On ne se rend pas compte de la puissance de l’eau, lorsqu’on est dans des conditions habituelles. L’eau du barrage tout près fait un bruit à peine audible le jour, mais qui devient terrible dans la nuit. Il n’est pas proprement inquiétant. Il pourrait même devenir rassurant quand on s’y abandonne. Il n’est pas une menace, du moins tant que le courant continue à ronfler ainsi. Mais quelle puissance ! On se sent si peu devant une telle puissance.
Je n’ai jamais vu de barrage si proche d’une ville. Il est au sein même de la ville en fait. Il est vrai qu’on peut même entendre d’ici chanter un coq le matin. C’est pourtant la ville, et les immeubles tout proches du boulevard sont hauts.
La nuit était déjà tombée, c’était avant-hier, je crois. Je marchais dans le centre-ville, à deux pas de la préfecture quand toutes les lumières se sont éteintes. Seuls les phares des voitures jetaient leurs lueurs fugaces sur l’asphalte encore humide de la pluie qui venait de cesser.
Jetée dans l’obscurité la plus complète, la ville offrait une impression saisissante. Cette impression n’était pas sans rapport avec le bruit du barrage la nuit, en cela qu’elle demeurait comme en équilibre entre effrayante et rassurante. Comme elle balançait entre les deux, elle n’était ni l’une ni l’autre.
Ni les magasins ni les cafés n’étaient encore fermés, et tous, clients, passants furent saisis par la complète obscurité. Ce fut étrange, et cette nuit totale dura longtemps.
Se retrouver dans l’obscurité est devenu une expérience rare dont on doit savoir profiter. Ce n’est pas cependant l’obscurité qui m’a surpris alors, mais le silence. Rentré dans l’appartement, les petites loupiotes familières du boîtier modem, des multiprises, avaient disparu, comme le ronronnement du frigo, du modem.
Sait-on que les nouveaux modems, plus rapides, font du bruit ? Un léger ronflement de moteur que l’on entend seulement si l’on y prête attention. Plus de bruit, plus de téléphone, plus de radio. Seulement le vent dehors, pourtant léger, et la rivière, et une sorte de hulotte qui, de loin en loin, lance son cri.
J’ai retrouvé à tâtons sur l’étagère de la bibliothèque où je l’avais laissée, une lampe de camping à pile. Elle est munie d’un crochet pour la suspendre, et dans sa base, se cache une petite torche. Je n’avais encore jamais trouvé l’occasion d’éprouver son utilité.
Seulement le vent, et bien sûr le puissant et sourd murmure de l’eau.
Le pays est sec ; la ville est pourtant traversée de cours d’eau, et de sources. Ils sont alimentés par le massif rocheux au pied duquel elle est bâtie. La montagne ne retient rien. Les roches ne boivent pas, et l’eau vient alimenter la rivière en aval de la ville.
Son lit est profond, et elle irrigue peu les cultures autour des berges. Nous sommes en altitude ici, l’air y est sec.
Aucune rue n’est droite ici ; ce n’est pas une cité romaine. Elles ne le pourraient pas tant le terrain sur lequel elles furent construites est accidenté. Des Romains l’auraient bâtie plus bas en face de la rivière, dans la plaine.
Certaines rues sont étroites, parfois réduites à des ruelles en escalier ; d’autres sont larges, des boulevards, mais elles se coupent rarement à angle droit. De fréquents passages couverts les relient les unes aux autres, parfois indécelables, se laissant deviner sous les dehors d’une modeste porte laissée ouverte, d’où sortent et entrent un nombre suspect de passants. Il y fait bon flâner.
Oui, il y a des gens dans la ville. J’avoue que je n’y prête pas grande attention. Je n’y connais personne. De plus, on y parle peu de langues que je pratique. Un anglais sommaire fait parfois l’affaire.
Les habitants m’intéressent peu. Pendant des générations, ils ont eu tout le temps de modeler l’espace à leur manière. Ils s’y sont, en quelque sorte, minéralisés. C’est en cela surtout que je les rencontre et les connais.
Parfois, entre le trottoir et la chaussée, quelquefois en plein mitan, courent de petits canaux bien utiles aux cantonniers. Ils alimentent souvent de petits bassins, même dans les passages couverts. Les fontaines ne sont pas rares, où coule une eau fraîche et potable.
L’eau, c’est la vie ; ce sont surtout des sons agréables qui accompagnent bien ceux du vent dans les feuillages.
J’aime ici écrire dans les cafés. Ils sont confortables, avec des chaises en bois sombre et de longues banquettes en cuir. Des hommes y jouent paisiblement au jacquet, dans un angle près d’une fenêtre dont la bâche d’un vert très sombre les protège de l’excessive lumière du jour. Voilà comment les hommes ont inscrit au fil des siècles dans le minéral leur présence.
La ville n’est pas riche en jardins publics, mais plutôt en jardins intérieurs que possèdent presque tous les pâtés de maisons. Il n’est cependant pas nécessaire de marcher longtemps pour trouver une nature sauvage en passant par la haute ville. Par la plaine, ce n’est pas pareil, elle s’éparpille en lambeaux avec de petites exploitations agricoles, des hangars, des garages, où roulent vite des voitures et des camions bruyants. Il vaut mieux longer la large rivière avec ses plages de galets millénaires, bordées de bosquets verdoyants ou de petits marais.
Au-dessus de la ville, une épaisse forêt de mélèzes se faufile entre des roches majestueuses, protégeant des tapis de mousse. Il est inutile de se munir d’une gourde tant il est facile d’y trouver des sources.
L’appartement où je me suis installé n’est pas désagréable. Il n’est pas bien grand ni très confortable, mais tout dépend de comment on a entrepris d’y vivre. Ici, on le sent bien, on a pris l’habitude de vivre dehors, et ce sont des coutumes qui me conviennent.
D’un côté, une fenêtre donne au rez-de-chaussée sur une ruelle ombragée. De l’autre, on est en hauteur. On y voit loin en face, de la fenêtre et de l’étroit balcon, par-dessus les toits des maisons plus basses. On y a une vue plongeante sur ce que je n’ose pas appeler un jardin : un sol rocheux et pentu où des plantes sauvages s’accrochent à la moindre parcelle de terre, quelques arbustes autour d’un ru vaguement contenu dans un canal de ciment et de briques, quelques framboisiers.
Ce jardin se prolonge en suivant le ruisseau sur la bonne longueur d’une rue, entrecoupé par endroits de quelques murets inutiles, car ils sont en partie détruits. Du moins, il s’en dégage des senteurs agréables, surtout quand il a plu, et les oiseaux s’y retrouvent pour gazouiller.
Si ce ne sont ces détails précieux, l’appartement est mal conçu. Le lieu d’aisance est sur le balcon étroit du côté du jardin. La fenêtre du rez-de-chaussée ne voit presque jamais un rayon de soleil, et l’autre côté est au nord. Bref, on s’y sent vite à l’étroit. Alors on sort. On va dans un café bavarder avec des amis, on joue au jacquet.
Moi, je n’ai pas d’amis ici avec lesquels échanger des paroles dans une langue que je ne comprends pas. Qu’importe, leur présence m’est agréable. Je lis, j’écris surtout.
On vit plutôt dehors ici, il est bien rare que les gens se retrouvent chez eux. On s’invite à dîner au restaurant, et ils sont nombreux dans la ville ; on se retrouve dans des bars, autour du thé, du café, ou de quelque boisson fraîche.
Les établissements ont leurs habitués, on le voit tout de suite ; les clients n’ont aucun besoin de passer commande pour être servis. Il n’est pas nécessaire d’être observateur pour constater combien ils se sentent chez eux. Ils n’en deviennent pas pour autant hostiles à l’intrus. Il suffit que vous vous arrêtiez deux ou trois fois pour que les habitués vous saluent comme si vous faisiez désormais partie de leur décor.
L’appartement où je me suis installé n’est manifestement pas conçu pour recevoir, et je me doute qu’il n’est pas une exception.
– Tu es ici depuis longtemps ? – Non, à peine depuis le début du mois. – Tu es bien installé ? – Oui, enfin c’est un point de vue que je n’hésiterai pas à défendre. Si tu veux bien venir prendre un thé chez moi, tu pourras en juger, et j’en serai honoré.
J’ai rencontré Sintayia dans une librairie. Je parcours peu les librairies depuis que je suis arrivé. À quoi bon ? Je ne trouve pas de titres en français, ni même en anglais, et moins encore en allemand, en arabe, en japonais, ni en provençal. J’exagère : on en trouve quelques-uns en anglais dans des librairies spécialisées, l’une en langues étrangères, l’autre en sciences. La première a même un petit rayon français, les quelques livres que tout francophone un peu cultivé doit avoir lus (les Essais de Montaigne, la Propriété de Proudhon, le Manifeste de Breton, Ailleurs de Michaux, Tout Ubu de Jarry en poche…).
De toute façon, on ne manque pas de trouver tout ce dont on peut avoir besoin en ligne. C’est très bien lorsque l’on recherche quelques notes précises ; les éditions numériques sont commodes pour s’y retrouver même dans un ouvrage sans index, et y copier des citations à volonté, mais j’apprécie d’avoir un bon bouquin imprimé quand il s’agit de lire un gros volume en intégralité, sinon les yeux sont vite mis à la torture.
Sintayia se fait appeler Sint. Elle enseigne le français. « Des gens apprennent le français ici ? Ai-je demandé surpris. – Bien sûr ! Le français est toujours moins une langue de communication internationale, mais il demeurera longtemps une langue essentielle par sa littérature poétique et scientifique. Comme le persan, par exemple. – Oui, je sais que toutes les universités possèdent un département de persan entre les toilettes et le placard à balais. »
Je sais ce que Sint entend par « poésie » : ce que d’aucuns appelleraient sottement « fiction ». « La poésie », m’a-t-elle expliqué en acceptant de venir prendre le thé chez moi, « ce sont toutes les formes au travers desquelles un auteur ne se contente pas de dire ce qu’il paraît dire ».
La ville où je me trouve n’est pas une grande capitale, mais elle est une vraie ville. Les quartiers du centre sont animés et ne manquent pas de magasins, bien que les gens ici aient un goût prononcé pour les bazars traditionnels, où l’on trouve de tout, venu des environs aussi bien que du monde entier. Le centre-ville possède de grands et beaux immeubles.
Sint habite de l’autre côté de la ville par rapport à chez moi, et je dois passer par le centre pour répondre à son invitation de venir à mon tour chez elle, traverser un large pont qui enjambe la Garous, l’autre rivière qui rejoint celle dont le barrage est proche d’où j’habite.
Sint ne réside pas loin d’un petit lac entouré d’un parc. Ce n’est pas vraiment un parc, car il n’est cerné d’aucune clôture, d’aucun mur ; le trottoir le longe simplement. Le sol y est un peu caillouteux et jonché d’aiguilles de mélèzes. On y trouve aussi des tilleuls et des marronniers. Trois petits restaurants en planche se suivent à quelques dizaines de mètres de sa rive.
J’étais à l’avance et je me suis arrêté au premier, à l’extérieur où des tables et des chaises sont installées. Je n’ai pas d’horaires impératifs ici, et je ne me préoccupe jamais de mesurer la durée de mes trajets. Je craignais de ne pas arriver à l’heure.
À certains moments de la journée, les jeunes sont nombreux à s’entasser dans les salles des bars et sur leurs terrasses. L’après-midi, on y croise plutôt des retraités qui jouent tranquillement au jacquet. Ce sont des heures qui me conviennent. À l’approche des repas, les tables commencent à se remplir, et je ne vais pas m’attarder.
Sint paraît plus grande qu’elle l’est réellement. Cela tient à la façon dont elle s’habille ; et à ses formes plutôt sveltes. Elle porte une robe croisée de toile couleur sable qui se boutonne jusqu’aux genoux, et des sandales indiennes sans talons.
Elle attache ses cheveux sous un foulard style corsaire, qu’elle coiffe quand elle sort d’un élégant chapeau de paille rehaussé d’un ruban brun. Sa peau est plus mate que celle des gens de la région, et derrière ses fines lunettes, ses yeux bruns tirent légèrement sur le vert.
Les hommes ont une façon particulière de regarder les femmes. Ça vient de très loin. La plupart du temps, nos regards demeurent, pour une large part, subliminaux ; et vague dans notre esprit l’objet précis de leur attention.
Les femmes perçoivent bien nos regards la plupart du temps, et d’une façon tout aussi subliminale ; et nous voyons qu’elles les perçoivent, et elles voient bien que nous aussi nous percevons qu’elles les perçoivent. Alors en résultent de complexes et silencieux dialogues qui se tissent à notre insu.
C’est un problème pour le genre humain qui n’a jamais trouvé de stratégies bien adaptées. Il a inspiré des codes et des mœurs, parfois amusants, parfois ridicules, parfois pervers… Ils ne résolvent rien. Ils compliquent plutôt.
Il n’est pas nécessaire d’atteindre la complète maturité pour comprendre que ces complexes dialogues subliminaux et muets créent une panique dans les relations humaines, d’autant plus que certains hommes portant de tels regards sur d’autres hommes, et des femmes sur d’autres femmes, ajoutent à la confusion, ce qui suffit parfois à faire naître contre eux une agressivité.
Ces relations dont ne participent que le corps et l’âme, sont plus subtiles que ne saurait l’être l’esprit, et se complaisent à l’égarer. J’opte pour que le mien les laisse vivre et les suive ; les suive certes, mais sans les contraindre, les serve plutôt.
C’est plus simple à dire qu’à faire. L’esprit n’est pas un serviteur, il volette, évidemment.
« La Chine et la Russie partagent la même conception westphalienne de l’État-nation que les États-Unis et l’Europe », dit Sint, « mais ils la partagent différemment. Pour les seconds, elle est un horizon au-delà duquel la vue ni la pensée ne sauraient aller, alors que les Chinois et les Russes y voient une étape historique qu’il serait périlleux de bousculer tant qu’elle fonctionne. »
La politique et la diplomatie sont pour les intellectuels ce que sont la pluie et le beau temps pour le commun des mortels. Pour l’heure, de semblables sujets font un excellent prétexte pour mettre en sourdine le dialogue de nos regards. Ils n’en sont pas moins susceptibles d’inspirer des remarques profondes et pertinentes à un esprit solide et pénétrant comme celui de Sint.
Il est vrai cependant que la pluie et le beau temps font des conversations consensuelles ; quand il fait doux, il est généralement admis que le fond de l’air soit frais, et inversement (mais l’on saurait bien y trouver matière à dispute si l’on y tenait). Les sujets politiques et historiques se font plus naturellement conflictuels, même si une presse internationale s’évertue à nous renseigner sur ce que tout le monde devrait en principe penser. Sint préfère donc prendre le risque que nous nous querellions. Ce ne sera pas le cas, car je trouve sa remarque intéressante et juste. « L’Ètat-nation westphalien semble bien toucher à sa fin maintenant », dis-je.
« Je serais tenté de la dater de ces jours derniers, le premier mai 2021 précisément, où les forces d’occupation ont entériné leur défaite et débuté leur repli d’Afghanistan. C’était le dernier bastion d’une si vieille résistance qui, dans sa forteresse naturelle du Khorassan, a tenu tête à tant d’autres empires. Ce jour sera à retenir. »
J’ai une méfiance instinctive pour les raisonnements étayés et la logique bien ordonnée, qui ne correspondent ni au fonctionnement réel de la pensée ni à celui du monde. La réalité est plus naturellement divagante ; aussi vaut-il mieux, bien que ce soit peu commode, tenter de la saisir à l’aide d’énoncés plus intuitifs.
Je rêve à ce vaste et ancien monde tartare. Je trouve significatif que s’y soit entérinée ces derniers temps la défaite de la guerre folle dans laquelle les États-Unis s’étaient embarqués il y a presque exactement vingt ans. Ce retrait d’Afghanistan n’est qu’un moment dans une longue suite de perte de terrain qui n’est pas prête de s’arrêter, mais pour la première fois, il a pris le tour d’une quasi-reddition en règle.
La situation risque de devenir complexe dans ces régions. Je veux dire peu conciliable avec une conception westphalienne de l’État-nation.
Il fait chaud en cette saison. Cependant, les nuits sont froides.
On ne sait comment s’habiller. Quand, dans l’après-midi, une légère chemise de lin colle à la peau, à l’aube ou quand la nuit tombe, mon gilet sans manche ne suffit pas, et je dois emporter une épaisse veste de laine.
Je dois donc me munir d’un sac à dos pour transporter mes vêtements quand je m’absente longtemps de chez moi. Il trempe alors mon dos dans la journée, et la sueur colle à ma peau ma chemise légère. Cela vaut peut-être mieux après tout qu’une perpétuelle chaleur accablante. On dort bien.
J’ai pris quelques notes le soir même de mes échanges avec Sint, alors qu’ils étaient tout vivaces dans ma mémoire. Elle m’avait aussi interrogé sur les bruits qui courent en occident d’un climat inquisitorial régnant dans les universités. Ils ne correspondent selon elle ni à ce qu’elle sait de collègues étrangers, ni au bon sens.
Je lui ai dit que ce climat remonte à plus loin, à ce que j’en sais, et a une autre nature que d’aucuns le disent. « Je dois cette idée à un auteur étasunien entendu distraitement à la radio, et dont je n’ai rien retenu d’autre : Pourquoi ce climat de censure dans les universités ? L’explication est si évidente que je m’étonne de ne pas l’avoir trouvée moi-même. »
« Les universités se sont mises à considérer les étudiants comme une clientèle à laquelle elles vendent les codes de ce que l’on doit penser. Les étudiants, de leur côté, achètent cher ce savoir, et ils ne veulent pas être trompés sur la marchandise. Ils veulent entendre strictement ce qu’ils doivent répéter, et non les divagations de quelque universitaire. Ces derniers doivent s’en tenir à la stricte doxa. »
« Bon, ce n’est pas aussi carré que mon résumé le laisse entendre, mais c’est l’idée. Évidemment, il y a des combats pour définir la juste doctrine ; les disputes universitaires ne sont pas mortes. La marchandisation du savoir a seulement changé les conditions de ces disputes. Je ne sais jusqu’à quel point, m’étant éloigné de ce milieu. »
« À l’époque où j’en étais proche, il y a une vingtaine d’années, j’avais été surpris de la façon dont les enseignants-chercheurs devaient séduire leurs étudiants. Je m’en étais ouvert à quelques-uns. Il s’agissait quand même de mettre les supposés sachants sous le contrôle des supposés ignorants. Je ne suis pas de ceux qui méprisent l’ignorance, et je n’ai pas de préventions contre le sens critique, même de ces derniers, mais là il s’agissait de bien autre chose. »
Cette ville me donne des envies de peindre, faire comme les impressionnistes, installer mon chevalet. Elle est étonnante. Un carnet de croquis ferait l’affaire ; les couleurs ne m’intéressent pas. Ce sont plutôt ses formes qui me fascinent. Où qu’on se trouve, elles sont complexes et contournées. Même les quartiers relativement modernes ont ce caractère plutôt particulier aux vieilles villes.
Il n’y a aucun plan, aucun style commun ; une impression d’urbanisme artisanal. Le regard ne manque pas d’y trouver un plaisir subtil.
Il m’arrive parfois de m’asseoir à une terrasse dans la seule intention de décrypter la complexité d’un lieu. Cette occupation retient l’attention un certain temps. Il serait pourtant problématique de chercher à reconstituer ce qu’on a tant scruté. C’est pourquoi l’idée m’a effleuré de me munir qu’un carnet de croquis. Je ne le ferai pas. Je crains de me faire remarquer et de me ridiculiser par mes faibles talents.
Prendre des photos ne serait pas très utile. Amusez-vous à redessiner à main levée une photo que vous avez prise. Même avec le modèle sous les yeux, vous évaluez mal les proportions et les mesures, et vous prenez conscience de l’écart entre les taches de couleur réelles et ce que vous avez cru voir. L’on ne voit bien que ce que l’on dessine.
Les passages dérobés offrent eux aussi un subtil plaisir. Vous passez une porte et avancez dans un couloir aveugle dont la sortie est illuminée d’une vive clarté. Vous débouchez après avoir parcouru quelques mètres dans une toute petite ruelle qui longe un ruisseau herbu avec, de l’autre côté, des arbres touffus et des ronces grimpantes. Sinon la ville n’est pas particulièrement belle ; architecturalement, elle n’a pas d’intérêt, et personne ne vient y faire du tourisme. D’ailleurs, elle est plutôt industrielle.
En remontant dans la vallée de la Garous, qui est plutôt large, on passe de belles usines comme on n’en voit plus en Europe de l’Ouest, et de typiques quartiers ouvriers, avec des balcons aux rampes métalliques par lesquels on accède aux appartements des étages.
« Tu es complètement fou de sortir tête nue quand le soleil est au plus haut » a affirmé Sint, péremptoire. Elle a probablement raison. Nous sommes en plein solstice, et avec l’altitude et la sécheresse, je risque l’insolation. Elle a donc décidé de m’accompagner acheter un chapeau au bazar. Les hautes voûtes et ses murs épais maintiennent une bienfaisante fraîcheur. « Ils maintiennent aussi une relative tiédeur en hiver », m’avise-t-elle.
On trouve là tous les chapeaux que l’on veut. Les vendeurs du bazar se font un honneur d’offrir toutes les marchandises du monde. On y trouve des casquettes de baseball, des bérets basques, des chapeaux tyroliens, des toques de cuisine…, aux marques les plus suspectes jusqu’aux plus plébiscitées. On trouve du made in China et du made in India, et du made d’où l’on veut.
Nous découvrons enfin des chapeaux en feutre de Mongolie tout à fait à mon goût, genre chapeau mou des années folles. Certains ont des bords un peu larges, genre aventurer hollywoodien. Ces derniers ne me déplairaient pas si je ne craignais qu’ils ne soient pas assez discrets. Sint ne me contredit pas. J’en choisis un grège.
La jeune marchande doit nous prendre pour un vieux couple – Sint n’est guère plus jeune que moi – et l’on pourrait croire que nous avons passé notre vie à faire les magasins ensemble. « Le grège te va bien au teint », m’assure-t-elle.
Nous avons encore longtemps erré dans le bazar. Il est immense et l’on y trouve de tout.
– En somme, tu penses que l’Islam serait pris en otage ?
– Exactement. Il ne constitue pas une réponse particulière à la situation contemporaine. Il n’a aucune vocation à se dresser face à une civilisation occidentale comme s’il en était une rivale.
Sint m’a entraîné dans une conversation, heureusement en français, avec quelques-uns de ses étudiants, dans un des bars en planche près du lac.
– Il n’y a d’ailleurs jamais eu de civilisation musulmane à proprement parler. – Aucune ou bien plusieurs, non ? L’empire des Omeyyades, l’empire Mongol, Ottoman, Moghol… – Ne commençons-nous pas à confondre civilisation et empire ? Intervient un jeune homme. – Littéralement, les deux termes ne sont pas les bons. D’ailleurs, qui saurait les différencier ? Lui répond une élève de Sint.
– Dès les premiers khalifes, ce sont des musulmans qui se sont trouvés en situation de donner des réponses politiques à des questions que nul ne paraissait savoir poser avant ; des réponses à des sociétés qui n’étaient pas et n’ont jamais été si musulmanes. Et elles furent facilement acceptées, même par ceux qui n’étaient pas seulement monothéistes.
– Oui, ce fut même particulièrement troublant chez les Mongols, de Gengis Khan à Babur. On puisa dans le monde de l’Islam les fondements d’un ordre qui n’était pas si particulièrement islamique ni destiné à des peuples qui le fussent.
– C’est étrange quand on s’interroge, d’autant plus que l’on manque terriblement de documents pour savoir quoi penser. On en apprend davantage de poèmes et de romans.
– Comme toujours.
– Ce que nous savons toutefois, c’est que le monde islamique a tenu un rôle bien au-delà de sa mesure, du moins celle du nombre de ses stricts fidèles, pour donner un ordre au monde entre le septième et le dix-septième siècle, avant qu’il ne soit soumis à celui, westphalien, de l’extrême occident.
– Cela ne le met certes pas en situation d’en être l’alternative, même pas l’ennemi, si ce n’est l’ennemi commode à désigner.
– De toute façon, dis-je, l’ordre consensuel qui finit par s’imposer est toujours plus ou moins celui des affaires.
« “L’ordre consensuel est toujours celui des affaires”, ne trouves-tu pas ta conclusion décevante ? » Sint juge que ma remarque a refroidi la conversation d’hier.
« C’est pourtant une banale évidence – Une banalité triviale, oui ! – On ne doit pas craindre d’énoncer des évidences ; même triviales. Quand elles sont tues, on finit par ne plus y penser. D’ailleurs, toute notre conversation était un tissu d’évidences. »
Personnellement, j’aime énoncer des évidences, se mettre à plusieurs pour les poser bien à plat côte à côte et chercher les figures qu’elles dessinent.
Sint a sorti la voiture pour me conduire le long de la Vallée de la Garous jusqu’au Col du Gordet. J’y ai vu de magnifiques et imposants murs de soutènement en pierre le long de la route et de la voie ferrée.
On en voit même quelques-uns dans le centre-ville, de grands murs aveugles qui cautérisent le relief à travers lequel on a tranché des voies à peu près droites. Comme la région est sèche autant que le sous-sol est humide, partout de l’eau en suinte par de petites meurtrières de drainage.
Ce sont de beaux murs solides, faits de grosses pierres taillées, capables de résister à la rigueur des saisons. Une voie ferrée monte jusqu’à la dernière usine, supportée par plusieurs ponts métalliques.
On atteint le col par une modeste route de terre, mais bien entretenue. De là, nous avons marché jusqu’à la forêt, traversant une prairie rase et vallonnée. Nous avons croisé un troupeau de moutons gardé par ses seuls chiens qui sont venus nous sentir les mollets. Sint a eu droit à quelques coups de langue sur les chevilles, peut-être parce qu’elle est du pays.
Elle s’est chaussée de solides mocassins en cuir aux semelles crantées, elle a changé sa robe pour un pantalon moulant de toile noire et un débardeur qui dévoile son ventre plat. Elle garde une saharienne accrochée à son sac, qu’elle supporterait à cette altitude si l’on s’arrêtait à l’ombre.
L’ampleur de l’horizon et l’inextricable complexité du relief qu’il découvre, comme toujours me troublent et m’emplissent d’une sorte de vertige. C’est une forte griserie que je ressens alors, accrue par la fraîcheur des cimes, différente de celle du soir dans les vallées.
Je n’avais jamais vu autant de fraises des bois. Elles prolifèrent sous des arbustes aux feuilles caduques à l’orée de la forêt. En quelques minutes, nous en avons rempli un petit bidon, tout en ne nous privant pas d’en manger sur place.
On trouve des platanes dans la forêt. On trouve même des forêts de platanes.
Il n’en existe pas en Europe. Le platane y fut introduit tardivement pour ombrager les places et les allées. Il y est un arbre domestique, régulièrement taillé.
Ici, il est un arbre sauvage. On en trouve d’immenses. Les platanes peuvent vivre de longs siècles.
L’épaisse forêt qui s’étend entre les abords du col et la ville est l’une des raisons pour lesquelles se trouvent encore deux usines à sa sortie. L’une était à l’origine une menuiserie. Les platanes donnent un excellent bois pour le bâtiment et l’ameublement. Puis le marché s’est diversifié, la conduisant à employer d’autres matériaux.
Il n’aurait pas été avisé sinon de bâtir une usine à l’autre bout des grands axes de circulation qui desservent la ville. L’autre est une cimenterie adossée à une carrière.
La grande mosquée est toute blanche au bord de la rivière, parmi des arbres verts et de la prairie. Les plages de galets, très larges en cette saison, sont blanches aussi.
« En hiver, elle est encore plus belle dans la neige et la glace », me confie Sharif, le jeune barbu avec lequel nous discutions l’autre semaine dans les baraques du lac. Nous nous sommes rencontrés par hasard près de la mosquée, et nous nous sommes arrêtés prendre un thé.
« Quand j’ai découvert la culture islamique », dis-je, et j’ai précisé en aparté, « c’était dans de vieux numéros des Cahiers du Sud, je ne savais l’imaginer qu’entre la péninsule arabique et l’Afrique du Nord. J’étais incapable de concevoir des pays de montagne ni de la neige, ni davantage des régions humides à la végétation luxuriante. »
« C’est pourtant là où son cœur s’est déplacé », confirme Sharif, « jusqu’à l’Orient lointain, depuis le treizième siècle, au sein des grandes civilisations. »
J’étais content de bavarder avec Sharif. Je souhaitais partager mes intuitions sur « la Grande Tartarie ». Elles ne sont pas claires dans mon esprit ; confuses, mais persistantes.
« Cet immense territoire est un point aveugle », dis-je, L’Islam qui s’y est installé, surtout depuis la conquête mongole, y participe, prenant, dans le monde contemporain, une importance d’autant plus hallucinatoire qu’elle est aveugle.
« “Point aveugle” est un anglicisme », m’a répondu Sharif, « Blind spot se dit en français angle mort”. »
Je suis touché par la scrupuleuse défense de la langue française qu’exercent mes amis, mais en l’occurrence, les deux locutions n’ont pas la même signification. L’angle mort est dans l’espace en face de notre pupille ; le point aveugle, derrière, dans le fond de notre œil.
« Ce dernier, » ai-je expliqué à Sharif, « désigne un point d’où part le nerf otique, et ce point sur la rétine est aveugle. Nous ne nous en apercevons pas, car nous sommes accoutumés à reconstituer des images cohérentes de nos perceptions visuelles, et aussi parce que nous disposons de deux yeux ; cependant, ce point aveugle existe bien. Aussi, un angle mort, nous voyons distinctement que nous ne pouvons pas le voir ; mais, un point aveugle, nous ne pouvons pas voir que nous ne le voyons pas. »
Ça y est, il pleut. Il fallait bien que ça arrive après un ciel impitoyablement limpide depuis plus d’un mois.
Il n’est pas désagréable de marcher sous la pluie du moment que l’on est convenablement équipé. La température a baissé, mais pas suffisamment pour que la surface trempée des vêtements déperlants ne sèche rapidement sur soi ; de plus, le vent des cimes y contribue.
L’humidité exalte toutes les fragrances végétales et les odeurs de terre. Les oiseaux se taisent et les sons s’assourdissent comme pour nous laisser tout à notre contemplation olfactive. Les murs trempés de la ville sont devenus plus sombres, comme le ciel plombé. Entre les montagnes et les toits d’ardoise, les nuages dans les mêmes tons de bleu et de gris, déchirés comme du coton humide, se déplacent très vite.
Sint, qui n’a plus rien à faire à l’université, m’a proposé de monter avec elle passer quelques jours en montagne dans un petit chalet familial dont elle à l’accès. « La pluie ne continuera pas, » m’a-t-elle promis. « C’est à partir du mois d’août qu’il pleut ici. »
Ça m’est égal. La pluie ne me déplaît pas en montagne, et j’ai eu mon saoul de sécheresse.
L’odeur est saisissante dès qu’on entre dans la pénombre du chalet. Ça sent le bois, la paille, la lavande séchée et quelques autres essences que je n’ai pas reconnues.
Ce n’est pas réellement un chalet, ce qui supposerait qu’il soit en bois. Du bois, il y en a, le plancher et le plafond aux poutres apparentes, sinon la bâtisse est en pierre, avec quelques briques ; un cube de pierre avec un toit d’ardoise très pentu. Il n’y a que deux pièces, une cuisine et une chambre.
Ce ne fut pas une mince affaire que de se frayer un chemin à travers une végétation qui avait repris ses droits : ronces, orties… La fraîcheur, les senteurs, elles m’emportaient l’âme. Il restait une bouteille d’huile sous l’évier, elle était partiellement gelée.
© Jean-Pierre Depétris, juin 2021
Copyleft : cette œuvre est libre, vous pouvez la redistribuer et/ou la modifier selon les termes de la Licence Art Libre. Vous trouverez un exemplaire de cette Licence sur le site CopyleftAttitude http://www.artlibre.org ainsi que sur d’autres sites.
Adresse de l’original : http://jdepetris.free.fr/Livres/sint/