Site de Jean-Pierre Depétris
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CHOSES QU’ON NE PERÇOIT
    QU’APRÈS LES AVOIR CONÇUES


   

   
   
   
   
   
   
   
   

   

PIGNES


   
   

Le Roucas-Blanc,
    septembre
   


    Les pins produisent des pignes.
    On les remarque par terre, mais on n'y prête pas beaucoup attention dans les branches.
   
    Il m'est souvent arrivé de dessiner des pins.
    Je préfère cela à une photographie, et ce n'est guère plus long si l'on tient compte du développement. Le regard y saisit vraiment la chose. La photo reste à voir.
    Ce que vous dessinez, vous pouvez être sûrs que vous l'avez bien vu. Et ce que vous montrerez dans un dessin sera bien ce que vous voulez montrer.
    Seul un très grand photographe pourrait y prétendre.
   
   
    Eh bien voilà, quand je dessinais des pins, toujours j'oubliais les pignes. Je ne les aurais jamais remarquées en photographiant.
    C'est pourquoi je ne trouvais pas mes pins assez craquants. Ces amas de boules noires qui tachettent la ramure sont en effet pour beaucoup dans le côté craquant des pins, et le pesant de leurs branches nerveuses.
   
    De cette nervosité je ne percevais que la frénésie. Pas la gravité.
    C'était à cause des pignes.
   


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LES GRENOUILLES
   

Fressinière,
    début juillet
   


    On m’offrit de regarder les étoiles en écoutant les grenouilles. Les grenouilles sont de petits batraciens qui peuplent les étangs. Les nuits tièdes, leurs coassements emplissent l’air.
   
    Elles restent parfois immobiles à la surface, ne laissant affleurer de l’eau que leurs gros yeux.
   
   
    En été, les grenouilles pondent, et naissent des milliers et des milliers de petits têtards.
    Ils sont comme de minuscules poissons de la taille d’un ongle : une tête noire avec une longue queue qui s’agite. Puis leur poussent deux pattes, les pattes postérieures ; si puissantes chez les adultes, qu’elles font des sauts de plusieurs mètres.
    Les pattes antérieures poussent avant que la queue n’ait disparue. Ensuite seulement la peau devient verte et tachetée, et la grenouille grossit jusqu’à tenir dans une main.
   
   
    En été, les étangs, les mares et les ruisseaux tranquilles pullulent de têtards. Très peu deviendront adultes. Ils sont là pour nourrir poissons et oiseaux.
   
    C’est encore un cas de la profusion de la nature. Car toujours la nature ici produit à profusion. Pour une grenouille, des milliers et des milliers de têtards. Dont tout le surnombre ne servira même pas à nourrir d’autres êtres.
    On peut en voir parfois, encore agités de soubresauts, dans une flaque qui finit de sécher.
   
   
    Cela laisse toujours songeur sur le sens de la vie, d’observer des têtards.
    Je ne pense pas ici au sens de la vie et de la mort ; à pourquoi on est là. Non : plutôt à la profusion de nos sensations, de nos émotions et de nos pensées.
    En chaque instant notre esprit travaille, tisse son monde, suit plusieurs fils, les abandonne, les oublie. Les oublie tout en les tissant, les tisse pour l’oubli.
    Blés sous le ciel plombé le long de la Durance, toits dans la plaine comme de pâles coquelicots, les rangées de peupliers, le pont sur la voie ferrée, filant au loin, tout filant au loin…
   
    Et pourtant, à partir de ces images, pas seulement visuelles mais sonores, olfactives, toutes mêlées à la fois, à la fois si précieuses, si chères — comment quitter cela un jour ? — et pourtant sans valeur, trop nombreuses, et qu’on laisse filantes, qu’on ne cherche pas à retenir — belles par cela même —, à partir d’elles donc, pourtant, on retrouve tout le travail de l’esprit, comme si avec elles seules, justement, il tissait.
   
    Ici on attrape les grenouilles, ou mieux encore on les élève, pour en manger les cuisses.
    C’est en laissant ainsi sécher des cuisses de grenouilles embrochées à un fil de fer contre une rampe de métal, qu’on découvrit l’électricité.
   
   


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LES FOURMIS
   


   
    Noires, rarement rouges, les fourmis sont des animaux vraiment minuscules. Il y en a partout. Laissez tomber quelques miettes, et vous ne tarderez pas à voir paraître les fourmis.
    Elles les emporteront avec une force herculéenne qui vous surprendra.
   
    Les fourmis marchent les unes derrière les autres comme des lettres sur les lignes d’un cahier.
    Et quand il nous arrive, à lire trop longtemps dans la même position, de ressentir des picotements dans les muscles, nous disons : « j’ai la fourmi ».
   
   


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OISEAUX MIGRATEURS
   


   
    Certaines variétés d’oiseaux ne sont ici que de passage : ce sont « les oiseaux migrateurs ».
    L’hiver, ils vont vers le Sud, au-delà de la mer, chercher la chaleur. L’été, ils rejoignent la fraîcheur du Nord ou des cimes alpines.
   
    On s’émerveille de leur sens de l’orientation, car toujours ils repassent par là où ils sont déjà passés — ce qui est pratique pour la chasse.
    Mais c’est oublier qu’ils vivent dans le ciel plutôt qu’à terre.
    Pour eux, la terre, ne s’inclinerait-elle pas, et ne monterait-elle pas selon l’axe du soleil, de la lune et des étoiles ? Ils ne feraient alors que s’élever pour rester à la même place, laissant la terre passer sous eux.
   


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LE TRAVAIL DE L’IMAGINATION
   


   
    Toujours des récits, des histoires nous traînent en tête. Un rien alors éveille notre imagination, qui se met à broder à leur propos.
    Vous longez la côte, et la mer bleue qui frappe les roches blanches vous fait penser aux voyages d’Ulysse. Puis les vestiges d’une casemate allemande vous font imaginer les combats de la libération de Marseille.
    Un peu plus loin, les cabanons de pêcheurs avec leurs filets qui sèchent changent complètement votre impression. Ou encore la luxueuse vedette qui vient de dépasser une île.
    Une caverne dans la falaise vient vous évoquer la préhistoire, et vous savez qu’un peu plus loin dans les calanques, on a découvert une grotte engloutie décorée de peintures rupestres.
   
    Et chaque fois, chaque fois, tout, tout ce qui est autour de vous, est intégralement changé, sans qu’absolu-ment rien, pourtant, ne soit changé.
   
    Et quand vous voudriez voir les choses pures, purement telles qu’elles sont, vous observez que cela vous est impossible.
    C’est au contraire ces imaginaires qui vous les dévoilent le mieux ; dirigent votre attention sur des infinités de détails qui, sans eux, vous demeureraient sans doute invisibles.
    C’est le travail de l’imagination.
   
   


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CHOSES QUI SEMBLENT SANS RAPPORT


   
    Au soleil, les couleurs se délavent.
    Les couleurs seraient-elles comme un fluide, une substance qui se diluerait dans la lumière ?
    Comme un parfum s’évente.
    Les couleurs seraient-elles les parfums de la lumière ?
   


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    Invisibles les sauterelles pullulent dans les champs.
    J’avais oublié ma veste dans le pré, derrière la maison. Je la retrouvai à moitié dévorée : les sauterelles.
    J’en ressentis comme une angoisse diffuse.
   


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    « En arrêt de travail ».
    « Autorisation de sortie », est-il inscrit sur les feuilles de maladie que le médecin remplit.
    Et on envoie la feuille à son employeur.
   


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    Tout le jour, on entend les cigales.
    Elles émettent un crissement continu en frottant leurs pattes postérieures contre leur abdomen.
    Elles ne font rien d’autre, toute leur vie, consciencieusement.
    Mais l’été, le bruit empli tellement l’espace, que malgré toute l’industrie humaine, notre monde ne semble plus qu’être le leur.
   


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    « Abus dangereux », est-il écrit sur les paquets de tabac.
    Ou encore : « Nuit gravement à la santé ». C’est la loi. Aussi une marque avait-elle ajouté, sans ponctuation : « … d’après la loi 94-43 ».
    Les paquets durent être détruits.
   


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    « Les toits de tuiles comme de pâles coquelicots ».
    A la réflexion, l’image semble fausse. Dans le souvenir, les toits sont bien trop pâles pour ressembler à des coquelicots. Dans le car, on y repense et l’on observe mieux.
    — Si. Ils sont bien comme de pâles coquelicots. D’ailleurs le paysage est pâle, décoloré, comme une photographie restée trop longtemps au soleil.
   


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    Il manque un mot ici pour désigner cela. « Nuées », on pourrait dire « nuées ».
    Quand vous promenez dans les vergers, là où tournent de longs jets d’eau, et où monte une lourde moiteur de la terre toute chargée de senteurs, vous pouvez voir l’air clouté de minuscules insectes, qui brillent comme des étoiles lorsqu’ils traversent un rayon de soleil.
    Ils sont des nuées d’êtres, et la nuée semble pourtant n’en faire qu’un.
    Aux alentours des équinoxes, vous pouvez voir voler ainsi des nuées d’oiseaux migrateurs. Comme un nuage devenu fou, ils vont d’un bout à l’autre de la ville, d’un bout à l’autre d’une vallée, sans raison apparente.
    Ou encore, et c’est peut-être le plus saisissant, vous pouvez voir, en nageant sous l’eau, des nuées de poissons près des roches, changeant mollement de direction, tous ensemble, dans le lent mouvement des algues. C’est le plus saisissant car, si vous n’êtes pas armés pour la chasse, vous pouvez vous approcher d’eux ; vous êtes dans leur élément.
    C’est comme une fumée vivante. Les nuées…
   


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    L’été, on se baigne presque nu au bord des plages.
    On ne pourrait pas se promener comme ça partout. Mais sur les plages on peut, et c’est bien agréable ; agréable de contempler une belle poitrine, des jambes fines, des fesses que les maillots ne cachent plus depuis déjà longtemps.
    On les contemple sans ostentation ni aucun soucis d’être discret. On le fait sans y penser, comme on contemplerait ailleurs un beau corps tout habillé, ou les beaux habits dont il serait vêtu. Chacun dans le même appareil, nul n’en ressent aucun trouble – ni aucune gène pour les défauts ou les malformations des corps. Il n’y a que là que ce soit possible.
    Mais on garde quand même les maillots.
   


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    Les bars. C’est là qu’ils pratiquent la philosophie.
    On peut s’asseoir dans la salle pour parler en petit groupe, ou bien s’installer seul pour lire ou pour écrire.
    On peut aussi parler au comptoir. Le patron, tout en servant à boire, est là pour permettre l’échange le plus libre. Mieux il y parvient, plus il aura de clients dans son bar pour lui payer les verres.
    « Si Dieu existe, alors dis-moi comment tu peux être libre, dis-le-moi », ai-je entendu hier soir dans le groupe qui prenait l’apéro.
   


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    Un système mondial de l’échange des richesses.
    Rien ne lui échappe. Tout est ramené à la circulation mondiale de la valeur. Toutes les lois y concourent : du plus petit arrêté municipal au droit international.
    Tout ce qui ne participe pas à la circulation et à la reproduction de la valeur est en principe interdit. C’est le sens de toute loi.
    Et c’est aussi ce qu’aucune loi ne peut affirmer explicitement. C’est ce qui ne peut prendre valeur de loi.
   


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Inclinée sur son axe. Ici la terre tourne inclinée sur son axe. Cela tient à ce que le plan solaire autour duquel se fait la rotation annuelle est très écarté du plan galactique.
    L’été, le soleil monte vers le milieu du ciel. L’hiver il baisse sur l’horizon. C’est vertigineux. L’hiver, on se demande : « la terre va-t-elle se redresser ? » Elle le fait très lentement, et l’on craint toujours qu’elle ne se couche en nous entraînant dans la nuit.
    L’été, c’est le contraire : elle s’immobilise d’abord, avant de s’incliner, et la chaleur monte, et continue encore longtemps de monter.
    Aux équinoxes, vous direz-vous, on doit ressentir une impression de bien plus grand équilibre. Pas du tout ; les jours alors raccourcissent ou rallongent de plus en plus vite. On regarde sa montre, et l’on dit « déjà! ».
    C’est le moment où passent les oiseaux migrateurs, qui volent en tous sens, comme fous, par nuées…
   


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    On tire des cartes, et on lit son destin. Chacun peut apprendre à le faire. On vend des méthodes pour cela : la voyance.
    Je ne pris pas la chose au sérieux, mais les cartes m’avaient paru belles. Et alors, un jour où je tirais quelques cartes du jeu et les posais devant moi, je vis — je ne peux dire mieux — je vis exactement ce que je devais faire, là, dans les cartes posées.
    Comme lorsque vous lisez : vous ne voyez pas les lettres, mais ce que ça veut dire.
   


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Chasse sous-marine.
    Il est très dur d’attraper des poissons avec un fusil. Dur seulement de les voir : ils se cachent. Je crus bien un moment que c’était impossible.
    Je compris seul, et par hasard. Vous retrouvez d’abord dans votre bouche le goût de la dorade, du bar… Vous laissez faire vos muscles qui s’animent alors d’une vigueur particulière.
    Puis vous avez devant les yeux, traversée de votre harpon, une dorade étincelante qui descend mollement vers le fond.
   
    Je suis fait ainsi, on ne se refait pas, dès que j’eus compris, je n’eus de cesse que de tenter d’observer comment je faisais.
   


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    « L’art, c’est donc l’application d’une science ? » me demande quelqu’un à la lecture de quelques pages de mon carnet.
    Qu’a-t-il bien pu comprendre ?
    Une seule science ne saurait alimenter un art. « Lapis, simplis, verbis », disait Paracelse. Sans art, il n’y aurait que des savoirs spécialisés.
   


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    D’immenses colonnes, dans la périphérie des villes, ou dans la proche campagne. Les plus anciennes sont de briques rouges.
    La fumée qui s’en dégage fait croire à un feu sacrificiel. Il n’en est rien : ce sont des cheminées, évacuant le plus haut et le plus loin possible les fumées des usines.
   
    Près des Caillols, on la voit de la nationale, il en est une très vieille, seule au sommet d’une pinède. Son extrémité est comme un chapiteau où repose le ciel.
   


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    Ils ne distinguent pas l’âme de l’esprit. « Âme » et « esprit » sont pour eux synonymes, et possèdent par ailleurs des significations très floues, souvent colorées de superstition.
    Ils disent aussi « psychisme », qu’ils emploient comme un terme technique mais qui ne dit rien de plus. Ils l’opposent alors volontiers au corps.
    Aussi, quand leur âme prend le mors au dents et échappe à l’emprise de leur esprit, ou quand l’esprit se noie dans l’âme, submergé par ses émotions, ils sont très désemparés.
   


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    Le pin que je viens de dessiner. On voit bien les pignes.
    Ce ne sont pourtant que d’informes et minuscules coups de crayon. On les voit comme il arrive parfois de voir des images dans les taches d’un mur.
   
   


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PONT-DU-LOUP
   


   

Le 30 juillet
   


    Le plus stupéfiant, quand on voyage, ce sont ces quantités de maisons que l’on voit de toute part le long des routes ; tantôt disséminées dans la campagne, tantôt agglomérées autour des chaussées et bouchant toute vue.
    Toutes ces maisons! Et pourtant, le nombre incalculable d’existences qu’elles font imaginer n’entame en rien le sentiment de notre singulière importance.
    Chaque maison est si singulière.
   


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    Les oiseaux entre les toits.
    Rien de tel qu’un vol de pigeons entre les toits pour apprécier mieux la profondeur de l’espace.
    Parfois un vol compact s’élance, plonge et s’élève, traversant l’espace ensoleillé, puis, l’espace ombragé.
    Et l’on voit bien en effet, en plein ciel, qu’il y a un espace ensoleillé et un espace ombragé.
   
   


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    Le 31 juillet
   


    Les insectes. Ils peuvent être parfaitement repoussants, ou très beaux ; c’est selon comme on les regarde.
    Des bijoux vivants : on imagine bien une sauterelle ou une araignée montée en broche, un collier d’abeilles, des papillons boucles d’oreilles, ou un scarabée-bague.
    Cela leur confère la beauté du minéral ; mais ils sont vivants, organiques, et terriblement fragiles, et c’est cela je crois qui les rend repoussants.
   


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    Contrairement aux autres animaux, le corps des insectes est en trois parties : la tête, où sont les organes sensibles, le thorax, d’où partent les organes moteurs, et l’abdomen où sont ceux de la respiration et de la digestion.
    Mais ils n’ont ni cœur ni cerveau.
    Leur tête n’est qu’une face, et leur corps tout entier avec sa carapace où s’articulent leurs squelettiques membres, est comme un crâne qui abrite leur système nerveux.
    Ils cachent tout leur corps dans leur crâne. Et c’est sûrement ce qui leur donne cet air craintif.
   
   


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    Le premier août
   


    Si vous demandez à quelqu’un quelle est la couleur des troncs d’arbres, il vous dira « marron ». C’est faux.
    Le tronc des platanes est fait de taches vert kaki et jaune sable, avec parfois des touches d’orangé de mars. Le tronc des pins parasols est comme couvert d’écailles blanches ; fine écorce qui se craquelle, d’où perlent des diamants de résine.
    Sur celui des cyprès courent des traces rouge sang, et il devient gris pâle en vieillissant.
   
    Ici on dit que le bois est marron et, pour couper court à toute discussion, on peint en marron la plupart des objets en bois.
   


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Après-midi
   


    Il est dur d’utiliser des mots. Ils donnent des enchaînements sans consistance, des suites qui évoquent moins la chaîne que l’étirement du chewing-gum, ou du gruyère fondu.
    On voit vite qu’il vaut mieux s’attacher aux choses, et que les relations qu’elles établissent entre elles font un meilleur maillage pour nos pensées.
    On les voit alors susciter les mots qui leur conviennent, les lier entre eux en les serrant d’un sens précis.
    Et c’est lorsqu’on ne songe plus aux mots mais aux choses, qu’on peut observer que la plupart des choses nous seraient imperceptibles sans mots.
   


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    Dès que j’arrive dans un nouvel endroit, j’observe que je n’ai de cesse qu’à me trouver quelque nouveau moyen de plaisir.
    Je découvre qu’à l’ombre d’un figuier il est bon de fumer un cigare du Brésil. Et le lendemain, je ne manque pas de prévoir une petite table pour y déposer le café.
    Ce sont de toutes petites choses que chaque jour je perfectionne. Et je crois bien que nous sommes tous faits ainsi.
    Quels délices devrions-nous rencontrer alors au bout d’une existence entière de tels perfectionnements. — Eh bien non, justement. Nous ne poussons jamais bien loin. A peine le temps d’améliorer un peu que nous sommes lassés, cherchons ailleurs.
   
    Seuls, peut-être les plaisirs intellectuels prennent corps et durée.
   
   


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PONT-DU-LOUP (suite)
   


   

Le 3 août
   


    Un jardin public en pleine campagne. Avec bancs et pelouse, et portail d’entrée, juste après le village, au bord d’une petite route où personne ne passe.
   


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    On pourrait croire que la vision n’est qu’une affaire d’organes de la vue. Pas si sûr.
    Quand on est en montagne, au début, on a peu le sens des distances. On voit un village haut perché et l’on est surpris, en y allant, d’avoir moins marché qu’on n’aurait cru. On est plus surpris encore, en regardant dans la vallée, d’une impression vertigineuse qu’on n’imaginait pas.
    Au bout de quelques temps, on s’habitue à évaluer mieux les distances.
   
    Aussi la vue perçante de l’aigle, ou celle du chat dans l’obscurité, n’est certainement pas qu’une affaire d’organes, mais d’expérience. Un chat qui volerait verrait-il bientôt comme un aigle ; et un aigle qui chasserait la nuit finirait par voir comme un chat.
    Et pourtant, l’organe est bien différent ; l’œil est adapté à l’expérience.
    (Qu’est-ce qui s’adapte à quoi ? On a ici une « théorie de l’évolution », j’en aurais plutôt une de la « cohérence », et même de la « co-errance ».)
   


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    Les arbres en été ont besoin de beaucoup d’eau ; le vent chaud les dessèche.
    Et quand ils agitent leurs feuilles, celles-ci produisent un léger bruit de ruisseau.
   
   

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Extraits parus dans Doc(k)s 10/11/12, 1996
Intégralité dans À TRAVERS CHAMPS 2/3, 1997


© Jean-Pierre Depétris, 1995