Notre époque passe à côté du numérique

Jean-Pierre Depétris,
Le 8 juin 2012

Il me semble que tout le monde n'est pas frappé par cette évidence quand j'affirme que notre époque passe à côté du numérique. D'ailleurs, si quelqu'un me le disait, je ne serais pas sûr que nous nous entendions bien sur le même constat. Je dois donc préciser quelques évidences.

Je pourrais commencer par considérer comment en général les nouvelles inventions s'imposent. Pour s'imposer, de nouvelles techniques doivent d'abord servir à d'anciens usages, du moins des usages qui ont cours, car ceux qu'elles impulsent n'existent pas encore. Elles doivent s'insérer dans un mode de production préexistant, et même un mode de vie. Après cela seulement, elles peuvent venir à les transformer. Je n'ai pas le temps de développer ici des exemples, mais une telle étude serait assurément intéressante.

Le numérique a donc d'abord servi des usages qui lui préexistaient ; parmi eux, le calcul des trajectoires qui fut essentiel au développement des fusées et des satellites artificiels. Il servit aussi évidemment aux gestions de bases de données, et aussi à la comptabilité et aux finances. L'évolution des supraconducteurs, des transistors et des processeurs permit de numériser à peu près n'importe quoi : le son, l'image, l'espace, l'espace-temps, autorisant toute sorte de simulations. Or tout ceci relève du perfectionnement de ce qui existait déjà et non réellement de la nouveauté.

La réelle nouveauté fut peut-être l'apparition de l'ordinateur personnel (le PC). Qu'un particulier puisse acquérir et utiliser un ordinateur relevait d'une innovation des usages. Que pouvait-on avoir à faire d'un ordinateur personnel ? C'est une question qui laisse bien quelques réponses en suspens, mais elle en impose au moins deux : soit programmer, soit utiliser les programmes fournis avec l'ordinateur.

L'ordinateur personnel a eu comme double conséquence de généraliser le numérique dans toutes les activités humaines, et de permettre la connexion entre toutes les machines, et donc tous les utilisateurs, à travers un réseau unique. Le web et l'internet ont aussi été un usage totalement nouveau, par lequel le numérique ne se contentait plus de favoriser des activités antérieures, mais commençait à transformer les usages.

Pour autant, les réseaux constituaient aussi bien une nouvelle technique, et elle se pliait, elle aussi, aux anciennes pratiques. Ce qu'on a appelé le web 2 a largement été une façon de plier l'internet à des usages antérieur : vente par correspondance, publicité, télévision et vidéo, marché de la musique, etc.

La cohabitation des anciennes et des nouvelles pratiques n'est d'ailleurs pas harmonieuse. Les premières polluent le net, l'alourdissent, le ralentissent, le spament ; l'usager voit son courrier non seulement envahi de publicités, mais même de messages accompagnées de pièces jointes inutiles et souvent grotesques ; et sa navigation est perturbée par des images mobiles, des sons qui couvrent ce qu'il écoute peut-être en navigant, des fenêtres qui s'ouvrent intempestivement, et qui parfois vont jusqu'à réajuster celle de son navigateur. D'un autre côté, les pratiques commerciales n'y trouvent pas non plus leur compte, se plaignant du piratage et lui attribuant leur perte de marché.

Depuis le début, le numérique semble avoir avancé ainsi, paraissant se concentrer sur des objectifs partiels et aboutissant à des fiascos, tout en poursuivant malgré-tout sa route imperturbable. Or, cette route imperturbable, l'époque semble passer à côté. Cette dernière observation soulève alors au moins deux questions préalables : qu'elle est cette route, d'abord, et ensuite, qu'est-ce que j'entends par « l'époque ».

Je ne sais pas très bien en fait ce que j'entends par « l'époque », et c'est pourquoi j'utilise ce qualificatif vague. J'aurais pu dire « la France », ou « l'Europe », ou « le monde contemporain », ces nuances impliqueraient des différences subtiles que je pressens vaguement mais qui m'échappent pour l'essentiel. Ce que j'appelle l'époque, pour dire vite mais pour dire mieux, ce pourrait être les pratiques majoritaires. Elles ressemblent à des toquades passagères, entretenues à grand renfort de publicités dans le but d'alimenter le développement des nouvelles technologies, qui, à travers ces embardées, poursuivent malgré-tout une route imperturbable.

Un exemple de ce que j'avance est le succès du XHTML depuis le début du siècle, qui continue à dominer le web alors qu'il semble condamné à demeurer à sa version 1, quand, dans le même temps, le HTML.5 est devenu parfaitement opérationnel. Dit autrement encore, les pratiques majoritaires ne sont pas durables. Elles apparaissent, elles se généralisent, puis elles sont dépassées.

On se demande alors qui en décide : qui décide des usages majoritaires, mais aussi bien de la voie imperturbable. Cette question ouvre assurément des champs de réflexion intéressants. Ce n’est peut-être pas cependant celle qui devrait être creusée en priorité. Les bonnes questions sont celles que chacun doit se poser le plus pratiquement possible quoi qu’il entreprenne.

Il n’est pas mauvais de garder alors à l’esprit que, si passer à côté du numérique est préjudiciable pour des personnes, des groupes, des nations ou plus encore, son évolution n'en sera probablement pas perturbée.





© Juin 2012, Jean-Pierre Depétris
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