Home

La démocratie, ça sert à quoi ?

Jean-Pierre Depetris

Paru dans Avril-22 Ceux qui préfèrent ne pas

chez LE GRAND SOUFFLE Éditions

© Le Grand Souffle 2007



La démocratie, c'est quoi ? C'est le pouvoir partagé entre tous. C'est donc un idéal, un horizon, un principe vers lequel on ne peut que tendre, car au fond, rien ne nous dit comment nous pourrions partager le pouvoir entre tous, ni à quoi ça pourrait ressembler.

Pour autant, ce n'est pas une utopie, puisque les antiques institutions athéniennes peuvent servir de modèle. Mais Athènes n'était alors qu'une toute petite ville, le statut de citoyen s'opposait à celui d'esclave et cette démocratie se traduisait en des dynasties de notables.

Rien n'est moins évident que de partager le pouvoir entre tous. On ne peut non plus ignorer que toutes les tentatives ont été accompagnées de luttes cruelles, en Suisse, en Hollande, en Grande-Bretagne, aux Amériques, en France, en Russie, en Chine, etc. Les résultats ont toujours témoigné qu'il n'est pas très commode de concilier l'idéal et la réalité.

Il ne l'est pas davantage de les séparer. Comment distinguer la Terreur en France du combat pour la liberté ? Comment distinguer la fin du Saint Empire des guerres napoléoniennes ? Comment distinguer la Révolution en Angleterre du massacre des Irlandais ?

Toutes les tentatives de réaliser de beaux principes furent plutôt piteuses, il est dur de le nier. Celles, opposées, de leur faire obstacle furent pires encore. La répression de la Commune fit à Paris plus de fusillés en trois jours, qu'il n'y eut de guillotinés en trois ans de Terreur pour toute la France. De toute façon, une nette distinction entre révolution et contre-révolution n'est pas non plus commode.

Distinguer entre le bien et le mal est à la portée d'une bête. Nous-autres sommes irrémédiablement condamnés à distinguer entre des biens et entre des maux. Et naturellement, nous sommes capables de le faire.

 

En attendant, partager le pouvoir entre tous demeure un problème, pour tout dire une utopie au sens que l'on donne généralement à ce terme. Devant de tels principes que l'on ne sait pas davantage renier que mettre en application, nous ne connaissons que quatre attitudes : deux totalement stériles, et deux autres qui peuvent être efficaces dans des voies contraires.

La première consiste à s'opposer frontalement à la mise en œuvre de ces principes au nom d'un ordre établi, la seconde à vouloir les imposer à marche forcée. Ces deux attitudes n'ont pas réellement d'existence. Elles sont plutôt les caricatures que l'on fait des adversaires qu'on prétend combattre. Le réactionnaire sérieux sait que les rêves font partie de la réalité qu'il entend conserver en l'état. Il sait aussi que le monde tourne et qu'on doit changer bien des choses pour empêcher que tout change. Quant à celui qui veut tout changer au plus vite, il sait bien au fond que son pire obstacle est de n'avoir aucune idée de comment s'y prendre.

 

Il ne reste que deux attitudes efficaces. La première consiste à enclencher des processus irréversibles. Les Industrial Workers of the World des USA sont encore ceux qui l'ont le mieux résumé dans leur devise : « Construire le nouveau monde dans la coquille de l'ancien. » Il s'agit de savoir dans quelle direction l'on va - plus qu'exactement où - et d'utiliser toutes les ressources qui y conduisent.

Ceci n'exclut pas des chocs, voire la nécessité de révolutions, ou le risque de contre-révolutions. Les secousses de l'Histoire ne peuvent de toute façon être que des ajustements brutaux résultant de longues et patientes progressions (la taupe de Karl Marx).

Dans un tel processus, fins et moyens ne se distinguent pas clairement. Supposons que le but soit le partage du pouvoir entre tous, il ne peut être poursuivi qu'en commençant à le mettre en œuvre. Aller en ce sens suppose un affaiblissement du pouvoir des uns sur les autres, et un renforcement des collaborations pour exercer un pouvoir sur les choses. Cela touche naturellement aux modes de travail, aux techniques, au partage des connaissances et aux façons de les chercher, etc.

 

L'attitude contraire consiste à concevoir ce qui n'était que le moment d'un processus comme une institution définitive. Ce qui n'était qu'une marche titubante et tumultueuse - des mesures provisoires pour parer à des situations critiques, des expédients, des remèdes incertains, parfois pires que le mal - finit par prendre la place de ce qui en était le but, la raison d'être.

Ce qui n'était que de maladroites tentatives de démocratisation est présenté comme la démocratie elle-même. Sur un tel modèle, de catastrophiques tentatives de socialisation des moyens de production ont été présentées comme « le communisme réel ». Pourquoi pas « la démocratie réelle », puisqu'il s'agissait bien, et très explicitement de tentatives de démocratisation ?

Observons bien la « démocratie réelle » que le Pentagone tente d'imposer en Irak ou au Pakistan. Elle ne renie en rien la Révolution Américaine, au contraire, elle s'en réclame.

C'est également la raison pour laquelle ceux qui semblent faire aujourd'hui métier d'antistalinisme sont souvent ceux-là mêmes qui faisaient celui de zélotes de Staline en d'autres temps. C'est au fond la même posture, ou plutôt la même imposture. Tout homme normal sait le prix à payer parfois pour seulement rester en vie — je veux dire collectivement bien sûr. Ce qui peut faire débat, c'est qu'on n'est jamais sûr de ne pas creuser sa tombe en croyant creuser une issue. Mais qui peut confondre le prix à payer — peut-être, sans doute, à contre-usage — avec le but lui-même ?

 

Élire ses chefs, cela peut être un pas vers le partage du pouvoir entre tous. Cela peut même être le premier d'un processus irréversible. Tout dépend d'où l'on part. Le rapport entre les deux choses est toutefois lointain. Qu'importe comment quelqu'un se trouve investi à un poste de décision, du moment qu'il ne peut exercer son autorité contre ceux dont il la tient. De Gaulle avait-il plus besoin d'un mandat de la France libre, que les maquisards d'un ordre de mobilisation ?

On s'arrange comme on peut, et la pire dictature peut au contraire avoir besoin d'un suffrage populaire. Il est d'autant plus facile d'avoir des suffrages qu'on a déjà plus de pouvoir. Qu'un pouvoir soit légitimé par les urnes ne signifie en aucune façon qu'il soit démocratique.

N'y aurait-il même pas là une façon de jouer sur les mots ? Y a-t-il un sens à donner à qui que ce soit le pouvoir qu'il va exercer sur nous ? Y a-t-il seulement un sens à se déposséder d'un tel pouvoir ? N'est-ce pas une sorte de contradiction dans les termes ?

Il y a déjà longtemps qu'on a fait le coup du « président de tous les Français ». C'est tout à la fois illogique et trop logique, et d'autant plus illogique que c'est logique. L'élu est le président de tous, puisque tous ont participé au suffrage, reconnaissant par là celui qui le gagnera. Il sera pourtant élu sur un programme qui ne sera même pas celui d'une majorité au premier tour. La majorité se soumettra donc au choix d'une minorité. On sait jusqu'où en 2002, Lionel Jospin a poussé le paradoxe.

Autant dire clairement ce que tout le monde peut bien comprendre : que la démocratie est le respect des minorités, et certainement pas la dictature de la majorité. S'en remettre au scrutin majoritaire n'est qu'un expédient, une façon de trancher dans le vif un choix indécidable. C'est mieux et plus rapide qu'une commission d'experts, mais plus lourd que le pile ou face. Ce n'est pas pire ; le rapport avec la démocratie est seulement lointain.

La démocratie, on l'attendrait plutôt en amont, mais c'est alors le même problème qui se pose. Le choix d'un programme et d'un candidat, est fait exactement comme le choix final.

 

Le référendum sur le Traité Constitutionnel a été très symptomatique. Le traité a été rejeté alors que la quasi-unanimité des partis parlementaires le soutenait. On a préféré ne pas vérifier ce qui était probable : que tous les pays dotés d'une petite culture constitutionnelle auraient eu des votes semblables. Pourquoi se faire du mal, puisqu'on le savait ?

Et que savait-on exactement ? Que le vote populaire était en contradiction flagrante avec les décisions prises par les élus de ces mêmes votants.

« Non » de gauche ou « non » de droite, « non » des extrêmes ou « oui » du centre ? Ces questions sont bien subsidiaires à côté d'une autre : Ce qui nous divise se recoupe de moins en moins avec ce qui distingue les composantes politiques traditionnelles. Dit plus simplement : les élus sont de moins en moins les porteurs des idées de leurs électeurs. Ce qu'il y a finalement de plus démocratique dans nos mœurs et nos institutions, c'est encore que ce soit visible.

Attention, toutefois, le plus grave n'est pas le plus évident : qu'une « classe politique » accapare le pouvoir contre le peuple. Le remède serait alors plus facile à trouver. Le plus grave est que les débats dans les partis, les campagnes électorales et les débats parlementaires n'apportent plus rien au débat démocratique. Il ne peut que se tenir ailleurs ou ne pas se tenir du tout.

 

Mais au fond, ça sert à quoi la démocratie ? Ça sert à quoi que le pouvoir appartienne à tous ? À le justifier, le légitimer, je n'ose dire le sacraliser ? Serait-ce la version moderne du droit divin ?

S'il y a des personnes compétentes, il vaudrait mieux les laisser faire. Mais si ! osons le dire et le penser ! Comment une masse qui ne comprend rien pourrait apporter autre chose que de la confusion dans des problèmes plutôt techniques ? N'est-ce pas dans le fond ce que pensent ceux qui font appel à nos suffrages, et qu'ils nous font en réalité très bien comprendre ? Peut-on vraiment les en blâmer ?

Que demandent d'ailleurs les masses si ce n'est des sous et du travail ? Que pourraient-elles demander d'autre ? Et qu'attendrait-on qu'elles demandent ? Les masses le demandent parce que ça ne dépend pas d'elles de l'obtenir, ni même en réalité de le demander. Alors pourquoi feindre de leur laisser choisir les moyens ? C'est comme si mon médecin me demandait comment me soigner.

En fait on ne nous en demande pas tant, seulement de choisir le meilleur praticien. Et si la démocratie était tout autre chose ? Si elle n'avait qu'une raison d'être : en finir avec ça ?

 

En imaginant même l'impossible, qu'une masse de brutes soit capable de se choisir des chefs éclairés, qu'est-ce que cela leur apporterait, si ce n'est les fixer davantage dans leur état de brutes ? J'avais cru comprendre que la démocratie était le contraire : des idiots qui tentent maladroitement de saisir leur destin, de faire eux-mêmes les catastrophes dont ils pourraient préférer laisser la responsabilité à d'autres, et qui découvrent ainsi leur pouvoir sur les choses.

Non seulement la démocratie ne peut être qu'un horizon, une perspective, qui reste encore pour l'essentiel à inventer, mais elle n'est même pas une fin en soi. Si elle a un sens, ce ne peut être que celui d'un moyen, d'un outil. Et pour quoi faire ? Forcer l'idiot, en prenant la mesure de son pouvoir sur les choses, à l'être moins.

Préférer ne pas voter le 22 avril 2007 serait déjà faire en pas dans ce sens.

 

 

 

 

Jean-Pierre Depétris, le 30 décembre 2006.




sommaire
AVRIL-22


L’ATELIER

Alain Jugnon « Avril-22 Je préfère ne pas ou la vraie vie politique »

Jean-Clet Martin « On voudrait bien préférer »

Michel Surya « Jamais »

Alain Brossat « Contre la religion du moindre mal

Bernard Sichère « Cette fois-ci, je m’abstiendrai »

Bertrand Bonello « Nous avons décidé de rester imprenables »

Jean-Luc Moreau « Pas plus de raison »

Malek Abbou « Peur blanche »

Christophe Spielberger « Gigot d’agneau »

Thierry Acot-Mirande « 2007, ou le mariage de Faust et d’Hélène »

Nathalie Quintane « A la recherche de l’Empire du Juste Milieu »

Mehdi Belhaj Kacem « Que peut-il se passer ? Rien du tout »

Sylvain Courtoux « La conspiration cut-up »

Alain Jouffroy « Déclaration en noir sur blanc »

Laurent de Sutter « Français, encore un effort pour ne plus être républicain ! »

Sarah Vajda « Je n'irai plus voter, les lauriers sont coupés »

Ollivier Pourriol « La parole est aux devinettes »

Philippe Boisnard « Quelques propositions à l’usage d’un sujet qui ne veut plus déléguer sa volonté »

Eric Arlix « Bienvenue à la réunion 359 »

Alain Badiou « Elections, piège à quoi ? »

François Cusset « D'un fil »

Laurent Jeanpierre « Ne pas voter, et après ? Questions pour la décision collective »

Cyril Loriot « La révolution vide »

Jean-Pierre Depétris « La démocratie, ça sert à quoi ? »


LE LABORATOIRE

Gilles Châtelet « Relire Marcuse pour ne pas vivre comme des porcs »

Bernard Stiegler « Le plan qui m’enchante »

Pierre Audard « La proie du vide »

Alain Jugnon  « L’individuation contre la nation »