Les objets et l’intelligence des gestes

Jean-Pierre Depétris
le 27 juillet 2012


Je me suis aperçu ces jours-ci que j’étais fortement démotivé, et que je l’étais largement sous l’effet de ceux qui devraient plutôt souhaiter le contraire, ceux qui devraient me vouloir enthousiaste, et qui attendraient même de ma part que je les motive.

Je suis largement démotivé par le peu de cohérence et de lucidité que je rencontre. Pourtant, si je le perçois bien, je dois me faire une raison : agir en conséquence et cesser de me miner. Mais voilà, j’ai moi-même quelques problèmes à maintenir ma cohérence.

C’est sans doute normal, on ne peut pas tout garder perpétuellement en tête ; ce n’est pas ainsi que l’esprit humain s’en sort normalement. Nous avons d’autres moyens : nous sommes d’une part portés par notre propre démarche, les processus qu’elle met en œuvre ; et nous sommes d’autre part repris et corrigés par les autres quand nous nous égarons.

Ce sont là deux facteurs importants qui permettent normalement de garder un cap sans devoir tout penser à chaque instant. On devrait donc supposer qu’en ce moment ces deux facteurs dysfonctionnent.

Le premier relève de méthodes de travail, et son dysfonctionnement est bien compréhensible : L’évolution technique nous offre de puissants moyens qui changent en profondeur nos façons de travailler. Disons que s’y réduit la part des processus, renvoyés à l’automation, et que s’accroît donc en proportion celle de la réflexion et de l’attention. Lorsqu’on ne travaille donc pas comme un automate, on est contraint à un effort cognitif qui n’est pas loin de dépasser les capacités humaines.

Certes l’automate nous y aide aussi, mais cela tient alors d’une mise en abîme.

Les automates et les automatismes sont toutefois bien moins étrangers à l’intelligence humaine qu’on voudrait parfois s’en laisser convaincre. Il existe une sorte d’intelligence des gestes qui est alors mise ici à rude épreuve.

Voilà donc les deux points : l’intelligence des gestes, et la capacité de se reprendre les-uns-les-autres. À vrai dire, je trouve le second point moins déterminant que le premier, dans la mesure du moins où il n’en est pas une émergence.

De toute façon, les rapports humains sont toujours médiés par la technique, par des objets, des outils, des méthodes, à commencer par la langue. Les nouvelles techniques du numérique nous rappellent cette dernière évidence jusqu’à nous en aveugler.


Cependant, les nouvelles techniques, du numérique notamment, s’offrent à des usages très divisés. En effet, programmer, se servir d’un programme ou attendre qu’il s’exécute sont trois usages bien différents d’une même technique.

En quoi cet écart serait-il plus définitif que celui, en d’autres temps, entre le travail du facteur d’instruments de musique, du musicien et du compositeur ; ou encore, entre le travail de charpentier de marine et de matelot ?

Imaginons un monde où des hommes sauraient écrire des programmes et le feraient pour des gens qui sauraient s’en servir. Ceux qui sauraient les utiliser n’entendraient rien à la programmation, et les programmeurs, de leur côté, ne posséderaient pas les techniques auxquelles leurs programmes seraient destinés.

Si l’on ne s’efforce pas d’imaginer une telle chose, on peut y croire. C’est même la croyance spontanée de la société industrielle et postindustrielle. Seulement, si l’on tente d’imaginer comment un photographe qui ne connaît pas la programmation va expliquer ce qu’il veut à un programmeur qui ne connaît ni l’image ni l’optique, on finit par se dire qu’il aura plus vite fait d’apprendre lui-même.

Évidemment, la séparation des tâches paraît pratique au premier abord. On se dit que personne n’a à s’encombrer de savoirs-faire et de connaissances les plus diverses, et que chacun a donc tout loisir de se concentrer sur un seul type de tâche pour lesquelles il peut devenir virtuose et expert.

Or, précisément, toute l’évolution humaine n’a-t-elle pas consisté à abandonner ce genre d’activités et de compétences à des animaux, puis à des machines ? Et l’intelligence humaine ne s’est-elle pas plutôt évertuée à généraliser des méthodes, des paradigmes, des outils, disons à synthétiser.

Pensons à un objet aussi universel que la vis (et le boulon), que nous utilisons dans des activités les plus diverses et qui est une sorte de généralisation du plan incliné. C’est un objet proprement inimaginable, et pourtant évident à comprendre, à utiliser et à reproduire une fois imaginé.


Il semble précisément que les outils, les matériels et les matériaux changent aussi un peu trop vite. Ils évoluent généralement dans le sens de proposer un temps d’adaptation toujours plus réduit. Ils tendent à vouloir faire économiser au travailleur fraîchement embauché ou au bricoleur intempestif, tout temps d’apprentissage. On apprend vite, donc, mais on doit perpétuellement réapprendre, sans accumuler jamais un réel savoir.

Ramener le travail à l’exécution de tâches relativement simples auxquelles n’importe qui peut être rapidement formé, supposait un encadrement solide et savant, une couche d’ingénieurs possédant les généralités qui leur permettent de diriger des masses de travailleurs spécialisés. Mais la spécialisation paraît avoir touché les ingénieurs eux-mêmes, comme tout ce qui peut faire encore fonction de dirigeant ; ce qu’on appelle « les décideurs ».

Après les ouvriers, on a donc aussi des décideurs spécialisés, produisant des décisions à la chaîne, des décisions irréfléchies, des décisions simples, intégrées dans des chaînes décisionnelles au sein desquelles personne ne semble avoir encore une vue d’ensemble, une vision générale qui lui permettrait de penser sérieusement ce qu’il décide. Dans des structures toujours plus géantes, chaque décideur paraît à peu près avoir la place qu’avait un âne dans une noria.

Mais qui conçoit la noria ?






© Juillet 2012, Jean-Pierre Depétris
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