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(Lette circulaire adressée à tout le groupe dès le commencement de l'année.)
Proposition de travail
J'ai commencé à organiser des ateliers d'écriture en 1990. Quatre ans, dont deux au CIPM. C'est peu et c'est beaucoup. Durant ce temps, j'ai accumulé une bonne quantité de documentation. En la revoyant, j'ai décidé de rendre possible ce à quoi je croyais peu il y a encore deux mois. Je pense cette année travailler principalement avec des polycopies. Chaque quinzaine, je préparerai une enveloppe pour chaque participant inscrit. Elle contiendra : 1) Une ou deux pages de machins « théoriques » sur des points particuliers de l'écriture. 2) Une proposition de travail (qui sera appliquée pendant les deux heures de l'atelier) : consignes qui viseront à mettre principalement en œuvre ces points. 3) Un court texte d'un auteur, ou un fragment, complétant, illustrant, donnant un autre point de vue... ou même n'ayant rien à voir avec ce qui précède. Chaque participant prendra son enveloppe, les autres seront expédiées le lendemain.
Je dois être clair sur un point : ce qui s'écrit au cours d'un atelier est de l'ordre de l'entraînement, au mieux de la recherche ; pas de la création. Un atelier d'écriture peut être un apport à une démarche personnelle, mais ne prétend pas s'y substituer. En cela, il peut être frustrant. Peut-être doit-il l'être. Il appartient bien sûr à chacun de savoir comment les deux doivent s'articuler et surtout ce qu'il attend, et compte en tirer. Ceci n'est pas sans me poser problème. En effet : je n'aime pas beaucoup que des ateliers d'écriture se concluent par une publication : c'est très ambigu. Mais d'un autre côté, j'aime bien que se produisent des textes dignes de ce nom disons « publiables ». Ce sont là deux exigences contradictoires, et j'aimerais bien dépasser cette contradiction. Aussi je n'exclus pas une publication (aussi modeste soit-elle) à l'issue de cet atelier (été 1995), à la condition qu'elle exprime et se fasse autour de cette contradiction.
Jean-Pierre Depétris |
Pierre-Laurent Faure
Cher Jean-Pierre,
À la suite de la séance de mardi, qui fut pour moi la première, je me suis livré aux exercices proposés deux semaines plus tôt grâce au courrier que tu m'as remis. Lisant rapidement les quelques pages qu'il contenait il est vrai que l'exposé « théorique » de la première page est délicieusement incompréhensible je me suis risqué à mon tour à composer mon Conte (voir au dos).
À mon habitude il s'agit d'un premier jet. Il m'est très difficile de détruire ce que j'ai écrit et même si je ne suis pas satisfait je préfère ajouter plutôt que de supprimer. Les deux derniers poèmes en témoignent, ils attendent de ne faire qu'un.
Je souhaiterais que tu me fasses part de tes remarques, par voie écrit ou orale.
Merci, à un de ces mardis
Pierre-Laurent
(Au verso)
Un homme, qui avait rencontré une femme lors d'un séjour à la campagne, se décida à lui envoyer quelques mots malgré le peu qu'ils s'étaient échangés :
Dans le profond silence
de mes longues nuits
C'est le son de ta voix
qui me tient en éveil
pour me lever en joie.
La femme répondit :
Tous les mots
que tu as dit
sans me les adresser
je les ai gardés
pour toutes mes soirées.
La distance qui les séparait ne leur permettait sans doute pas de se revoir. L'homme lui fit parvenir cette cruelle observation :
Seul le souvenir
de quelques regards
Permet de s'aimer
sans jamais chercher
à se l'imaginer
Bien évidemment, tout s'arrêta là. Je ne sais même pas si les mots précédents furent échangés ou tout simplement gardés en secret. Mais l'homme ne cessait de se répéter :
La chaleur de ton corps
j'ai voulu la brûler
La moiteur de nos corps
j'ai voulu la noyer
mais la vie à tout recréé
Chaque jour ton image
ne cesse de m'accrocher
réduisant ma liberté
aux nuits d'ivresse
où tout finit par remonter
Jean-Pierre Depétris
Ma réponse avait seulement suggéré de reprendre les dernières lignes de la lettre pour conclure le texte :
[Il lui était très difficile de détruire ce que qu'il avait écrit et, même s'il n'était pas satisfait, il préférait ajouter plutôt que de supprimer. Les deux derniers poèmes en témoignent, ils attendent de ne faire qu'un.]
2
Chers amis,
Nous sommes arrivés à la dernière séance. Nous allons l'utiliser à poursuivre la précédente, où nous avions été peu nombreux, et où il s'est avéré que deux heures étaient insuffisantes pour obtenir des résultats probants. Le contenu de la consigne n'en fait pas un handicap pour ceux qui n'auront pas été là le mois dernier.
*
L'année s'achève à mon goût un peu en queue de poisson, mais il est temps de marquer une pose pour tirer des enseignements, filtrer, revoir des perspectives. Les rencontres s'interrompent mais il n'est pas interdit de correspondre. Ceux qui n'ont pas mon adresse peuvent m'écrire au CIPM. L'année s'achève tandis que je conserve bon nombre de texte de qualités très inégales (ce qui veut dire qu'il en est de bons). Pour ma part, je souhaite que nous continuions ensemble. Je ne sais encore dans quelles conditions.
*
Je vous livre en attendant quelques-unes de mes observations : Deux heures sont souvent bien courtes, d'autant qu'elles sont déjà grignotées par les retards et la mise en train. Mais quand et comment dégager plus de temps ? Au moins trois heures consécutives. Des après-midi ? Le samedi, par exemple, ou mieux encore le samedi matin ? Et pourquoi pas le dimanche ? Je le soumets à votre jugement. J'ai aussi pensé à des week-ends. J'observe que, quel que soit le soin avec lequel je détaille les consignes par écrit, elles restent difficilement interprétables et exploitables lorsque je ne suis pas là pour intervenir. J'observe aussi mais cela, je m'y heurte depuis six ans que vous avez chacun plus ou moins l'impression qu'un texte s'écrit tout seul, comme un lapin sort d'un chapeau. C'est en effet partiellement vrai, et c'est pourquoi ce n'est pas très intéressant si on en reste là. Préciser cette idée me mènerait trop loin ; et d'abord parce que c'est aussi la faiblesse de toutes les approches contemporaines des lettres (et même de(s) (l') art(s)). Ce qui met en jeu mes intentions : un atelier d'écriture ne sert-il qu'à humer les cimes inaccessibles réservées aux « vrais écrivains » ? S'agit-il d'écrire aussi bien qu'eux (pas plus mal) ? Ou de forcer le barrage ou les lettres contemporaines s'arrêtent et tournent stupidement ? Mon avis ? Je crois que ce qui se trouve sur le marché est plutôt stérile, et virtuellement dépassé. Du moins toujours quelque peu décalé envers toute posture féconde.
Je me demande s'il ne serait pas plus efficace de travailler aussi à partir de mes propres textes peut-être, de préférence, à partir de textes ratés, inachevés, inaccomplis. J'ai dû faire preuve de trop de pudeur en les occultant au profit d'auteurs déjà classiques. Il est vrai que c'est quelque peu risqué pour mon image*, et désacralisant pour l'écrit. C'est bien ce que je cherche.
Amicalement Jean-Pierre Depétris
* Le discours du maître tel que le schématise Jacques Lacan : S1 > S2
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Pierre-Laurent Faure
Cher Jean-Pierre,
J'ai reçu ta lettre cet après-midi (Lettre circulaire de juin 1995) ; enfin hier. J'ai beaucoup apprécié tes remarques. Il est vrai qu'il serait bon de désacraliser l'écriture, surtout chez les non-écrivains. Mais que veux-tu, quelques mots notés sur un cahier, sur une page ou sur un arbre, sont parfois tellement bons à relire, que demander à la personne qui les a écrits de les retravailler revient à lui demander de regretter. Car dans cette décennie du direct, on croit toujours que ce qui est vrai est ce qui est spontané. J'en veux pour preuve cette lettre dont je ne reverrai sans doute ni le style, ni l'orthographe, ni même l'écriture (au sens de tracer des lettres sur une page à l'aide d'une plume ; sens qui tend à disparaître, ordinateur oblige... ou permet). Pourtant le lecteur y gagnerait. Écrire (ou transmettre une émotion, je ne vois aucune différence) implique (pourtant) un lecteur, ne serait-ce que soi. Or, l'acte d'écrire a toujours une connotation solitaire (ce qu'il est) que l'on assimile à personnel (ce qu'il n'est pas).
Voilà toute la difficulté de l'écriture. Tu ne me feras pas croire que Rousseau - je dis Rousseau parce que j'ai fait une bonne affaire aux puces - dans ses Confessions ne se bat pas en permanence contre ça. Il veut se livrer tout entier mais il veut être lu. Donc tout écrit repose sur ce dilemme : être vrai mais être lu. En relisant ta lettre, je bute quand même sur une remarque : « (...) vous avez chacun plus ou moins l'impression qu'un texte s'écrit tout seul, comme un lapin sort d'un chapeau. C'est en effet partiellement vrai, et c'est pourquoi ce n'est pas très intéressant si on en reste là. » C'est sans doute pour cela que je passe le plus clair de mon temps à écrire des lettres qui par leur côté unique (unité de temps, de lieu et de lecteur) se doivent de « sortir d'un chapeau ! » En gros tu nous dis que nous considérons comme « texte achevé » tout ce qui pour un peintre n'est qu'un croquis qu'il aurait pu établir afin de composer un tableau. Sûrement. mais écrire demande un tel effort que je n'ai jamais le courage de passer beaucoup de temps sur un texte. J'ai autre chose à écrire, en plus, ce qui me permet de laisser tomber sans état d'âme en me promettant d'y revenir un jour.
[...]
Pour terminer je te livre tel quel un texte que j'ai écrit il y a quelques mois ; pour un ami. Là encore, pour présenter un intérêt ce texte mériterait d'être modifié, ne serait-ce que pour gommer un peu les références personnelles qui risquent de gêner le lecteur (Exceptée la personne concernée, personne ne l'a encore lu).
Je compte encore une fois sur ton avis car j'aime beaucoup ces quelques mots. C'est une des premières fois où je réussis à écrire beaucoup avec peu. Mais est-ce vraiment compréhensible ?
Trêve de bavardage. Lis. Tu verras bien.
Pierre-Laurent
Jean-Pierre Depétris
Cher Pierre-Laurent,
Je venais de t'écrire et m'apercevais que je n'avais plus d'enveloppe quand j'ai reçu ta lettre. Je te disais que si je n'avais pas répondu à ta précédente, ce n'était pas par indifférence mais par surmenage. Tes remarques sont fort justes et même pénétrantes. Elles éclairent le point où mon propos entre dans l'ombre. J'en suis heureux. Voilà ce que j'attends d'un échange : que l'autre saisisse la balle au bond.
L'ombre de mon propos, c'est celle du travail : tu rentres du Maroc, et le terme qui désigne là bas la même chose « 'amal », est bien plus lumineux. Avec la même racine, on fait savoir, science, monde... La conception latine du travail est plus laborieuse (de labour), plus rurale. Atelier, attelage. Ce qui ne serait rien si la main à plume et la main à charrue voulaient bien se tendre l'une vers l'autre. Si tu lis « Éperons du style » de Derrida, tu verras que la pensée européenne est une pensée de paysans soc du style. Mais tu es bien le seul à retourner saisonnièrement aider aux récoltes. J'y vois une raison de la pertinence de ton courrier.
Bref, tu peux toujours suer, peiner, passer ton temps, et même être payé pour ça, en tirer prix ou salaire : ça ne fait pas nécessairement avancer un sillon. L'essentiel est que le sillon avance fût-ce sans lever le petit doigt. Tu sais pourtant que les produits agricoles sortent aussi de la terre un peu comme des lapins d'un chapeau. Tu sais bien qu'au fond c'est la terre qui travaille, et qu'il n'est qu'à la laisser travailler, sans aller déterrer les graines avant l'heure pour voir si elles poussent bien droit.
Il y a une définition plus rigoureuse du travail : celle que donne la mécanique, et qui se mesure en erg, en joule, en cheval. (En cheval ! on n'en sort pas.) (En fait le cheval-vapeur est plutôt une unité de force n'associer le cheval qu'à la force et non à la vitesse... !).
Revenons à la main à plume : je voudrais te parler de la tautologie : (a+b)c = d.
De là tu peux déduire quantité d'égalités :
,
,
C'est très intéressant un machin comme ça. Ça peut mener très loin. Mais en l'état, ça ne peut que tourner en rond. C'est comme un moteur qui ne serait embrayé sur rien. Ou encore un moteur au centre d'une grosse roue : il ne peut la faire tourner. C'est lui qui tourne. Comment produire un travail à partir de telles tautologies comment tirer travail, puissance, fécondité d'un tel moteur ou plutôt, à ce stade seul : d'un tel engrenage (de grain).
C'est le sens des écrits de Poincaré (que prolonge allègrement, et parfois vertigineusement, Wittgenstein). Imagine-toi que j'ai remarqué, cette année même, que Pierre Reverdy employait exactement le même vocabulaire et la même logique pour l'appliquer à l'image poétique. Ce qui est déjà un travail c'est à dire briser une tautologie, ou encore, passer du virtuel à l'actuel. Je suis sûr que Reverdy a été imprégné du travail de Poincaré. Et je suis sûr aussi qu'il n'y a pas pensé, ne l'a pas su (j'aimerais pouvoir le vérifier). Un travail souterrain, proche de celui de la terre. Peut-être perçois-tu mieux déjà pourquoi je dis que la littérature tourne stupidement.
Pourquoi désacraliser ? Parce que, qui dit sacré dit mystère (et mythe, et même mystification). Le mystère recouvre toujours un travail. Il dit aussi rite, rituel, et pendant qu'on ritualise on ne travaille pas. Au fond on dit souvent travail pour ne parler que de la ritualisation d'un travail.
Mon propos est rendu obscur par l'obsessionnalité de l'édition contemporaine, obsessionnalité à la limite du clinique (pour la littérature, j'entends). Il faudra que je te montre un jour un manuscrit « corrigé » par un éditeur. Et pourtant quelques remarques sont justes. Mais même alors, à quoi bon ? Un texte est un rythme, un courant, un flux qu'on ne peut pas tripoter comme ça. Et ça mène à quoi de faire de jolis textes bien rabotés ? Sans doute à rien d'autre qu'à établir des conventions de bien-dire : ritualiser. Mon propos est tout opposé.
Après tout que fait un prestidigitateur de très différent d'un paysan ? Il fait semblant. Ne fait rien en fait. Tous les jours des agriculteurs font pourtant sortir réellement des produits agricoles de la terre. Et pourtant la littérature, et tous les beaux-arts avec, ne sont jamais si loin de la prestidigitation : on fait apparaître. Oui, mais voilà : on fait apparaître réellement. Si l'on voit le truc, le spectacle du magicien s'effondre ; son ingéniosité et sa dextérité, qui n'auraient rien à envier sinon à celles de la main à plume et de la main à charrue, ne sont qu'en proportion de la crédulité du public. En art, c'est le contraire : on peut faire apparaître le truc lui-même ; l'art-ifice.
Écrire n'a que faire d'un public crédule fût-ce à être son propre public , d'un public tout court. Que serait un public qui ne serait plus crédule ; « bon public » ? D'ailleurs savoir lire est déjà cesser d'être un public, comme ta lettre le montre.
Et qu'est-ce que je fais en y répondant ? Je continue le travail qu'il semblerait que j'ai interrompu pour t'écrire. Mais qui ne s'interrompt pas plus en fait qu'il ne s'est arrêté lorsque j'ai écrit la lettre collective que tu commentes. C'est pourquoi quand j'écris « plus ou moins », pour toi c'est plutôt « moins » que je pense. Car le texte que tu laisses s'envoler sans correction, tu le retravailles pourtant dans ta lettre qui suit. Tu y fais même travailler tes lecteurs.
Je pense ici au « conte » que tu m'avais envoyé cet automne : ta lettre même était sa suite, et celle que je te renvoyais le devenait par cela même. C'est cela que j'appelle travailler, plutôt que contempler le surgissement de lignes. Je t'envoie le brouillon d'un travail récent pour que tu puisses en juger à propos de ma lettre. Comme tu le verras peut-être, j'ai repris et étoffé un livre abandonné depuis un long moment je ne sais plus si je t'en avais montré quelque chose. Si tu en lisais encore d'autres : textes publiés récemment, préfaces, interventions publiques, carnets... tu verrais comment cela s'intrique intimement ; combien de fils se tissent, et s'articulent.
Le problème n'est pas d'allonger des lignes à la suite des autres, mais de voir où elles vont se placer, se nouer, et en définitive faire force. Le plus dur c'est de ne pas se mettre à tourner en rond, à radoter. Ou encore s'immobiliser, lié dans un sac de nœuds. « J'ai tellement écrit de livres », disait Hrabal, « que je ne sais plus ce qu'il y a dedans ». Moi, heureusement, plus j'écris, plus je sais ce que j'écris.
À part ça, j'ai lu ton texte. Il me plaît. Il s'impose dans son évidence énigmatique. Mais justement, est-ce vraiment compréhensible ? Je ne voudrais pas te répondre non. Le doute vient de ce que tu me dis des références personnelles. J'ai envie d'en savoir plus ; ça crée un manque. Il sonne un peu koan zen. Mais il s'impose comme un koan. « On entend d'autant mieux que l'on comprend moins » (pour évoquer encore Lacan). C'est d'ailleurs une parfaite illustration de ce principe.
Je remarque que tu fais encore une fois jouer dans ton texte ce qui n'est pas dans le texte. Tu le décales dans sa présentation. C'est très extrême-oriental comme procédé. Le texte dans le texte, le texte hors du texte, le hors-texte dans le texte. Tout se joue dans ces enchâssements. L'enjeu c'est précisément de laisser ces enchâssements ouverts. Laisser des issues au sens, des issues à l'insu.
Très juste ce que tu dis d'être lu, ne serait-ce que de soi. La littérature aujourd'hui se contente trop d'être vendue. Mais Rousseau est le pire exemple que tu pouvais trouver, quand bien même l'as-tu trouvé accidentellement. Rousseau, de tous les grands auteurs est sûrement celui qui savait le moins se taire. Tout ce qu'il pensait, il fallait qu'il le dise, on le sent bien, et ce qu'il disait, il fallait qu'il le pense. Quelle place pouvait-il alors laisser à ce qui ne peut se dire ?
Compare avec Descartes, Michaux, Kafka, Wittgenstein, Flaubert, Voltaire, Valéry... j'en cite pour tous les goûts, mais qui furent tous de grands silencieux. Ce qu'ils taisent n'occupe pas une place mineure dans leur œuvre. Aussi, « se livrer tout entier » sonne un peu faux, mais plus juste alors l'opposition de solitaire et personnel.
Je ne dirais pas non plus « émotion » Je pense que l'émotion peut se provoquer mais pas se transmettre je dirais plutôt « impression », « sensation » : tout ce qui occupe la gamme entre conception et perception ; fait lien entre les deux, et aller retour. Bonnes Alpes. Il fait si chaud ici que les gouttes du linge étendu sèchent à mesure qu'elles tombent.
Amicalement,
Jean-Pierre
Pierre-Laurent Faure
Cher Jean-Pierre,
C'est entre deux efforts musculaires que ta lettre m'est parvenue, bouleversant quelque peu mes plans. Non seulement elle m'a contraint sur le moment à un effort cérébral mais, en plus, les jours suivants j'éprouvais le besoin de m'y replonger pour être bien sûr des longues réponses que je t'adressais en pensée. Car une multitude d'idées, d'exemples, de contre-exemples ont déboulé dans ma tête, sans qu'il y ait forcément un rapport direct avec les thèmes que tu abordes.
Souvent il me semble rédiger des textes fort riches en pensée qui demeurent pourtant intransposables sur le papier. Il est très difficile d'écrire (tout) ce que l'on pense. Heureusement que l'écriture nous permet d'accoucher d'idées auxquelles nous n'avions pas pensé. Par l'immense contrainte qu'elle impose l'écriture oblige la pensée à se tendre dans des directions inconnues mais, par là même, elle lui fait parfois faire de jolis bonds en avant. Quand une idée me vient j'hésite souvent à me saisir d'une feuille. Il est déjà trop tard. Même le magnétophone donne de piètres résultats. L'effort d'élocution nécessaire casse systématiquement l'enchaînement des idées.
[...]
La saison se termine ici et la pluie donne une étrange impression d'automne avancé. L'envie de redescendre à Marseille monte lentement en moi...
Je m'aperçois qu'écrire à quelqu'un m'est beaucoup moins « naturel » qu'écrire pour quelqu'un. C'est peut-être ce qui fait de la correspondance un genre littéraire si particulier. Quoi qu'une lettre peut parfois consister à écrire pour quelqu'un. Lors de mon voyage au Maroc j'écrivais souvent pour quelqu'un puisque ma démarche consistait davantage à décrire qu'à proposer. Toutes ces notions me paraissent soudain bien fragiles et je crains qu'il soit difficile de définir les différentes approches de l'écriture. La forme n'est souvent que le résultat d'une démarche tout à fait distincte et ne renseigne en aucun cas sur le processus antérieur (?). Il me semble qu'on le trouve davantage dans le fond. Alors qu'est-ce qui entraîne le choix de la forme ? Les hasards du langage ?
A propos de tes textes.
Lors de la première lecture, il me semblait découvrir un « Depétris » quelques années plus tard. Je me suis surpris à penser des choses aussi bêtes que « il a beaucoup progressé ». Puis j'ai réalisé que tu m'avais rarement montré tes travaux et que je n'y avais guère prêté d'attention. Tu me les as plus rarement expliqués et je m'en contentais, reprenant pour moi tout ce qui semblait m'éclairer sur mes propres écrits. Quel dommage ! Certes je retrouve ici un certain nombre de démarches sur lesquelles tu avais attiré mon attention mais ce n'est rien. Ce que j'avais ignoré jusque là, c'est l'ambiance de tes textes. J'ai tout simplement pris un divin plaisir à lire. Cela peut paraître élémentaire, mais cela est somme toute peu fréquent. J'en ai même régalé un de mes amis, le soir même, alors que sa visite consistait initialement à prendre l'apéro.
Je ne te parlerai pas du contenu, je n'en ai pas envie. Mais il est tout naturellement là, universel et si intime. Chaque mot est évident et pourtant peu sont de trop. Pourquoi n'a-t-on pas écrit comme cela bien avant ?
À ce sujet je joins à cet envoi qui m'est venu après t'avoir lu et qui m'a fait passer de bons moments et un autre, intitulé « De retour du Maroc », qui me trotte dans la tête depuis un bon bout de temps et qui une fois retranscrit me laisse totalement insatisfait. C'est en grand partie pour cela que j'ai rédigé dans la foulée « Une histoire d'Ulrich » car il est assez insupportable d'avoir besoin d'écrire et de ne pas y prendre plaisir. À dans pas longtemps. La bise qui souffle ce soir me donne le dernier élan qu'il me manquait pour dégringoler jusqu'au littoral marseillais.
Pierre-Laurent
Pierre-Laurent
Cher Jean-Pierre,
Je me préparais à recopier les quelques mots précédents et voilà qu'une deuxième de tes lettres me tombe dans les mains. Celle-ci a fait moins de méandres au sein de l'administration postale mais je crois que lorsque j'aurai enfin réussi à timbrer mon envoi tout ira encore plus vite. Une fois ma nouvelle adresse révélée il ne te faudra que deux jours pour me donner à te lire.
Ce soir je me suis replongé dans ton/notre « Extrait d'une correspondance de l'atelier Jean-Pierre Depétris - Pierre-Laurent Faure » que je n'avais jusque là que survolé lors de sa réception. la première chose qu'il m'est venu à l'esprit est que j'étais incapable de corriger. J'avais « vu », je n'avais su « corriger », je te « donne mon avis ». Du moins un avis écrit. Car au fur et à mesure de ma relecture, plein de remarques me sont apparues. Mais elles restent accrochées au texte, à notre correspondance, dont j'ai peur que nous dépendions. Évidemment pour une publication tu as jugé préférable de rapprocher les passages les plus homogènes. Je crois la démarche légitime et les résultats intéressants. Mais avons-nous peur de sortir de notre confort littéraire ? L'intégralité de notre correspondance que j'ai conservée fait preuve d'un étonnant mimétisme (relatif bien évidemment mais bien réel) et le peu de décalage que nous nous sommes permis retransparaît encore plus rarement dans l'état de nos écrits réciproques tels que tu les adresses. Il ne s'agit en aucun cas d'un reproche mais d'une constatation : ce dernier envoi ne le confirme d'ailleurs t-il pas ? (D'où me vient soudain ce style « courrier des lecteurs ?) Par exemple : les fantaisies, les traits d'humour, les abandons de l'esprit qui emboutissent les phrases et les mots ; où sont-ils ? Rarement dans nos échanges, encore moins dans l' « Extrait ». Pourquoi ? Sans doute parce qu'il est difficile de graver plus ou moins définitivement ce que nous avons au plus profond de soi ; sans doute parce qu'il est difficile de concéder une trop grande part d'intimité de notre correspondance à une tierce personne. Désormais, que ces « Extraits » soient publiés ou non, nos échanges ne concernent plus seulement deux lecteurs toi et moi mais trois (enfin tierce personne prend tout son sens...) : toi, moi, et le lecteur. Certes nous avons conscience que nous écrivons pour être lus mais cela est bien différent que d'écrire pour n'être que lus (par le lecteur donc). Et le lecteur, il s'agit bien de lui ici puisqu'il est question de « publier », ne préfère-t-il pas une correspondance authentique mais maladroite à une correspondance droite mais malauthentique ?
C'est pourquoi, malgré tout, ton travail me semble bon car il se contente, pour l'essentiel, de couper par évidence et non d'embellir par nécessité. C'est surtout pourquoi je ne corrigerai pas. Si tant est que cette lettre soit autre chose qu'une correction...
[...]
Pierre-Laurent
Jean-Pierre Depétris
Cher Pierre-Laurent,
[...]
Tu as bien observé le « mimétisme » de nos lettres. Il y a toujours une part de mimétisme dans les échanges écrits et surtout oraux. C'est assez compréhensible au fond ; on tend à se retrouver sur ce que les linguistes appellent un « niveau de langage ». Mais il est vrai que dans nos lettres ce mimétisme est singulièrement fort, et renforcé encore de ce que la singularité de nos propos respectifs ne lui cède rien. J'y vois comme principale cause une certaine parenté dans nos relations respectives au temps. Cela m'a frappé en relisant les archives de l'atelier : chacun a un rapport très particulier à l'écoulement du temps, et le tien se tisse sur des périodes assez longues, peu dépendantes des divisions culturelle (années civiles, vacances) mais plutôt de cycles de vie subjective. (Ce que l'on appelle des « silences pleins » dans la conversation.) La plupart de mes correspondants, pas seulement dans l'atelier, sont souvent trop rapides, ou trop lents, pour moi.
J'apprécie tes remarques sur le tiers lecteur. C'est un petit démon qui vient tout compliquer dans l'écriture. Mais ne t'y trompe pas, la publication ne fait que le rendre plus perceptible, le démasque ; il est là encore dans la correspondance, et bien plus redoutable étant moins perceptible.
Et ne t'y trompe pas non plus, ce tiers lecteur ne sera jamais le réel lecteur d'une publication, car celui-ci, ou bien tu ne le connaîtras jamais, tu l'imagineras, il sera un produit de ton imagination, ou bien tu le rencontreras et il sera lecteur au même titre que nous le sommes l'un pour l'autre.
C'est bien cela : ce tiers lecteur est produit d'imagination ; ce qu'il y a de plus fictif dans une œuvre de fiction. Non seulement il est fictif, mais il rend fictif, fait de tout propos une fiction, même si elle n'y prétend pas.
Or il est aussi bien ton œuvre, le double que tu crées, l'autre de l'auteur. Il est toi quand tu te relis peut-être devrais-je dire quand tu te « relies », quand tu fais des liens entre ce que tu poses, souvent à ton insu.
Ainsi est-ce principalement ce petit démon qui a fait des coupes dans notre correspondance, parce qu'il y avait des passages qu'il ne voulait pas LIRE et d'autres qu'il voulait LIER.
Quant au réel lecteur qui un jour lira peut-être la publication, je ne m'en soucie pas trop. Je sais qu'il se verra lui-même contraint de trouver la posture de ce lecteur virtuel, de l'incarner, ou, pour prendre un terme plus contemporain, de l'actualiser. Bref, ce tiers lecteur n'est ni proprement réel, ni proprement fictif (comme l'écrit Umberto Eco), il est virtuel ; il est virtuel dans l'écriture même, comme dans la lecture.
[...]
Jean-Pierre
Écrire est pour une bonne part jouer avec le temps et l'espace. Sans doute est-ce d'abord transcrire des signes sonores en signes graphiques ; alors les paroles qui volent deviennent des écrits qui restent. Ce n'est pourtant pas si simple : parfois les feuilles s'envolent et pas les paroles. Or la question n'est pas plus de s'envoler que de rester, mais de faire force, travail (force par déplacement), puissance (travail par temps) ce qui est bien jouer avec l'espace et le temps.
Ce qui se joue dans l'inscription sur la page blanche n'est qu'une part connexe de ce qui se joue dans les autres moments entre d'autres inscriptions sur la page. Aussi ce qui se joue au cours d'une séance d'atelier d'écriture ne doit être qu'une part quantitativement mineure, quoique importante, de ce qui se joue entre les séances.
Je crois de plus en plus que donner à l'écriture l'importance qui lui revient consiste à s'en détacher, plutôt la détacher de soi pour la livrer à la poste, aux revues, aux poubellication, à quelque déplacement que se soit... la laisser vivre, la laisser travailler... et surtout, surtout ne pas la fixer comme un immobile objet de contemplation.
On ne devrait pas oublier que les textes rangés dans des bibliothèques comme dans des herbiers, ont dû vivre avant, du moins pour la plupart, que leur vie sans doute se prolonge dans d'autres écritures, et que c'est pour cela qu'on les conserve.