Jean-Pierre Depetris

L'espace et le temps sont des points-de-vue discutables

Le 19 Thermidor, An 217

L'espace et le temps sont des points-de-vue discutables. Oui, je sais ce que vous pensez, l'espace-temps est parfaitement mesurable, avec une exactitude et une consistance déroutantes. D'accord, mais si vous y regardez de plus près, vous verrez que la consistance et la calculabilité ont deux sources toutes distinctes.

Si vous regardez quoi ? Allez-vous me demander. Si vous regardez ce qu'il y a de plus réel dans la réalité : vos impressions.

Tout le monde a fait l'expérience que des souvenirs qui sont pourtant lointains peuvent paraître proches comme si l'on y était. Je me souviens moi-même comme si j'y étais du goût des fruits verts que je croquais sur le poirier près du bassin dans le jardin, alors que des souvenirs de ce mois-ci me semblent déjà lointains et fades.

D'où vient ce contraste entre ce que l'on sait mesurer et ce que l'on sent réellement ?

Comment peut-on accorder plus de réalité à des mesures abstraites qu'aux sensations les plus vives ? Ne sent-on pas qu'il y a là comme une diffraction du réel semblable à celle de la lumière quand elle passe à travers un prisme ?


C'est que l'espace-temps c'est d'abord la mesure de la causalité. C'est le schème que construisent tous les enchaînements de causes et d'effets.

Oui, le déterminisme, on a tous entendu parler du déterminisme. Il embrasse tout dans son inextricable réseau, mais il est paradoxal. Le déterminisme rend tout prévisible en principe, mais en principe seulement, car, le réseau des causes étant inextricable, rien n'est prédictible absolument.

Le déterminisme nous dit que tout est déjà joué, sans que nous y puissions rien, et pourtant que nous ne pouvons rien prévoir avec une certitude absolue, même pas que l'univers existera encore dans l'heure qui vient. N'est-ce pas démoralisant ?

Cependant, plus paradoxalement encore, il est la condition sine qua non de nos décisions et de notre liberté. Nous n'agissons, en effet, et ne prenons des décisions qu'en vertu de conséquences prévisibles. Si nous n'étions pas convaincus que des causes entrainent des effets déterminés, que ferions-nous ?


En règle générale, nous sommes plus convaincus qu'il ne serait raisonnable de la prédictibilité et de la calculabilité des effets. Nous sommes spontanément portés à soupçonner dans l'imprévisibilité un déterminisme faible, et que nous appelons volontiers hasard. Nous pensons à contrario que plus les causes sont nombreuses, plus le déterminisme est fort.

On pourrait toutefois se demander si ce n'est pas le contraire. D'un point-de-vue tout à fait empirique, c'est certainement le contraire. Plus les causes sont nombreuses à produire un effet, plus nous avons de peine à le prévoir et à le calculer.

Il y a là à coup sûr une profonde et troublante question. Nous pensons d'un côté que le déterminisme et la prédictibilité vont ensemble. Nous en inférons que plus le déterminisme est fort, plus l'effet est assuré. Cependant, nous devons en conclure que plus l'effet est assuré, moins il est prévisible et calculable pour nous. Pour qui le serait-il alors ?


Ne croyons pas que ce soit une question à prendre à la légère. Soit nous admettons une intelligence éternelle et omnisciente, émancipée de l'espace et du temps, pour laquelle tout serait non seulement prévisible mais prévu, non seulement calculable, mais calculé ; soit nous admettons que quelque chose ne tourne pas rond dans notre conception du déterminisme.

Nous pouvons nous assurer que notre conception du déterminisme nous vient tout droit de gens qui avaient opté pour la première alternative d'une intelligence omnisciente et éternelle. Une telle intelligence montre pourtant très vite n'avoir que peu de rapports avec le Dieu des prophètes auquel ces gens l'avaient d'abord associée.

On imagine mal une telle intelligence répondre à une prière, et moins encore punir une conduite. Prière et conduite seraient d'ailleurs causalement déterminées de toute éternité ; bien et mal ne voudraient plus rien dire.

Notre conception du déterminisme est donc certainement erronée, fondée sur une croyance qu'en définitive elle mine. Admettons plutôt que connaissable signifie connaissable pour nous ; et calculable, calculable pour nous. C'est-à-dire, en somme, virtuellement connaissable, virtuellement calculable. Dans ces conditions, trop de déterminations deviennent proprement indéterminables.

C'est d'ailleurs ce que sait parfaitement tout ingénieur. Il limite les causes, isole des mécanismes simples de sorte qu'aucune autre cause n'intervienne, cause alors de dysfonctionnements.


Tout cela est bien beau, me direz-vous, mais nos sciences marchent, elles marchent très bien, elles sont consistantes et fiables, et elles sont déterministes. Bien sûr. Voyons donc comment elles marchent.

D'abord, nous faisons des observations étranges : chaque fois que nous prenons un point d'appui pour utiliser un bâton comme un levier, nos forces en sont accrues ; et elles le sont d'autant plus que nous nous éloignons du point d'appui.

De telles observations, des successions de générations ont pu ne pas les faire, mais une fois qu'on les a faites, on ne peut plus en douter ; elles deviennent comme des données immédiates de la conscience.

Lorsque de telles observations sont faites, il est aisé de prendre des mesures. Pour le levier, il suffit d'étalonner le bâton. Nous avons alors un dispositif qui nous permet de mesurer et de comparer des poids et des forces.

Observons que c'est ainsi encore que nous obtenons les concepts de poids et de force. Si avant nous pouvions bien avoir des notions de lourd et de léger, elles restaient vagues, autant que celle de beau. Avec une balance, le poids devient un paradigme précis, comme la température avec un thermomètre, etc.

Que mesurons-nous exactement ? De courtes distances sur une règle étalonnée ou sur une fine tige de verre, des ouvertures d'angles sur un compas… mais qui nous donnent des mesures de bien d'autres choses.


Nous mesurons des vecteurs qui n'ont qu'une dimension, nous mesurons avec un compas, des directions qui sont des ouvertures d'angles ; nous mesurons en deux dimensions, ce qui est très pratique pour calculer sur une surface plane en écrivant.

Mesurer en trois dimensions est un peu plus complexe. On y parvient là encore en se livrant à quelques observations étranges, celles de la réfraction de la lumière sur une surface optique, qui fait pour ainsi dire le calcul à notre place.

Et puis il y a la mesure du temps. Le temps, on peut le réduire à une seule dimension encore. On le réduit à un vecteur. Oui, mais comment mesurer ces vecteurs, comparer des durées ? Le temps nous est pourtant donné tout mesuré : les jours, les lunes, les saisons et les ans. Pour obtenir des durées plus petites, il suffit de ramener les repères annuels sur ceux de la journée ; le mouvement quotidien du soleil dans le ciel, à son déplacement annuel sur les constellations. En prenant des repères au sol, nous avons tôt fait une horloge et un calendrier perpétuel.

Est-il si difficile de ramener des mouvements cycliques à des vecteurs ? Non, si ce n'est qu'on y rencontre le casse-tête qu'est le calcul de π.

L'incommensurabilité de π est bien un avertissement que nous jouons ici avec les choses, leurs symboles et leurs images, mais ce n'est certainement pas un obstacle.

L'esprit est très à l'aise avec la géométrie plane. Tout ce que nous ramenons à deux dimensions, nous avons tôt fait de le saisir dans un quadrillage d'abscisses et d'ordonnées d'où il ne nous échappe plus. Il n'est pas si facile de saisir plus de deux dimensions à la fois.


Je ne sais pas si vous parvenez encore à me suivre, si vous commencez à vous faire une idée de la représentation que nous avons de l'espace, de l'espace-temps, de l'influence qu'elle a sur nos sensations réelles, et tout à la fois de la différence que cette idée que nous nous faisons conserve avec nos sensations.

Si nous nous rendons attentifs, c'est un peu comme si nous y voyions la réalité se dédoubler. De ces deux réalités concurrentes, nous ne pouvons jamais opter entièrement pour l'une. L'une est bien trop cohérente et efficace pour que nous puissions profondément en douter, l'autre est trop sensible, trop intime, trop vive pour pouvoir seulement nous en distancier.

Était-ce Descartes ou Pascal qui disait que si l'on enfermait un philosophe dans une cage de fer suspendue entre deux clochers, il aurait le vertige, même en étant convaincu de la solidité de l'appareillage ?

Parfois nous nous installons plus ou moins longtemps dans l'une de ces réalités plutôt que dans l'autre, mais nous savons bien qu'elles n'en font qu'une, que nos sensations sont nourries des représentations que nous avons des choses, et que celles-ci sont tirées des données des sens. En se contaminant, elles s'enrichissent, mais elles nous hallucinent aussi.


Il y eut un moment dans l'Histoire où les hommes inventèrent l'espace. Ils inventèrent un espace à trois dimensions : plus de haut et de bas, de gauche et de droite, d'avant et d'arrière ; seulement une longueur, une hauteur et une largeur.

Ce fut un espace totalement objectif, indépendant de l'expérience spatiale, du mouvement, de la substance, et même de l'orientation. C'était un espace vide, préexistant à tout contenu.

On crut à l'espace, mais on finit bien par voir qu'il n'existait pas, que le phénomène n'était pas dans l'espace, mais l'espace dans le phénomène. On inventa donc l'espace-temps.

Quel rapport ce temps qui va dans un seul sens, sauf quand il est élevé au carré, a-t-il avec le fil des jours et des saisons, ou avec la période des éléments, bien plus rapide, ou encore, et c'est le plus important, avec le souvenir des fruits verts de mon enfance ?

Le temps, nous le savons bien, c'est l'enchainement des causes. Ceci a eu lieu, qui a entrainé cela, pendant que… voilà le schéma temporel dont nous tirons des mesures qui n'ont plus besoin de ceci, de cela et de pendant. Ce temps devient une dimension de l'espace, c'est-à-dire s'immobilise en se faisant un ordre, un ordonnancement qui ne colle pas toujours avec notre perception subjective du temps. Nous en concluons, non sans inconséquence, que notre subjectivité nous trompe.


Je vous le demande, pourquoi la subjectivité nous tromperait-elle ? La subjectivité n'est-elle pas un autre nom pour l'expérience ?

Nous révoquons en doute notre subjectivité en appelant à l'objectivité de la science. Sur quoi repose la science ? N'est-elle pas une posture de l'esprit qui ne veut se fonder sur rien d'autre que la géométrie et l'expérience ? Ne les oppose-t-on pas plutôt en révoquant la subjectivité ?

Sans doute, ce que la science rejette de la subjectivité, c'est le préjugé, ce qui est appris, ce que doit nettoyer l'expérience. Soit, mais l'impression de proximité qu'a le souvenir qu'on sait lointain, est-ce un préjugé, est-ce une croyance, une opinion ? Bien sûr que non, c'est une intuition immédiate, et qui, tout au contraire, contredit ce que nous croyons et avons appris, et dont nous continuons à être convaincus.

N'est-ce donc pas quelque chose de très proche, par exemple, de l'intuition qu'eut Newton de la gravitation avant de la calculer — car il dut bien en avoir l'intuition avant de faire le calcul ?


Quand Galilée a commencé à regarder le ciel, le monde était pour lui, selon ce qu'il avait appris, comme une poupée russe. La terre en était le centre, enfermée dans une succession de cieux — car il n'y avait pas alors un seul ciel, mais sept cieux. Le plus proche était la sphère de la lune, successivement enfermée dans celles de Mercure, de Vénus, du soleil, de Mars, de Jupiter et de Saturne. Le tout était contenu dans la sphère des étoiles fixes, au-delà de laquelle était la lumière divine, dont le jour passait par les trous ménagés dans les sphères des cieux.

Les planètes et les étoiles, elles, n'étaient pas des sphères en ce temps-là. Elles étaient des trous. Cette belle mécanique avait été créée quelques dizaines de siècles auparavant par un être éternel. Voilà ce que voyait Galilée quand il levait la tête.

Ce n'était en rien une vision subjective, saut dans le sens où il la faisait sienne. C'était un savoir parfaitement objectif. Il ne servait pas seulement de fondement à la lecture du destin, comme on peut très bien continuer à le faire aujourd'hui avec un modèle plus moderne. Il servait de fondement à toute la mécanique et la physique, celle qui avait fait des aqueducs et des cathédrales, des mosquées, des caravelles, des felouques et les immenses jonques des Tangs. Ce n'était pas une construction dont il aurait été raisonnable de douter.

Ce qui fit douter Galilée, est très étonnant par sa simplicité : deux balles de même taille, l'une lourde et l'autre légère, tombaient à la même vitesse. N'est-il pas étonnant qu'une observation si insignifiante et si simple, une expérience si facile à reproduire, ait pu échapper si longtemps à la sagacité des savants, et qu'elle ait eu si vite des conséquences si lointaines ?


Songeons combien sont différentes l'ancienne image du monde avec laquelle naquit Galilée, et la nouvelle qu'il contribua si magistralement à créer. N'y trouverait-on pas des raisons de se méfier à juger la première fausse et la seconde vraie ?

Rien ne nous dit qu'un jour une observation aussi simple et banale ne viendrait pas à nouveau tout balayer. Elle a peut-être déjà été faite, car il est bien probable qu'elle ne viendrait pas elle non plus des docteurs de l'université, ni qu'elle emprunterait les circuits autorisés de la transmission des savoirs.

Imaginons donc une telle observation, aussi simple et banale que celle de Proust se souvenant des madeleines de sa jeunesse dans la Recherche du temps perdu, et dont on poursuivrait les conséquences avec autant d'obstination que de sérieux.

Car enfin, que deux boules de poids différents subissent en tombant une accélération égale est aussi incontestable que des souvenirs qui ne s'éloignent pas dans le temps avec une égale impression subjective de la durée.

D'accord, me direz-vous, c'est là une expérience, mais où est la géométrie ? D'où va-t-on bien tirer des mesures exactes de notre sentiment du temps qui passe ?

Je veux bien, mais alors j'aimerais que vous me disiez, si je vous offre deux boules et la tour de Pise, comment vous allez vous y prendre pour me donner la formule de l'accélération. Croyez-vous qu'il soit aussi facile que calculer, de savoir ce que l'on calcule ?


Croyez-vous qu'il ait été aussi facile de compter des pascals, des joules, des newtons, des curies, qu'il peut l'être de compter des moutons, des jetons, des populations actives et des produits industriels bruts ?

Pouvoir compter, c'est d'abord trouver dans des choses certains caractères communs suffisamment semblables pour que leurs différences ne soit plus que quantitatives. Il nous reste alors à les comparer pour les étalonner.

Quand Héron d'Alexandrie comprit suffisamment ce qu'était la température pour comprendre qu'elle faisait bouillir ou geler l'eau, et qu'elle dilatait ou contractait le mercure, il n'eut qu'à introduire de ce mercure dans une fine tige de verre. Il marqua la hauteur du mercure quand la tige était en contact avec de l'eau qui gelait, et celle qu'elle atteignait quand l'eau entrait en ébullition. Alors il put mesurer la température. Quand les hommes dessinèrent douze constellations dans le ciel — celui des étoiles fixes — ils purent aussi compter le temps. Ils obtinrent du même coup l'heure, le jour et l'an, et les rapports entre chacun.


Qu'y a-t-il de suffisamment identique dans nos sensations de la durée pour que la différence ne soit plus que quantitative ? Mais nous n'en sommes peut-être pas encore là, n'est-ce pas ? Étalonner la chaleur demandait quelque ingéniosité, mais n'était pas bien difficile une fois qu'Héron eût bien compris ce qu'il cherchait à mesurer. Or, nous ne le savons pas encore très bien.


Faisons une observation préalable : le soleil qui nous réchauffe de bon-matin ne se trouve pas exactement à la place où nous le voyons. Cela nous le savons et nous pouvons le calculer. Il se trouve à peu près dix minutes plus haut et plus au sud — et là, le temps est bien une mesure de l'espace.

Le soleil qui nous réchauffe est donc un peu comme un souvenir du soleil d'il y a dix minutes. Y a-t-il pour autant un sens à dire que le soleil serait réellement là où on le verra dans dix minutes ? C'est bien un soleil réel pour la terre d'où nous le voyons et qui nous réchauffe. Aussi y a-t-il plus de sens à dire que l'espace-temps est courbe, comme la gravité.

Nous pourrions écrire un programme qui restituerait tous les corps célestes à la place qu'ils occupent à un même moment, plutôt que celle où nous les percevons. Le monde qui apparaîtrait serait méconnaissable. C'est le monde tel que le percevrait dans son espace abstrait le dieu de Newton. C'est le monde de Berkeley où toute chose existerait d'abord pour Dieu avant qu'elles ne soient les unes pour les autres. N'est-ce pas une simplification qui finit par tout compliquer ?

Toutefois, tant que nous restons dans des calculs à échelles humaines, entre les millimètres et les milliers de kilomètres, entre les secondes et les siècles, cette image du monde fonctionne, et elle est bien une simplification.


Cette image est celle aussi de la science moderne, même si elle doit être dans toute application revue et modifiée, ne serait-ce que pour y saisir les objets quantiques de notre vie quotidienne. Nous vivons dans cette image comme Galilée au milieu de ses cieux enchâssés à la façon des poupées russes. Comme lui, nous y vivons et nous n'y vivons plus, c'est pourquoi tout nous paraît si embrouillé.

Nous sommes entrainés dans une curieuse gymnastique qui nous fait jongler avec au moins quatre niveaux de réalité. Nous avons d'abord celui des expériences subjectives, et que nous pourrions identifier à l'espace-temps proustien. Nous avons celui de la raison discursive dont nous sommes saoulés jusqu'au dégoût par les institutions publiques. Nous avons celui des objets techniques, qui ont ceci de reposant que s'y distingue très vite ce qui marche et ce qui ne marche pas. Nous avons encore celui des sciences théoriques, où tout semble se dissoudre dans cet espace-temps abstrait, cette construction mentale d'un être qui n'est qu'esprit.

Comme ce dernier, chaque niveau semble vouloir révoquer l'existence des autres, bien que nous soyons perpétuellement bien forcés de passer en chacun. Nous finissons par y perdre la compréhension, la sensation que le chat de Schrödinger nous parle exactement de la même réalité que les madeleines de Proust.

Cette intuition nous échappe car cette même réalité nous paraît alors coupée en deux niveaux d'autant plus éloignés que deux autres les séparent. Retrouvons-en l'unité, vécue subjectivement dans les sensations les plus vivaces, ou comprise objectivement dans ses mécanismes les plus précis, et les deux autres y prennent la place qui leur revient.


N'est-il pas probable qu'un phénomène passé qui n'aurait plus aucune incidence dans le présent, n'existerait tout simplement pas dans le temps ?

Pensons au soleil que nous voyons se lever. Nous pouvons dire qu'il est là parce qu'il y était il y a dix minutes, et que maintenant il n'y est plus. C'est donc un soleil passé que nous voyons dans le présent ; ou bien un soleil présent que nous sentirons bientôt plus chaud. Bien sûr, ce ne sont que des façons de dire. IL n'y a pas un soleil là où il se trouve et un autre là où nous le voyons ; il y a un seul et même soleil.

Remarquons que ce que je dis là, même l'antique archer pouvait en faire l'expérience. Quand il lançait sa flèche, il devait bien viser où l'oiseau n'était pas encore. De même le cavalier, bien avant Galilée, devait lancer son projectile avant, s'il voulait attraper sa cible.

En appliquant la mécanique de Ptolémée, il aurait été impossible à un philosophe d'atteindre une cible en mouvement, alors que des cavaliers y parvenaient sans être des philosophes, et même des cavalières, s'il faut en croire Li Thaï Po. Il n'est donc pas absolument nécessaire de connaître les équations de Schrödinger pour éprouver la courbure naturelle de l'espace-temps.

Que pouvons-nous conclure de cela ? Une observation assez simple somme toute : la puissance qu'exerce un objet, ou plus généralement un phénomène sur le lieu et l'instant présent, il ne l'exerce pas nécessairement du lieu et de l'instant où il se trouve lui-même. Il l'exerce donc d'un lieu et d'un instant où il n'est plus, ou bien, quoique plus paradoxalement pour un espace euclidien, d'un lieu où il n'est pas encore.

Il n'est donc pas étonnant que nous puissions voir là une diffraction du temps étrangement semblable à celle de la lumière à travers un prisme.

Songeons alors que cette vitesse de la lumière est aussi la principale mesure de l'espace. L'autre est la circonférence de la terre.

Qu'est-ce qu'un kilomètre ? Le quarante-millième de la circonférence de la terre. Et une seconde ? Un trois-cent-soixantième d'une heure. Et une heure ? Un vingt-quatrième de la circonférence de la terre. Une seconde est donc un huit-mille-six-cents-quarantième de sa circonférence.

La lumière fait donc sept fois et demi le tour de la terre pendant que celle-ci fait un huit-mille-six-cents-quarantième de sa révolution. Elle fait donc 64 700 tours pendant que la terre en fait un.

Cette diffraction de l'espace-temps, nous la voyons couramment dans la foudre avec l'éclair et le tonnerre. Nous pouvons en déduire la distance de l'orage en comparant la durée entre l'éclair et le tonnerre. Nous le pouvons car nous savons qu'ils ont eu lieu en même temps ; et cela, nous le savons par expérience, non par intuition.


En voyant l'éclair, nous pouvons être sûrs que nous allons entendre le tonnerre. En généralisant cette connaissance, nous pouvons nous convaincre que tout serait déjà prédéterminé.

Rien ne se passe ainsi si plutôt qu'écouter le tonnerre, nous chassons le chevreuil. Quand nous décochons la flèche, nous savons que le destin de la bête est déjà scellé. Nous l'avons peut-être ratée, mais nous n'y pouvons plus rien. Si nous avons bien évalué la vitesse et la distance, l'animal continuera sa course inéluctablement jusqu'au point où le projectile l'atteindra. Même s'il heurtait un obstacle au dernier moment et tombait, la force acquise l'entraînerait. Dans ce cas, nous aurions nous-mêmes écrit le destin, comme quand César dit « aleas jacta est ».

Nous pouvons donc dire que ce qui nous atteint passif nous vient toujours d'un passé, qu'il soit lointain ou presque instantané, alors que nos actes sont toujours actifs sur l'avenir, immédiat ou lointain. Pourtant un seul et même soleil est là où il se trouve et ici où il nous réchauffe, comme est la même flèche, celle que je décoche et celle qui foudroie le chevreuil, ou la même foudre celle que je vois et celle que j'entends.

L'acte et la sensation modifient donc les données de l'espace et du temps. Ils les modifient réellement, et je ne peux me contenter de dire que le temps m'a seulement paru long, ou court, quand il s'est bien certainement étiré ou contracté.

Le soleil qui nous réchauffe ici et maintenant, nous pouvons bien le voir comme le souvenir d'un passé d'il y a dix minutes. Est-il si étonnant qu'il nous soit plus proche, plus présent alors, que celui de l'oiseau qui passait au même endroit il n'y a pas six minutes, et dont nous avons définitivement perdu tout espoir de le photographier, par exemple ?

Pouvons-nous sérieusement dire que nos perceptions subjectives nous trompent et que les horloges et les calendriers les corrigent ?

Quand nous voyons une image colorée, nous y voyons tout le spectre de la lumière diffractée. Nous voyons de même dans l'instant le spectre du temps diffracté, chargé, ici et maintenant, de ses déterminations passées et de ses virtualités futures.



© Jean-Pierre Depétris, août 2009

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