La notion d’esprit n’est pas très séparable de celle de personne. Le terme a des connotations métaphysiques, et l’on peut lui préférer celui d’entendement, de mental, d’intellect, de cognition, de pensée. Quels que soient les termes, ils n’ont pas beaucoup de sens tant qu’on ne les associe pas à une personne, un individu corporel, à ce que la langue anglaise nomme si bien : « somebody ».
Je ne comprends pas ce que serait une pensée qui ne serait pas pensée par quelqu’un, et je ne peux comprendre une idée collective ou commune que comme une idée pensée par chacun. Je comprends mal ce que serait une connaissance collective qui ne serait connue de personne, mais je comprends que l’humanité sache voyager jusqu’à la lune, même si je ne connais personne qui sache le faire, et que je me doute bien que personne ne possède toutes les connaissance requises. Je comprends donc qu’en associant leurs connaissances, des hommes en soient capables, mais je doute fort que cette connaissance commune ait, en tant que telle, une quelconque existence.
La connaissance commune n’est que l’association de connaissances personnelles, et c’est cette association qui fait question.
L’ambiguïté entre pensée et connaissance
Je devrais commencer d’abord par lever la confusion que j’ai introduite entre pensée et connaissance. Tout ce qui est pensée, tout ce qui est esprit, n’est pas connaissance, ou encore information, pour employer un mot à la fois plus large et plus précis.
Je prononce la phrase : « Il est cinq heures. » Par ces mots, je peux seulement transmettre une information, une connaissance anonyme, telle que pourrait donner l’horloge parlante sans se soucier le moins du monde de ce que va en faire celui qui la reçoit, ni même si quelqu’un la reçoit.
Il se pourrait aussi que je dise cette phrase à celui que j’attends depuis une heure. Dans ce cas, il devrait certainement me donner une réponse du type « excusez-moi ». Ces mêmes mots pourraient encore être un ordre, ou une incitation à se presser. Il se pourrait même qu’en disant « il est cinq heures » à mon chien, celui-ci remue la queue, me montrant qu’il a deviné qu’on allait sortir, alors qu’un interlocuteur francophone aurait pu me réponde : « et alors ? »
Le contenu strictement informatif de mon énoncé est donc tout à fait différent de ce que je veux dire. En l’occurrence il pourrait d’ailleurs être entièrement faux — ma montre se serait arrêtée. Celui qui me répondrait « et alors ? » le comprendrait d’ailleurs bien mieux que mon chien.
En quoi ce contenu strictement informatif se distinguerait-il de la lecture d’un cadran ? Certes, il suppose une connaissance préalable de la langue française, mais la lecture d’un cadran suppose aussi des connaissances préalables comparables, comme celle des chiffres arabes ou romains. La seule interprétation de la place du soleil dans le ciel en suppose d’ailleurs autant, qui ne reposent pourtant pas sur un procès d’interprétation sémantique ou de communication.
La dimension cognitive se réduit à l’interprétation linguistique de ma phrase, mais l’échange d’informations lui-même n’a rien de plus essentiellement cognitif que les mouvements atmosphériques provoqués par la place du soleil dans le ciel à cinq heures.
La dimension strictement informative de l’énoncé est, en quelque sorte, informatique. C’est à dire que les éléments linguistiques sont substitués à des éléments physiques pour fonctionner comme eux selon la causalité et non plus selon une interprétation sémantique. En termes whiteheadiens, nous passons sous le registre de la causalité efficiente et non plus du symbolisme de la présentation immédiate.
C’est donc sur un autre registre que fonctionne l’esprit, l’entendement, le mental, la pensée, l’intellect.
En simplifiant à peine, on pourrait dire que l’information n’a ni auteur ni sujet d’aucune sorte, et qu’elle n’a donc pas de rapport direct avec ce qui touche à l’esprit, l’entendement, la pensée, le mental, ou tout ce qu’on voudra bien reconnaître dans cette famille de termes, même si l’on est incapable de leur donner des définitions satisfaisantes.
L’information n’est telle que pour celui qui la reçoit et l’interprète, et elle ne présuppose pas nécessairement d’émetteur, ni davantage d’être une information pour celui qui éventuellement l’émet ou la transmet.
L’information, la connaissance, cela peut s’appeler « données ». Le terme contient une idée évidente de gratuité. Même si l’on peut imaginer qu’elles puissent être « données » par quelqu’un, ou éventuellement vendues, elles n’en sont déjà pas moins, pour celui-là même qui les donne ou les vend, des « données » aussi, et, à ce titre, elles ne sont jamais appropriables ni identifiables à celui-ci.
Il n’est de données que pour celui qui les interprète, ou, si l’on veut, pour celui qui les prend et les utilise.
Je vois qu’il est cinq heures et que j’attends depuis une heure. Je suis agacé. On pourrait appeler cela une expérience privée, mais il n’en résulte en rien que mon expérience, ou mon état mental, mes conclusions, mes décisions soient intransmissibles. Bien au contraire, elles peuvent l’être avec une extrême économie de moyens : un regard à ma montre, un sourire un peu froid y suffisent. Cette transmission ne peut cependant s’effectuer que si elle est bien identifiée comme un acte délibéré et adressé de ma part. Lorsque ceci est acquis, l’aspect informationnel peut se réduire à très peu de choses.
Je pourrais ici illustrer mon propos d’une anecdote peut être légendaire. Un candidat au
baccalauréat avait pour sujet de dissertation : « Qu’est-ce
que l’audace ? » Il avait seulement écrit sur sa
copie : « L’audace, c’est ça. »
Je pourrais également l’illustrer avec mon article dans le numéro
2/3 d’À Travers Champs 1, où
j’opposais une proposition de l’ordre : « Lorsqu’une abeille pique avec son dard, elle le perd et ne tarde pas à mourir », et la parole de Jésus : « Celui qui tue par l’épée mourra par l’épée. »
Alors que la première phrase, énoncée, par exemple, dans un cours de sciences naturelles, peut être une information anonyme, c’est à dire envers laquelle la personne ou même le ton de l’énonciateur ne change rien, la seconde est d’une nature toute différente.
Tout d’abord, son contenu informatif est nul ou trompeur. Par exemple, le martien qui croirait que celui qui tue par l’épée meurt aussi sûrement que l’abeille qui utilise son dard, ne comprendrait tout simplement pas l’énoncé. L’interprétation de la phrase a alors un tout autre objet qu’un contenu informatif.
Données et travail de l’esprit
Je peux donc revenir à l’ambiguïté que j’ai d’abord introduite en disant qu’il n’y avait pas de connaissance collective : cette connaissance n’a pas d’existence en effet quand elle désigne l’interprétation des données, puisque celle-ci ne peut être que personnelle, mais les données seules n’ont pour autant rien de personnel. On peut donc les dire collectives si on entend par là un statut ou un mode de stockage ou de traitement qui les rend accessibles à quiconque ou éventuellement à un groupe déterminé, mais, par nature, elles sont seulement anonymes et impersonnelles.
Il resterait maintenant à comprendre un peu mieux le rapport entre les données seules et le travail de l’esprit. Je crois déjà pouvoir avancer que ce rapport est déterminé par leur interprétation : l’esprit interprète des données — qui ne sont d’ailleurs « données » que pour l’esprit qui les interprète.
La simplicité de ce point de vue est cependant trop abstraite pour être évidente. Ce qui pour un esprit est travail d’interprétation devient en effet données pour le travail d’un autre. De la même manière, le papier est matière première pour l’imprimeur, alors qu’il est produit fini pour le papetier, à ceci près que les choses sont peut-être plus compliquées encore pour le travail de l’esprit.
Si je reprends comme exemple la parole de Jésus, j’observe qu’elle contient une part de données et une part d’interprétation que je ne peux dissocier de l’esprit qui l’énonce.
Ces données ne sont pas des données biologiques, comme dans l’autre phrase concernant les abeilles qui meurent en piquant. Les informations qu’elles contiennent sont tout autres : elles me renseignent sur l’histoire du monothéisme, les écritures canoniques chrétiennes, etc. Je peux douter de ces données, mettre en doute l’authenticité de ces paroles, ou la justesse de leur traduction, mais ces doutes ne sont pas en rapport direct avec la signification de l’énoncé et sa pertinence.
Je peux aller très loin dans l’interrogation et l’interprétation de ces données sans me préoccuper d’une autre valeur de ces paroles. Je peux aussi faire le contraire : être indifférent à leur valeur informative, et ne me soucier que de leur sagesse, ou leur reprocher au contraire de rejeter les vertus viriles et civiques qui demandent à l’homme de combattre pour ce qu’il juge juste.
Ces paroles pourraient donc être fausses dans le sens où Jésus ne les auraient jamais prononcées, où Jésus n’aurait même jamais existé, où elles m’auraient été transmises dans le seul but de me tromper sur la nature et l’histoire du Christianisme, etc, tout en étant en même temps très justes dans la bouche de quiconque. Elles pourraient au contraire être justes parce qu’elles seraient authentiques et bien traduites, mais fausses parce qu’énonçant une idée fausse et blâmable.
Il n’est donc pas si difficile après tout d’identifier les données seules pour les distinguer du travail de l’esprit, même lorsque ces données sont le produit d’un autre travail de l’esprit.
Cette distinction a pourtant d’évidentes limites. Pour faire une comparaison, nous pouvons dire qu’un objet a une forme et une couleur que nous pouvons distinguer de ses autres attributs, et que nous sommes même capables de saisir seules, en les photographiant par exemple, même si nous savons que ces propriétés lui restent malgré tout indissociables.
L’ambiguïté de la notion de personne
On pourrait maintenant relever une seconde ambiguïté. S’il est vrai qu’on ne comprendrait pas ce que serait l’esprit si on ne l’associait à une personne, ni ce que serait une personne si on ne lui prêtait un esprit, tout ce qui permet l’identification d’une personne peut pourtant être considéré comme de l’information et des données.
La note biographique sur l’auteur qui accompagne le livre que je lis, par exemple, est de l’information qui, si l’on a suivi mon raisonnement, peut être impersonnelle.
Sauf à ergoter pour le plaisir, on reconnaîtra que l’ambiguïté n’est pas bien grande, et que ce qu’on appelle des informations personnelles peuvent être, dans une autre acception, tout à fait impersonnelles. Rien, par exemple, n’est à la fois plus personnel et plus impersonnel qu’une fiche individuelle d’état civil.
Il n’y a donc pas d’ambiguïté dans les faits, mais il y en a bien une dans la langue. Le Français va d’ailleurs très loin dans la confusion, puisque le même mot peut traduire à la fois somebody et nobody.
Nous sommes alors devant une difficulté à énoncer et non à concevoir, et si nous en croyons l’adage qui veut que ce qui se conçoit bien s’énonce clairement, elle ne devrait pas être dure à lever.
Cette ambiguïté a une histoire. Elle est linguistique dans la mesure où la langue peut être vue comme l’histoire de la pensée. Elle a même un certain nombre d’histoires, puisqu’il existe beaucoup de langues. Comme la langue française, l’une débute dans le Latin.
Cogito ergo sum. Ces trois mots condensent le triple objet de mon essai : l’esprit, la personne et leurs rapports ; et ils sont au fondement de la modernité occidentale. Ils sont difficiles à traduire, du moins est-il impossible de les rendre en français par trois mots : « je pense donc je suis ». Il est plus dur encore de les traduire en Arabe ou en Russe, comme en toute autre langue qui ignore le verbe être. Peut-être ne traduit-on jamais des mots, mais des énoncés, et celui-ci peut s’entendre de deux façons quelque peu contradictoires.
On pourrait imaginer que Descartes avait des troubles de l’identité, mais lorsqu’il pensait, il se rassurait et vérifiait qu’il était bien René Descartes, qu’il avait étudié au collège de La Flèche, etc : il s’identifiait. C’est une interprétation absurde et contraire à son contexte, mais qui n’en demeure pas moins voisine de celles couramment admises.
Sans doute voulait-il plutôt dire que, même dans la situation de Tchouang-Tseu qui rêvait qu’il était un papillon et se demandait s’il était bien Tchouang-Tseu rêvant d’être un papillon, ou un papillon se prenant pour Tchouang-Tseu, il est probable qu’à la question « c’est toi ? » on répondrait : « oui ».
On peut bien imaginer un amnésique qui ne se rappelle plus qui il est, mais peut-on imaginer quelqu’un qui ne soit pas sûr que ce soit bien lui qui ait mal aux dents, ou faim, ou froid ? Peut-on imaginer, tandis que j’écris, que je ne sois pas sûr que ce soit moi qui écrive, ou qu’est-ce que cela voudrait dire ?
C’est de la même façon que je peux douter que Jésus ait bien prononcé les mots qu’on lui attribue, ou même qu’il ait jamais existé. Dans la mesure pourtant ou je comprends sa parole, je ne peux la considérer comme une simple information objective, je ne peux que m’interroger sur ce que veut dire l’auteur, quel qu’il soit, et non sur son seul contenu informatif. Je ne peux ignorer le « il » qui l’énonce pour ne retenir que le « ce » qu’elle signifie.
De ce point de vue, il peut être accessoire que le sujet de l’énonciation soit un personnage historique, Dieu lui-même, ou un être de fiction. Pour prendre un exemple plus profane, il n’est pas déterminant pour moi de savoir si Homère a bien écrit l’Iliade ou s’il a seulement existé ; je ne peux de toute façon pas lire l’Iliade comme le catalogue des chemins de fer.
Paul Valéry rêvait d’une histoire de la littérature qui ne contiendrait pas un seul nom d’auteur. Celui qui en déduirait que mon point de vue serait opposé au sien se tromperait. Tout est dans l’ambiguïté des termes comme personne, individu, sujet, ego. Nous avons là une famille de mots qui établissent des rapports troubles avec celui d’identité. Comme je l’ai déjà dit, l’ambiguïté se trouve plus dans le langage que dans les faits.
Tentons de comprendre de la façon la plus empirique de quoi il en retourne. Que signifie, empiriquement, associer l’énoncé que j’ai pris pour exemple à la personne de Jésus ? Qu’est-ce que cela changerait si je disais, par exemple : « Mon oncle a dit : “celui qui tuera par l’épée, mourra par l’épée” » ?
Si je dis cela à un Chinois qui ne connaît rien de l’Occident, il en conclura seulement que je n’ose pas m’attribuer cette forte parole de mon oncle. Sinon un lecteur moins exotique aura d’autres choix : Il pourra considérer que mon oncle est un fervent lecteur de la Bible et que je me solidarise alors avec une communauté plus large que familiale, qu’il cherchera peut-être à identifier selon la connaissance qu’il a de moi. Il pourra se dire aussi que je fais de l’esprit : je reprends cette parole comme si elle pouvait être de n’importe qui, par exemple de mon oncle.
Qu’est-ce qui est changé, en définitive, par l’identification de la parole à un auteur ? Ou, mieux, qu’est-ce que ça veut dire ? — Rien de plus, sans doute, que la possibilité de l’associer aux autres paroles qui lui sont attribuées, ou encore à ses actes.
Si les paroles de Jésus s’avéraient avoir été écrites par Sun-Tse, le stratège chinois, cela nous conduirait sans doute à les interpréter autrement ; par exemple, qu’un général ne doit pas s’exposer dans la bataille.
La relation
Il est temps de distinguer maintenant l’énoncé que quelqu’un fait ici et maintenant, de sa réitération par un autre. Quand un homme parle, il y a généralement beaucoup de paroles d’autres hommes dans les siennes. Rares sont les énoncés qui ne font pas explicitement ou implicitement allusion à d’autres énoncés.
Quand nous interprétons un énoncé, non ne nous limitons pas aux seules relations lexicales et grammaticales internes, ni à celles, externes, avec leur référent. Nous cherchons aussi des liens et des consistances entre les énoncés et ce que nous savons de l’énonciateur à travers les autres énoncés que nous connaissons de lui, ou à travers ses actes et ses comportements. Nous cherchons encore, pour une large part, des liens avec une réserve illimités d’énoncés que nous pouvons appeler culture.
À partir de quelques mots, nous allons associer l’énoncé de notre interlocuteur à des corps de doctrine, des croyances, des convictions, au risque d’ailleurs manifeste de nous tromper. Même si nous savons à quel point cette interprétation est trompeuse, nous ne manquerons pas de la tenter, car nous savons que nous faisons nous-mêmes ces liens dans nos propres énoncés.
Lorsque nous tenons compte de tout cela, nous constatons que l’interprétation est un travail considérable qui a fort peu de chance d’aboutir à un résultat satisfaisant. Le moindre énoncé ne tarde pas à devenir très vite insondable. Heureusement, nous nous soucions généralement bien peu d’en épuiser les interprétations.
L’intérêt que nous accordons généralement à l’interprétation que fait l’interlocuteur d’un énoncé nous cache cependant le plus important : l’énoncé se déploie ; l’esprit y travaille. En vingt-trois siècles, seul Socrate semble avoir été particulièrement sensible à cette caractéristique des énoncés : qu’ils éclairent d’abord celui qui les énonce.
Il est pourtant facile de constater que, dans la plupart des conversations et des correspondances, chacun est particulièrement attentif à ce qu’il énonce lui-même ; et il semblerait bien que nous cherchons, le plus souvent, des interlocuteurs et des correspondants pour qu’ils nous servent principalement à poursuivre notre pensée.
Il est évident que l’écriture a libéré l’homme de ce besoin pressant d’interlocuteur, tout au moins en le différant. L’esprit cherche plus à se déployer qu’à communiquer.
Ce qui caractérise l’esprit est justement un tel travail. Esprit, pensée, mental, conscience, entendement, cognition, âme, intellect…, quelles que soient les définitions qu’on pourra tenter d’accorder avec ces termes, elles ne pourront jamais décrire une chose, un objet, mais un procès, un travail, un mouvement, un déplacement, ou plus exactement, un déploiement, un développement.
Ce procès est personnel, individuel, indissociable du sujet qui l’accomplit, mais il ne saurait être solitaire. Si le travail de ce sujet lui est personnel, singulier, ce avec quoi il travaille ne saurait l’être : données, langages, signes, réponses, etc.
Le produit du travail d’autres esprits entre pour une part déterminante dans le travail de chaque esprit.
Parfois, il est essentiel de déterminer les sujets de tels travaux, parfois non. Rien n’est plus ambigu, en fait, que cette identification. La meilleure façon d’en rendre compte serait alors d’observer un esprit simple, par exemple celui d’un jeune enfant.
J’ai souvent eu l’occasion d’être invité dans des établissements scolaires et d’observer comment de jeunes enfants identifient un esprit qui surgit inopinément devant eux, en l’occurrence, le mien. En fait, assez mal. Quand un jeune enfant voit un auteur en chair et en os lui présenter ou lui lire les textes qu’il a lui-même rédigés, il est profondément déconcerté.
Commentant mes textes, j’ai souvent entendu des enfants employer la locution « ils disent ». Qui, « ils » ? Mes textes, mes écrits ? Certainement pas. Un jeune enfant emploierait un singulier : « le livre, le texte, la phrase… dit ». Si on les interroge, ils ne savent que répondre, si ce n’est : « ceux » qui ont écrit le livre.
Il m’a toujours semblé reconnaître là une attitude qui nous renvoie aux origines de l’écriture et du livre (Védas, Bible, Livre des Morts…), à une époque où tout homme peinait à voir dans un livre une parole humaine, une parole émanant d’une autre personne qu’on aurait pu imaginer très horizontalement en face de soi.
Naturellement, les enfants ne tardent pas à me percevoir comme l’auteur en chair et en os qui se tient en face d’eux. J’ai toujours eu le sentiment qu’ils vivaient cette découverte comme une forte expérience, qui n’était pas sans ressemblance avec une profanation.
De quoi retourne-t-il principalement dans ce passage d’un pronom à la troisième personne du pluriel « ils », qui fonctionne comme un indéfini, à une deuxième personne du singulier : « toi » (ou sa forme de politesse : « vous ») ?
D’une acception particulière du mot esprit
Il est une acception du mot esprit en Français qui renvoie à l’Allemand Witz, plutôt que Geist, ou à l’Anglais Humor, plutôt qu’à mind ou à spirit. Naturellement, l’esprit français n’est pas exactement l’humor anglais ni le Witz allemand, mais ce que recouvrent tous ces termes dans leurs langues respectives se recoupe très largement.
Dans Le Mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient, Sigmund Freud montre le rapport entre un sens manifeste et un sens latent, mais il n’insiste pas sur la relation entre deux interlocuteurs. Pourtant on ne fait pas de l’esprit seul. Pratiquer l’esprit suppose d’être au moins deux. Cette sorte d’euphorie caractéristique de l’esprit n’existe que partagée. L’esprit peut même devenir parfois le principal élément de partage d’un groupe, et ce qui détermine la place d’un membre en son sein.
Faire de l’esprit consiste alors à vérifier que le système symbolique mis en commun fonctionne bien. Il en résulte une certaine joie à y parvenir, et même à faire concours de virtuosité.
Une jeune femme élégante monte dans le bus avec un sandwich, et demande au conducteur si elle peut manger à l’intérieur. « Oui, mais sans bruit », lui répond-il. Manifestement peu rompue à l’esprit marseillais, elle reste un moment interdite.
Que peine-t-elle donc à comprendre ? Une réponse de cet ordre : « Ne pensez-vous pas qu’il serait déplacé de vous recommander de ne pas tacher les fauteuils ni laisser traîner des papiers gras ? C’est comme si je vous disais de ne pas faire de bruit en mangeant. » Elle hésite à admettre que le conducteur soit parvenu à condenser un tel propos et toutes ses nuances en seulement quatre mots.
La réplique et le trouble qu’elle provoque amuse manifestement le chauffeur et les autres passagers, mais elle ne parvient pas à lui répondre « je vais m’y efforcer » ou « je vais au fond, vous n’entendrez rien », ou seulement sourire.
Le bon esprit ne doit ni provoquer le rire, ni être blessant. C’est une faute de goût de rire de son mot d’esprit, et on ne sourit à celui d’un autre que si l’on est incapable de rajouter le sien.
C’est une erreur de blesser quelqu’un par un mot d’esprit. Si l’on veut blesser quelqu’un, il est préférable de le faire directement et sans détour, mais il peut arriver que l’esprit ne soit pas compris. La suprême maîtrise consiste alors à chasser le malaise par un autre trait d’esprit.
Supposons maintenant que nous lisions une plaque dans un car où il serait écrit : « Vous êtes priés de manger sans bruit. » Il est probable que nous aurions du mal à bien saisir cet humour, faute d’en identifier l’auteur.
La publicité tente d’utiliser parfois des procédés de cet ordre, mais elle s’élève très rarement au dessus des ressources du calembour ou de la farce. Si l’esprit pouvait fonctionner sans être porté par celui qui le fait, il suffirait, pour en finir avec l’incivilité scolaire, d’inscrire sur les portes : « Défense de courir dans les couloirs sous peine de poursuite. » Mais il faudrait encore que le corps enseignant cesse d’assimiler l’esprit à un manque de respect.
Voit-on ce que je veux dire ?
Je pourrais interrompre ici mon essai et le relire en me demandant si l’on voit bien ce que je veux dire, mais je vais plutôt me poser une autre question apparemment plus alambiquée : Que signifie « voir ce que je veux dire » ?
Observons d’abord que cette question est double. Elle a deux termes : « voir » et « ce que je veux dire », et chacun mérite un petit éclaircissement.
En Français, nous hésitons à employer une locution telle que « ce que je signifie », comme par exemple l’Anglais « I mean ». On parlera de ce que des mots, des actes ou toute sorte de choses signifient, mais difficilement de ce que « quelqu’un signifie ». C’est là une observation grammaticale. On pourra faire en Anglais une observation comparable avec le verbe to mean qui, selon qu’il est employé avec he ou it se comporte comme un mot différent. (This means vs. Paul means.) Pratiquer l’esprit consiste justement à travailler l’écart entre ce que veulent dire l’énoncé et celui qui l’énonce ; par exemple : « Vous pouvez manger, mais sans bruit. »
C’est ce que Sigmund Freud distinguait dans son travail sous les termes de sens manifeste et de sens latent ; le premier renvoyant au es et le second au ich : ce que ça signifie vs. Ce que je veux dire. (Wo es war, ich muß werden.)
Le problème est que Freud suppose un travail d’interprétation pour passer de l’un à l’autre. Rien n’est moins évident que la nécessité d’un tel passage. Le conducteur du bus n’a pas, dans un premier temps, pensé ce qu’il voulait dire, puis, dans un second, l’a condensé en quatre mots. Il a immédiatement dit et pensé « oui, mais sans bruit ».
Le sens latent ne serait donc pas, en quelque sorte, caché sous un sens manifeste, mais au contraire apparent sur celui-ci. Il n’est pas vrai que faire de l’esprit soit comme tester une rapidité d’interprétation, mais plutôt une instantanéité, car, aussi rapide qu’on puisse être, on le serait jamais assez.
C’est ainsi que les remarques sur le second terme (vouloir dire), nous introduisent au premier : voir (voir ce que l’on veut dire).
Le travail de l’esprit relève de l’intuition plutôt que de l’interprétation ; d’une vision, d’une voyance, plutôt que d’un décryptage. C’est ainsi qu’un esprit humain intuitionnera plus aisément les signes “12”, ou mieux encore le son “duz”, tandis qu’une machine interprétera plus commodément “1100”. C’est exactement cela qui nous fait découvrir parfois dans une âme apparemment fruste, ce qui semble définitivement inaccessible au docteur.
Inspiration, génie, vison directe, tous ces termes doivent inspirer méfiance. Il est aussi risqué de les rejeter comme des chimères que de leur accorder du sérieux.
Je pourrais oser la comparaison avec des prothèses optiques. Quelqu’un qui saurait tailler des lentilles et accommoder des surfaces optiques ne verrait rien tant qu’il ne regarderait pas à travers, ce dont serait par ailleurs capable le premier imbécile venu.
Chacun a déjà fait l’expérience de se retrouver dans ces deux cas : avoir acquis des connaissances parfois poussées sans jamais parvenir à se les accommoder pour en faire une part de soi-même ouvrant sur d’autres capacités et d’autres perceptions, ou, au contraire, s’en revêtir spontanément avant même de les apprendre.
On peut naturellement douter de la possibilité d’aller très loin par une seule de ces voies, mais il est souvent troublant de voir combien on est incapable d’accomplir ce qu’on sait pourtant décrire, ou incapable d’expliquer ce qu’on sait très bien faire.
Les modernes ont voulu expliquer l’esprit, il est temps de s’en servir.
Cet essai est plus long et plus difficile que je l’aurais souhaité ou aurais cru devoir le faire. Cette difficulté est cependant très superficielle et tient à une pauvreté des concepts, à laquelle je cherche justement à remédier. Pour résumer, je tiens d’abord à distinguer le travail de l’esprit des seules données, et même de l’interprétation de ces données ; je veux montrer ensuite que le travail de l’esprit est un procès, un mouvement et même un déploiement ou, si l’on veut, une émergence, mais en aucun cas une chose, même sous la forme d’un travail mort. Je pose encore que ce travail est fait par quelqu’un, qui est à la fois le sujet d’un acte et d’une intuition.
L’intuition est au cœur du travail de l’esprit. Des données seules seront au mieux intuitives, en aucun cas une intuition.
Même à chercher dans un processus organique de traitement de données sensibles — les organes de la vision, par exemple —, on ne peut espérer trouver que des enchaînements causaux de stimuli-réponses, mais certainement pas une intuition — une vision, en l’occurrence.
L’idée même d’un saut qualitatif permettant l’émergence qu’une conscience, d’une intelligence ou de quoi que ce soit de cette nature, à partir de tels enchaînements, me semble aussi indigente que celles qui les ont préfigurées, lorsqu’on croyait pouvoir créer la vie à partir d’automates, ou, plus loin encore dans le temps, quand on rêvait que des figures puissent engendrer la vie si elles imitaient assez fidèlement à la réalité.
L’esprit est ici encore entravé par des jeux de langage extrêmement embrouillés, fait de pièces rapportées du droit, de pratiques empiriques, de doctrines partiellement oubliées et de superstitions.
1 <
http://jdepetris.free.fr/pages/atc.html>
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