En revenant à Bolgobol


Jean-Pierre Depétris


2004





Comme je n’ai pas d’appareil photo, j’ai tenté de reproduire le paysage avec un logiciel d’image de synthèse. J’ai téléchargé la carte de la région de Tangaar que j’avais d’abord utilisée pour naviguer. À Tangaar, le Bureau de Cartographie permet de télécharger en source libre des cartes topographiques en deux formats : Digital Elevation Model (DEM) et Spatial Data Transfer Standard. Mon logiciel peut lire les deux.

J’aurais pu directement la modéliser en trois dimensions si j’avais fait le choix d’une vue aérienne. Pour un panorama à partir du sol, la perspective était trop lointaine, et j’ai dû tricher. J’ai écrasé longitudinalement les massifs rocheux du fond. J’ai placé devant eux des pentes boisées, et une côte plus escarpée au sud-est.




Darmir

La Péninsule du Darmir

 

Avec méthode, j’ai réussi assez rapidement. Le plus dur fut d’aligner le plan d’eau et les différents massifs. Ce n’est pas très évident quand on utilise une vue en “fils de fer”. Si la base des montagnes lointaines n’était pas cachée par le premier plan, on les verrait flotter très au-dessus du sol.

J’ai trouvé presque sans m’y reprendre la bonne orientation du jour, le ton doré de la lumière, la luminosité de l’eau, la nébulosité, la densité des ombres… La vue finale restait un peu pâlotte. Je l’ai parfaite avec un traitement d’image.

À ma grande surprise, tout cela ne m’a guère pris plus d’une heure. Je doute d’ailleurs que j’y sois parvenu en beaucoup plus de temps. Le geste juste ne tolère ni le tâtonnement ni l’hésitation.

 

Depuis l’an dernier que je me suis familiarisé avec l’image de synthèse, je me rends compte que la différence avec le dessin à vue est minime, du moins une fois la technique assimilée.

C’est le fruit d’un long travail que de parvenir à ramener le monde réel que l’on a sous les yeux à des surfaces de couleurs. Si nous en sommes capables, les techniques particulières qui consistent à peindre à main levée, à tracer des lignes de fuite, où à dessiner des lignes en trois dimensions à l’aide d’un logiciel, ne constituent pas des activités cognitives de natures bien différentes.

Certes, on pourrait bien dire que le processeur fait ici le travail à la place du peintre. À ce compte, on pourrait aussi bien dire que ses organes sensoriels font ce même travail pour lui. Pourtant, le processeur pas plus que nos organes ne font grand chose, ne font du moins l’essentiel. Dans tous les cas, l’essentiel est notre capacité de « voyance ».




aller

En allant vers Tangaar

 

Le programme, le processeur font le travail que leur commande celui qui voit. Ils font aussi bien le patient et machinal travail de la main quand le rendu passe lentement de taches floues, aux pixels apparents, à une image lissée. Qu’est-ce que cela prouve, sinon que ce travail n’était pas si essentiel ? La part d’automatisme, d’application de règles ou le jeu du hasard n’y est pas profondément différente.

J’observe que mes images de synthèse ont un air de famille avec ce que je pourrais faire avec de l’huile et des pinceaux. Je m’en rends compte dans leurs faiblesses qu’elles ne m’aident finalement pas tant à dépasser.

C’est très visible dans une autre image faite à partir de mes souvenirs du trajet vers la mer d’Argod. Je ne suis pas arrivé à distinguer nettement les arbres de la roche au premier plan. Malgré le rendu numérique, la vue reste confuse. Curieusement, l’image en acquiert une facture manuelle. Ce n’est pas le cas de la dernière, comme on peut s’en rendre compte.






Cofarnagh


L'île de Cofarnagh sur la Mer d'Argod

 

Cet après-midi, je me suis amusé à reproduire avec mon modeleur de paysage l’île de Copharnagh, où nous avions accosté en nous rendant dans le Darmir. Je repensais en même temps au rêve de Hammad, à nos conversations sur les langages et à mon vertige en montagne.

« Je me demande comment tu fais pour évaluer si bien les distances sur la mer » m’a demandé Hammad quand nous voguions sur le chemin du retour, « et comment tu parviens à t’orienter sans repère. » Que fait-il du soleil, de l’ombre, de la lune et des étoiles ?

 

J’ai reconstitué l’île de mémoire en me servant de mes notes. Non sans mal, j’ai retrouvé la texture du basalte, fendu la falaise à la souris, étiré le cône de déjection, modelé les alluvions sableuses. Il s’en dégage pourtant une impression tropicale d’île de pirates, étrangère au lieu réel.




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