Trucs
&
astuces

 

Jean-Pierre Depétris



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J'ai d'abord publié ces textes sur mon site sous la forme d'un jeu navigable. Il était présenté ainsi :

Ce recueil offre une multiplicité de parcours de ses vingt pages.

Sur chacune, des mots sont actifs, à vous de les trouver. Cliquez juste après la dernière lettre.

On peut prendre ce texte pour un jeu, dont le but consiste à en découvrir l'intégralité. Ce modeste jeu, qui peut devenir agaçant, donne une idée de ce que j'entends par écriture créatrice.

Il est fortement probable que vous allez passer plusieurs fois sur la même page. Sera-t-elle bien la même si elle fait suite à une autre et illustre un autre raisonnement ?

Voilà, le jeu a déjà commencé. Cherchez les mots actifs.

 

(L'ancienne version est toujours accessible en ligne. Elle conserve beaucoup de fautes non corrigées.)

 

 

 


 

 

 

 

Trucs & astuces

 

 

 

 

Pratique de l'espace

Les Chinois plaçaient l'est au sommet de leurs cartes, là où naissait le jour, qui descendait donc.

Les Arabes plaçaient le sud en haut et le nord en bas. Aussi le jour se levait-il à gauche.

Prendre la carte de son quartier et la regarder ainsi. Puis observer son quartier en gardant en tête la carte ainsi tournée. Il apparaît alors comme on ne l'aura encore certainement jamais vu.

 

 

Pratique du calcul

Il est assez facile de compter jusqu'à un. « Il reste une feuille sur l'arbre » : point n'est besoin de rien connaître des autres feuilles. Il n'est même pas nécessaire de distinguer l'altérité de la pluralité.

Pour compter jusqu'à deux, il nous faut bien distinguer ces deux précédentes notions ; distinguer l'un et l'autre, et l'un l'autre de la pluralité.

Pour compter jusqu'à trois, c'est réellement plus difficile. Autant passer à quatre tout de suite. Quatre n'est jamais que deux fois deux, et quantité de choses vont par quatre. On se demande si quiconque aurait jamais su compter jusqu'à trois si ce n'était pas nécessaire pour passer à quatre. Trois se déduit de quatre, et c'est certainement ainsi qu'on apprend à soustraire.

Compter jusqu'à cinq est encore bien plus difficile et demande de bons doigts — sans doute plus d'un jeu. Au-delà de cinq, on doit s'en remettre à de plus solides prothèses cognitives.

 

 

Le concept de coerrance

Le concept de coerrance est déterminant pour comprendre le réel. Il permet de dépasser celui de loi, notamment de loi naturelle, qui ne s'applique qu'à la représentation.

Ainsi, la pomme qui paraît obéir aux lois de l'attraction est en coerrance avec l'univers tout entier. En fait sa chute est libre et n'obéit à rien du tout. Elle cœrre simplement dans un schème spatio-temporel qui caractérise le réel ; celui-là même qui me permet de dire que ma maison s'approche quand je rentre chez moi.

Tout ce qui existe est cœrrant, et cœrrer est presque synonyme d'exister.

Le concept de coerrance est très proche de l'anglais consistance (adj. consistant ; v. to consist).

Le concept anglais de consistance doit beaucoup aux traductions de l'œuvre de Poincaré, qui savait très bien prononcer coerrance, mais ne savait pas l'écrire ; ce qui le gêna pour aller au bout de ses intuitions.

D'autres ont pensé l'errance, mais pas la coerrance.

 

 

La relativité

Partout et à toute époque, les lois ont toujours été mauvaises, injustes et sottes ; inhumaines, cruelles, superstitieuses, dégradantes... que sais-je ?

N'est-il pas remarquable que nous vivions au seul endroit et à la seule époque où les lois soient bonnes ?

 

 

Le syllogisme

Le syllogisme est un jeu de propositions telles que si nous possédons les prémisses, nous en inférons tautologiquement la conclusion.

Exemple : Tous les lièvres sont en paille

Toute paille se mange

Conclusion : Tous les lièvres se mangent.

La conclusion est automatiquement vraie si les prémisses le sont. Mais comment s'assurer des prémisses ?

On peut les prendre parmi les conclusions d'autres syllogismes :

Toute chose violette est de paille

Tout lièvre est violet.

Et l'on n'est pas plus avancé, car l'on doit encore aller chercher la preuve des prémisses dans d'autres syllogismes.

On peut au contraire s'assurer de la conclusion en mangeant le lièvre. Mais la preuve ainsi établie confirme-t-elle bien les prémisses ?

 

 

La vérité

Où qu'on veuille faire commencer l'histoire de la science, on voit bien que toutes les vérités scientifiques finissent par être démontrées fausses au bout d'un certain temps par la science même.

Si la démocratisation des connaissances scientifique n'est rien d'autre que la diffusion de telles vérités, on ne voit pas l'intérêt d'apprendre ce qu'on sait par avance être faux, plutôt que les méthodes qui pourraient permettre de comprendre pourquoi.

 

 

Les pulsions

On confond souvent cette pulsion des corps de se réchauffer à un autre corps, qui est commune notamment à tous les mammifères, avec une tout autre pulsion orgastique qui, elle, est propre à tous les êtres vivants. Cette dernière est aussi puissante que passagère, alors que la première s'accommode d'un certain attachement.

 

 

La méthode

Le monde est extrêmement mou si on le laisse faire. On voudrait y prendre appui, mais on s'y enfonce.

Tu coules dans le monde, et le monde lui aussi coule et t'emporte. Il coule et t'entraîne dans la fuite du temps.

Le monde doit être battu. Toujours bien battre le monde avant que d'y chercher appui.

 

 

L'essentiel

Sur toute la surface de la planète, de minuscules bestioles qui courent sur leurs petites pattes.

Elles sont sexuées.

Si l'on s'y rend attentif, on peut voir que les mâles ont l'air d'avoir pour leurs femelles un regard assez semblable à celui que nous avons pour les nôtres. C'est troublant. Et c'est plus troublant encore si l'on tente de percevoir à travers leurs regards.

 

 

Repères

Tente de savoir à chaque instant où se trouve le soleil ; tente de savoir où est le soleil par rapport à la place que tu occupes. Ce n'est pas très difficile, il suffit d'y penser, et de prendre quelques repères pour la nuit ou pour quand tu es loin du jour.

Pense ensuite à la place de la lune. Ce n'est pas beaucoup plus difficile. Quand tu seras bien entraîné, repère au ciel quelques étoiles, et pense à la place relative qu'occupent envers elles le soleil et la lune.

Tout être vivant donne des bornes à son territoire. En agissant ainsi, tu borneras aussi le temps. Ce sont de bonnes bornes pour un être humain.

 

 

Multiplier par 9

Apprenons à multiplier par neuf avec les doigts. Deux fois neuf : plie le deuxième doigt, il t'en reste un dressé pour les dizaines et huit pour les unités. Trois fois neuf : plie le troisième : deux et sept doigts : vingt-sept. Quatre fois neuf : plie le quatrième, et ainsi de suite...

C'est curieux non ?

Tu aimerais comprendre pourquoi. Je ne doute pas que tu trouves si tu cherches sérieusement. Observe cependant qu'il n'est en rien nécessaire de comprendre pour appliquer la méthode, ni même pour la découvrir, et que, peut-être, aucune explication pourrait n'être définitive.

 

 

Preuve et certitude

« Manger un lièvre ne prouvera jamais que tous les lièvres sont comestibles. Pour s'en assurer, il faudrait pouvoir manger tous les lièvres, et il faudrait aussi s'assurer qu'il n'en reste aucun. On ne peut jamais être sûr de choses semblables. » Voilà ce que dirait un esprit rigoureux mais superficiel.

— Non : il suffirait de ne plus appeler lièvre tout ce qui posséderait les attributs du lièvre sauf la comestibilité : si l'on ne peut manger un lièvre, c'est qu'il n'en est pas un. Le principe ainsi posé ferait-il une preuve irréfutable ? Il ferait mieux : il rendrait inutile toute preuve.

 

 

L'imagination géométrique

Quoi qu'on imagine, on peut l'imaginer plus grand ou plus petit. Il est d'ailleurs courant, pour tout ce que produit la nature ou l'industrie, de trouver des versions naines et des versions géantes. L'imagination alors se prend vite à faire sauter toute limite au gigantisme comme au nanisme. Or il y a des limites. Un invertébré ne pourra être aussi gros que peut l'être un vertébré, et inversement. Le plus fin cartilage doit avoir une épaisseur minimale, et la plus épaisse chitine ne pourrait supporter un trop gros poids.

Voilà le paradoxe de l'imagination géométrique : imaginer la puce géante serait imaginer une transformation des propriétés mécaniques, chimiques et magnétiques des matériaux qui la composent et aussi qui l'entourent. À moins que ce ne soit qu'imaginer la transformation des premiers. Dans ce cas, rêvez tant ce que vous voudrez votre puce géante, mais vous ne pourrez jamais la concevoir quelque part. Dans l'autre, c'est comme si vous aviez tout grossi à l'échelle, de proche en proche, et comme si rien en fait n'avait été grossi.

Ce serait comme un arbre qui paraît minuscule sur la colline et qui devient plus gros quand vous en approchez. Or grossir, ou diminuer, cela doit bien s'entendre par rapport à ce qui ne varie pas.

 

 

À partir de rien

Une roue. Allez donc trouver une roue dans la nature. Quoi de plus simple qu'une roue, et pourtant comment l'a-t-on imaginée à partir de rien ?

Il existe pourtant bien quelque chose qui ressemble à roue dans la nature. Ce sont ces trous ronds creusés par les tourbillons des torrents dans leur lit rocheux, et que l'on appelle des « marmites de géants ».

Justement, ce sont des trous. La roue, le moulin, la turbine, l'hélice... ne peuvent s'imaginer qu'à partir de rien. D'ailleurs, la partie principale de la roue est son vide médian.

 

 

Entropie

Si je coupe la tête à un poulet, très probablement, je le tuerai. On pourrait appeler cela « détruire son organisation biologique » : introduire dans l'ordre du désordre. Si je le passe à la moulinette, j'introduis plus de désordre encore. On pourrait même imaginer un hachoir moléculaire qui brasserait toutes les particules qui le composent, comme avec un jeu de cartes qu'on mélange.

On peut prouver mathématiquement qu'il existe une possibilité pour que ce brassage produise un nouvel ordre identique à l'ordre original. Cette probabilité est très faible, mais elle existe.

Plus encore, je risque de reconstituer un nouvel ordre, plus ordonné, dirais-je. Plus je secoue, par exemple, un tamis, et plus je trie des éléments selon leurs tailles.

Et après ? Cela me prouve-t-il que l'ordre naît du désordre, ou l'inverse ? Plutôt l'un et l'autre viennent-ils d'un mouvement ; un mouvement qui corrompt toujours un certain arrangement et en génère un autre. Ainsi, la pierre qui tombe dans l'eau abolit la parfaite horizontalité du liquide, mais produit un cercle parfait. Mais ni l'horizontalité ni le cercle ne produisent la chute de la pierre.

 

 

Moteur

Procure-toi une automobile, une motocyclette ou tout engin doté d'un moteur à piston.

Ouvre le capot et démonte du moteur tout ce qui est nécessaire pour dégager le cylindre.

Maintenant, ouvre le cylindre et observe ce qu'il contient, car c'est cela qui fait tourner le moteur.

Il est vide, naturellement.

 

 

La fiction

Tout esprit curieux finira par trouver à la fiction des racines bien plantées dans le réel. Mieux : la fiction finira toujours par le ramener à la réalité plus sûrement que n'importe quel autre chemin. Et la façon dont le réel fleurit en fictions, s'y mêle et s'ensemence, est curieuse.

La licorne, par exemple. Cet animal mythique correspond à un animal réel : le rhinocéros. La description d'un rhinocéros à qui n'en a jamais vu mais connaît le cheval, devrait lui faire imaginer une licorne.

D'ailleurs, sur de vieux manuels de zoologie, les illustrations d'hippopotames, littéralement « cheval de fleuve », ressemblent bien plus à des chevaux qu'au pachyderme désormais bien connu.

La licorne a servi longtemps de symbole à l'esprit. Il se trouve justement que si je devais améliorer cette bonne image d'un animal vif et puissant, doté d'une corne pénétrante, à partir de l'expérience réelle que j'ai de l'esprit, j'imaginerais une licorne plus trapue qu'un cheval, au derme plus épais. Je la verrais plus épaisse et plus lourde, plus près du sol, la vue basse, agressive et obstinée... bref, plus proche de l'animal réel qui a certainement inspiré le mythe.

Détail remarquable, la fiction a toujours conservé à la licorne le triple sabot du pachyderme plutôt que l'unique du cheval.

 

 

Contradictions

La réalité peut contenir des contraires qui s'excluraient dans la pensée. La raison exclut : vrai ou faux, ceci ou cela. La réalité n'exclut rien.

Dans la réalité, un pays peut être rasé tout en s'enrichissant, des privilèges peuvent être tout à la fois conservés et abolis.

Les opinions les plus diverses peuvent correspondre avec la réalité. Tandis que, pour la raison, un simple changement de rhétorique, une légère variation de la méthode d'énonciation, une modification du système de signes, peuvent aboutir à des résultats contradictoires.

 

 

La loi

Un système mondial de l'échange des richesses. Rien ne lui échappe. Tout est ramené à la circulation mondiale de la valeur. Toutes les lois y concourent : du plus petit arrêté municipal au droit international.

Tout ce qui ne participe pas à la circulation et à la reproduction de la valeur est en principe interdit. C'est le sens de toute loi.

Et c'est aussi ce qu'aucune loi ne peut affirmer explicitement. C'est ce qui ne peut prendre valeur de loi.

 

 

Signification et causalité

Ce qui est merveilleux, c'est qu'à force de voir les mouvements inexplicables des planètes sur le fond des étoiles fixes, on s'est pris à y chercher des significations, à y deviner des interactions entre ce qui est en haut et ce qui est en bas, et qu'à force de chercher, on les a trouvées.

Justement au cours de ces recherches, on découvrit aussi de tout autres causes aux mouvements des planètes, qui cessèrent alors de paraître imprévisibles, inexplicables, et qui perdirent donc toute signification.

 

 

Les parfums de la lumière

Au soleil, les couleurs se délavent.

Les couleurs seraient-elles comme un fluide, une substance qui se diluerait dans la lumière ?

Comme un parfum s'évente.

Les couleurs seraient-elles les parfums de la lumière ?

 




 

Paru dans À Travers Champs 14, hiver 2005
© 1998-2005, Jean-Pierre Depétris
Trucs et astuces
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