Les Trente-deux Clefs
(Traité de rhétorique)
par
Jean-Pierre Depétris
Première figure
LE PANIER GARDÉ
Plusieurs chemins conduisent à autant de portes, dont la première est le Panier Gardé.
Lentrée par lune est par une autre la sortie.
Et cela même est la figure du Panier Gardé.
Deuxième figure
LA MÉTAMORPHOSE DU SABLE
« La loi nest pas le fondement ; le fondement est la question », auras-tu entendu dire.
Et aussi : « La Loi nest pas signe pour le Réel, mais la réalité même. »
Voici la clé pour bien interpréter ces paroles : « Il nest pas de bonne question qui ne soit adressée. »
Troisième figure
LENCLUME DE VACUITÉ
Il est facile de donner à toute parole les apparences dune profonde sagesse.
Pour cela agis comme fait le berger avec son troupeau, et qui sait bien le tenir hors de lenclos sans quil ne se disperse.
Mais, dis-tu, ceci est très difficile.
Cette difficulté vaincue nimporte quel pasteur pourrait en cette matière être ton maître il ne sera plus question dune apparence de sagesse dans tes paroles, mais de son apparition spontanée.
Quatrième figure
LÉTOILE DE MER
On appelle aussi cette figure Les Dents de lOursin, ou La Rose des Mers, parfois encore La Rose Noire des Mers.
À chaque branche de létoile de mer correspond dans sa bouche une dent. Songe que toi-même possède autant de vertèbres que de dents.
Cinquième figure
LE BURIN DE LA CONSOLATION
La Rose de la Croix ne se distingue du Lotus dOr que par les clous et les épines.
Cela fait-il une très grande différence ?
Voici ma réponse :
Si cest pour toi une très grande différence, la différence alors en effet sera très grande.
Sixième figure
LE CRABE DE LA RÉUNIFICATION
En adoration devant Son Seigneur, le crabe ne peut se détourner de lui.
Et ceci quand il se déplace et même quand il fuit effrayé.
Jamais tu ne verras le crabe fuir la tête en avant, ni regarder où il va. Dailleurs il na pas de tête : cur et tête chez lui ne font quun, et il en est de même pour tous les êtres dont le corps est en perpétuelle posture dadoration.
Septième figure
LE VER A SOIE
Sache surtout que le ver à soie fabrique réellement de la soie. Ce nest donc pas en un sens figuré quon le dit Ver à Soie.
Cette porte communique avec celle du Panier Gardé, qui, comme la soie, est tressé lui aussi.
On peut aussi entendre « Verre à Soi » en sachant que toute optique présuppose un sujet voyant.
Pour comprendre le principe du sens figuré et du sens figurant, reviens donc à la porte de la Métamorphose du Sable.
Huitième figure
LES PARFUMS DE LA TERRE ET LA NUIT DE REPOS
Il ny a aucun mystère ici.
Par contre, il en est un très grand que lon désigne par : Les Noces des Ponts et Chaussées.
Si tu rêves un jour que tu traverses un pont ; si tu traverses un pont en rêve, arrête-toi un instant, et tente de comprendre. Regarde ce qui passe sous le pont : une rivière, une voie ferrée...
On appelle aussi cette porte : La Nuit du Chasseur.
Neuvième figure
LA PLUIE QUI FAIT SOUVRIR LES FLEURS
La pluie, et non la parole sur la pluie, fait souvrir les fleurs.
Mais les paroles tombent aussi parfois comme une pluie. Tu verras bien si les fleurs souvrent...
On dit aussi : Les Yeux qui souvrent sous la Pluie.
Dixième figure
LA MAIN OCÉANE
La Main Océane est une figure très complexe.
On lappelle aussi Belle Captive, et on la représente alors par la flamme dun briquet.
Je dis complexe, mais je pourrais tout aussi bien dire simple ; trop simple. On ne peut la détailler.
Voilà le principe de la Main Océane : sa surface est complètement dépourvue dintérieur.
Onzième figure
LES HEURES CREUSES
Les anciens dressaient de lourds mégalithes pour marquer les heures du jour.
Ces pierres étaient comme des dents qui, en découpant lespace, découpaient le temps.
Les dents découpent aussi le son.
Le temps perdu serait facile à rattraper sil nétait quune durée, mais il est difficile de rattraper un rythme.
Douzième figure
LE PHARE DE LA MESURE
Ou Phare Chymique. Cette figure est largement expliquée dans le Traité de la Terre Céleste.
Chymie précisément signifie « mesure », et vient de lArabe « kam », qui veut dire « combien ». Mais en vérité le mot a des origines plus anciennes : le hiéroglyphe qui est au centre du nom de Sekhmet, et qui était figuré par un scorpion.
Cest pourquoi chymie sécrit avec un Y, contrairement à ce que font les ignorants ; car cette lettre a la forme du scorpion.
Treizième figure
LE NAUTRE PAIRE
LUn et lAutre, réunifiés quoique distincts comme les deux doigts de la main.
Cest ainsi que les ciseaux découpent ou que la pince saisit.
Ce deux en un, ce un en deux, fait outil, fait ouvrage. « Ça crée », dit-on. Ainsi consolation et solidarité se conjuguent.
Mais, remarqueras-tu, la main ne possède pas deux doigts seulement, elle en a cinq. Soit, mais quatre sont liés qui font face au pouce pour saisir. Ceci est à limage de la Quintessence.
Quatorzième figure
LA PIEUVRE INVISIBLE ENTRE LES ROCHERS
La pieuvre, que lon appelle également poulpe, est tout aussi merveilleuse quelle est effrayante. Cest pourquoi elle se cache. Et, se cachant, elle devient plus effrayante et merveilleuse encore.
Aussi est-elle comme lapparence du réel. Pas lillusion : lapparaître lapparaître fugitivement.
La Pieuvre qui se cache parmi les pierres, en regardant bien, tu peux lapercevoir dans le visage des antiques statues.
Elle est le Regard de la Roche.
Quinzième figure
LOURS POLAIRE
Moïse a vu le buisson de feu, il a entendu les paroles de lUnique sur le Sinaï ; il a transformé des bâtons en serpents, il a rencontré lHomme du Décret et suivi son enseignement, devant lui la mer sest ouverte... Comment croire quil nait pas vu lOurs Blanc le grand ours polaire dans les glaces, à lombre plus grande encore, car tout autour de lui soleil et lune parcourent le cercle entier de lhorizon ?
Seizième figure
LE SOURIRE DU LÉZARD
Le lézard nest jamais en repos ; il est aux aguets. Toujours prêt à bondir sur sa proie, toujours soucieux de la menace qui le guette. Le crois-tu endormi, le voilà qui sursaute comme habité par le cauchemar.
Plaqué à terre dans la fébrilité, ainsi vit le lézard.
Et pourtant, regarde sa tête : il sourit. Il rit presque. Cela lamuse comme un enfant qui joue.
Dix-septième figure
LA CIGALE DU CUIVRE
Ou le Chant des Cigales.
Les cigales habitent le crissement. De crissements elles construisent leur monde. Où quaille la cigale, elle ne sort du chant des cigales.
Cest ainsi quelle construit son monde de cigale, comme nous construisons notre monde de cités, de routes, de campagnes ; mais aussi notre monde dimages et de sons, pouvant partout lire affiches et panneaux, entendre les radios, ouvrir livres et journaux. Aussi nest-elle pas moins industrieuse que labeille ou la fourmi.
Retiens surtout deux choses : il ne convient pas de parler de création en ce qui concerne louvrier, mais de transmutation. Et : la transmutation repose sur la science des mesures et des harmonies.
Dix-huitième figure
LE SILENCE DES LAVOIRS
Salomon Trismosin a appelé cette figure : La lessive, travail de femme.
Le battage et lessorage sont des travaux pénibles, et les paniers de linge sont lourds. Comment ce travail peut-il convenir aux femmes ?
Savoir est dabord voir où voir ça, si ce nest là ? Le geste montre, et dit « voilà ». Une réalité contient tout le réel, est-il dit.
Savoir est dabord être en mesure de montrer, de transmettre. Vois là ! vois ça ! Et lon doit bien répondre : « je vois », « je vois là ». On appelle cela le Ça-voir Absolu.
En étudiant loptique, Descartes séprit de sa femme de chambre. Toute école utilise des femmes de ménage. Peu leur demandent de faire le ménage dans le savoir.
Dix-neuvième figure
LE NOISETIER AU BORD DE LA RIVIÈRE
Je ne parlerai pas de la Dame des Eaux et Forêts.
Les feuilles de noisetier ont la surface exposée au soleil plus sombre que celle tournée vers le sol, qui est nettement plus claire. Ceci, quand le vent les agite, semble accentuer leur mouvement ; et plus encore leur reflet dans leau ondoyante.
Vingtième figure
LE MÉLÈZE DE LÉVEIL ET LAIGLE DE LA BRÛLURE
Il nest rien là que tu ne puisses trouver de toi-même. Je crains que ne tégare tout ce que jajouterais.
Larbre et loiseau des cimes : le soleil frappe fort près des glaciers.
Vingt et unième figure
LES SOMMEILS DE LOURSON
Je nai jamais vu le Livre des Sommeils de lOurson. On dit quil na quune page ; mais très grande, et que lordre de lecture peut varier à linfini.
On dit aussi que ce livre nexiste pas.
On a prétendu que lourson serait le fils de lours polaire, ou encore son père, ou bien le même dans son jeune âge. Cest peu probable, car lourson nest pas blanc, mais il y a toujours une part de vrai dans les rumeurs.
Cependant chacun saccorde pour affirmer que lourson aime le miel. Ses rêves sont cuivrés et bourdonnants.
On le représente souvent, après avoir dérobé aux dieux le secret de lélectricité, poursuivi par une nuée dabeilles.
Il est lemblème secret des électriciens et des mécaniciens, qui se donnent des airs bourrus dans leurs larges salopettes.
Vingt-deuxième figure
LA PLUIE QUI BAT CONTRE LES VITRES
À partir du moment où tu parviens à imaginer comme interlocuteur un sujet intelligent et connaissant, pur de tout obscurcissement, un pas décisif est accompli.
Mais il y a là plusieurs difficultés.
Dois-tu le supposer existant ? Si tu y songes, tu verras que cest égal.
Limportant est dêtre en mesure de travailler avec cette supposition, ce que risque doublier celui qui lui substitue une conviction.
Si tu es capable de supposer un tel interlocuteur, tu entendras la pluie battre contre les vitres.
Si tu attends seulement que Lui sadresse à toi, ou si tu préfères supposer face à toi un objet quun sujet, de qui alors attendras-tu autorité ? De quelque maître, dun jury, dun public ou dun quelconque jeu divinatoire ?
Vingt-troisième figure
LA TRUITE DANS LE COURANT
La truite peut remonter les torrents. Elle peut se tenir immobile dans des courants qui te noieraient, et comme au repos.
Cependant, elle ne fera jamais remonter le plus petit ruisseau à sa source, et ny songera même pas.
Vingt-quatrième figure
LHÉLICOPTÈRE DE LA GRÂCE
Sur le sol, les fourmis laborieuses saffairent ; lair est bourdonnant dabeilles.
Lhélicoptère survole les collines.
Au bord des départementales, les peupliers se dressent comme des flammes.
Vingt-cinquième figure
LE FILET GARNI
Lhomme est un roi dont le monde est le bouffon.
On ne comprend rien à la souveraineté si lon ne comprend pas la fonction du bouffon. Et cela est vrai aussi de la souveraineté populaire.
Le roi ne peut se soustraire aux impudences de son bouffon. Comment pourrait-il punir sans déchoir celui dont il fait lui-même son fou ? Il cultive alors sa souveraine humilité.
Cest ainsi quil se fait roi, et du monde son bouffon.
Vingt-sixième figure
LE CHEVAL-VAPEUR
Il y a deux façons de concevoir les inégalités entre les hommes : la bonne et la mauvaise. La première consiste à distinguer producteurs et profiteurs. La seconde, possédants et dépossédés. Il ny a pas de raison essentielle pour que les deux se recoupent.
À moins dadmettre que tous les biens et les richesses soient le produit collectif dune société dans son ensemble, et quils soient injustement partagés.
Mais qui admet sérieusement cela ?
La richesse ne peut indéfiniment se passer duvres et dactes réels. Et lon ne peut appeler « travail » la consommation de la honte et la production de limpudence.
Vingt-septième figure
LA MAROTTE DU FOU
On lappelle aussi : Les Heures du Jour, La Tête de Méduse, Le Singe de la Différence ou Les Perles du Rosaire. On la représente parfois par une tête de Méduse.
De Singe à Signe, il nest quune lettre à déplacer, et lon dit aussi « Le Signe du Singe ».
Cette figure communique avec La Cigale du Cuivre et Le Silence des lavoirs.
À la marotte sont attachés des grelots. Ainsi les heures sonnent tout au long du jour.
Vingt-huitième figure
LE FIGUIER DE LA SAGESSE
On peut bien voir un arbre comme une fissure de soif dans la sécheresse de lair.
On peut aussi y voir du bois. Mais le bois brûle, ou pourrit ; ou encore il disparaît dans notre ouvrage, comme il se dissout dans notre pensée en matière, en énergie et en divers concepts, de sorte quà la fin il nen reste rien.
Plutôt y voir la forme précise dune fissure, une fissure de soif dont le vide ne sannihilera pas davantage, mais dont les contours vivent et croissent.
Ainsi la soif donne-t-elle au kangourou ses longues jambes pour courir après les nuages.
Vingt-neuvième figure
LA CHARRUE AVANT LES BOEUFS
La charrue devant les bufs nest rien encore. Que dirais-tu du sillon devant le sillage ? Du chemin devant le frayage ? De la vision devant le visage ?
Or la vision est toujours supposée devant le visage.
Trentième figure
LOURSIN DE LA LIMITE
Circulaire et invariable est le mouvement du ciel, noir et troué détoiles.
Si tu te munis dun bâton souple dont tu recourbes les extrémités au moyen dun fil tendu, puis dune baguette rigide que tu maintiens par la base contre le fil entre le pouce et lindex, tendant larc contre le ciel, tu peux y suivre avec la flèche le mouvement des astres, comme le ferait une aiguille sur un cadran.
Étalonné, larc donne lheure précise. Cest là linstrument le plus simple dune projection dans le temps. Il se trouve quil peut aussi projeter la flèche dans lespace. Ainsi « hérissé » est de la même famille qu« heure ».
Si tu marches un jour sur un oursin à la limite de la mer et du sable, tu comprendras bien que seules comptent alors les aiguilles qui auront blessé ta chair.
Ainsi seul linstant nous transperce.
Trente et unième figure
LA ZONE ROUGE
Toujours le rouge marque le passage entre le noir et la couleur. Le jour sannonce par le rouge du matin, et la nuit par le rouge du soir. Toujours.
Le vert, de même, fait passage entre la terre brune et le ciel bleu.
Cest ainsi que les pensées se tressent sur les sensations ; montent comme du lierre. Dès quenchâssée dans le signe, la vie fait pensée ; comme la voile fait force, dès que montée.
Trente-deuxième figure
LA VOILE QUI REMONTE LE VENT
On dit que les paroles volent mais que les écrits restent. Ceci est entièrement faux.
Les paroles restent dans le temps ; ainsi dit-on quune chose faite nest plus à faire. Cest encore ce que lon entend par « donner sa parole ».
Mais le vent emporte les feuilles, et on les dit « feuilles volantes ».
Il est vain de chercher à retenir le vent ; ce nest pas pour cela que lon a fait des voiles.
On a appris à dessiner des voiles qui remontent le vent. Sans souffle, bien sûr, la voile ne peut rien.
Ici sachève le traité des « Trente-deux Clés », qui sont complètes de la première à la dernière.
© 1995, 2002, Jean-Pierre Depétris
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