet, le sont à ce point qu'ils le demeurent où qu'on les place ailleurs. Ils paraissent avant tout n'obéir à aucune règle de genre.

Un autre point commun apparaît en y regardant mieux : ils ne sont pas très éloignés du point de vue que je revendique ici. Ils affichent une même méfiance envers la raison et envers l'expérience objective, tout en rejetant radicalement tout fidéisme, toute transcendance, tout occultisme comme tout passéisme, et ils prennent comme principal objet d'expérience l'usage du langage et des sensations.

Chacune de ces démarches a remporté en même temps une part de succès et une part d'échec : le succès tient à ce que, bon gré mal gré, souvent avec retard et pas mal de malentendus, elles jouissent d'une certaine célébrité ; et leur échec tient justement à cette impression de disparate que ne manque pas de donner leur regroupement.

 

6 Tout ceci ne serait pas sans rapport avec l'autorité. Et qu'est-ce que l'autorité ?

La plupart du temps, lorsqu'on entend un discours, la première sorte d'information qu'on cherche à en tirer consiste à comprendre à quel type d'autorité établie il prête allégeance, et quelle autorité le couvre de son agrément. Dans un second temps seulement, selon les réponses qui s'imposent, on cherche à en comprendre davantage.

Cette attitude est sans doute critiquable, mais elle n'en demeure pas moins très justifiable : ne pas comprendre de quelle autorité se revendique un discours, revient en général à s'interdire de le comprendre.

Il est encore une bonne raison d'être attentif à l'autorité revendiquée et à la caution qui en est reçue : on s'économise ainsi l'effort de chercher à comprendre ce qui n'en vaudrait peut-être pas la peine.

En matière intellectuelle, on peut sérier deux principales formes d'autorité. La première est l'autorité scientifique. Elle est fondée sur celle d'une communauté scientifique qui confirme que le discours de chacun de ses membres a bien une consistance pour l'ensemble de cette communauté. Cette communauté scientifique est fermée, elle est constituée d'un conglomérat de petites communautés de spécialistes, dans lesquelles les conflits d'autorité sont souvent très violents mais ne peuvent être tranchés qu'au sein de ces seules communautés. À l'autre extrême, se trouve l'autorité de la célébrité. Entre les deux est ce qu'on pourrait appeler « l'autorité des avant-gardes », qui est un peu hybride. Elle ne revendique ni l'autorité d'une communauté bien constituée et infaillible, ni celle du grand nombre. Elle tient de la première en ce qu'elle suppose malgré tout une certaine reconnaissance des pairs qui constituent alors moins une communauté qu'un milieu ; elle tient en ceci de la seconde, et s'en distingue en ce qu'elle revendique la reconnaissance avisée plutôt que massive.

Tout cela est parfaitement justifiable : qu'un discours soit autorisé par une communauté compétente, par une large reconnaissance publique ou par tout ce qui pourrait en être l'intermédiaire ou le panachage, n'est ni insignifiant ni exempt de garanties.

Or justement, qu'est-ce que cela garantit ? De quoi est-ce le signe ? L'autorité scientifique, par exemple, celle que garantit une communauté autorisée, n'a de réelle valeur que si elle n'est pas tautologique ; c'est à dire si elle ne s'établit pas sur une présupposée infaillibilité exemptée de fournir des critères et de se justifier, mais si elle garantit au contraire des critères de scientificité. On veut bien alors accorder à cette communauté la meilleure aptitude à reconnaître et éprouver de tels critères, puisqu'elle en a l'usage le plus exigeant. Disons qu'un discours est autorisé par la communauté scientifique parce qu'il répond à des critères de scintificité, et non l'inverse ; sinon cette communauté finirait par ruiner sa propre autorité.

L'autorité du « grand public », elle, garantit l'efficacité et l'évidence d'un propos qui ne demande aucune préparation particulière pour être reçu.

Un discours, une théorie, un ouvrage, un énoncé contiennent donc une autorité intrinsèque qu'une communauté, un milieu, un public... ne peuvent que garantir, cautionner, certifier mais certainement pas remplacer, sous peine de perdre à terme leur crédibilité ; leur propre autorité.

 

7 Autorité suppose auteur (ou : Le Magicien d'Oz)

Ces remarques tendraient à démontrer qu'une autorité peut en cacher une autre ; que l'autorité donnée par un corps constitué quelconque : université, médias, éditions, etc... peut quand même en venir à se substituer à celle qu'elle devait seulement garantir.

Imagine celui qui ne se soucierait plus que du label d'un vin en oubliant même la qualité que ce label est censé spécifier. Ceci ne voudrait d'ailleurs pas dire que le label soit attribué inconsidérément, mais seulement qu'on est prêt à payer la qualité, même si l'on n'est pas capable de la reconnaître ; qu'on la paiera même d'autant plus volontiers qu'on ne sait faire la différence.

Cet usage de l'autorité est ce qui a la plus redoutable efficacité pour émousser l'esprit. Aussi, affûter son esprit peut revenir tout simplement à ruiner une telle autorité. Oh, certainement pas en la contestant, ou en la bousculant d'une quelconque manière, mais tout simplement en entreprenant de guérir cette maladie de l'esprit qui consiste à prêter autorité à la première institution venue, ou encore à tout ce qui fait nombre, à tout ce qui se donne des airs impressionnants, importants.

Ne plus prêter son autorité, car c'est la sienne en fait dont on se dépouille ; la reconquérir. Retrouver son autorité, celle de ses sens et de son intelligence ; se savoir l'auteur de ce que l'on construit avec.