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CHOSES DONT ON NE PEUT DIRE QU'ELLES EXISTENT
NI QU'ELLES N'EXISTENT PAS

 

 

 

 

 

Jean-Pierre Depétris

 

 

 

I
LA FORCE

 

Le 16 juin

« Il nous donne la force, la force d'accomplir ce que nous entreprenons », m'avait dit un prêtre. « Mais il nous manque toujours un peu de force. Il nous manque juste le peu de force qui pourrait nous faire croire que nous aurions réussi sans Son aide. »

Je comprenais très bien ce qu'il voulait dire, mais je ne l'aurais pas énoncé ainsi.

« Une vie d'homme exige d'être vécue de toutes ses forces », aurais-je plutôt dit ; « une vie d'homme suppose de vivre au-delà de ses forces. »

 

*

 

Le discours qu'ils tiennent sur leur religion est toujours privé de cet excès que possèdent leurs livres saints.

Quand ils nous parlent de leur religion, c'est toujours au fond de cet excès qui leur manque, dont ils parlent.

 

*

 

II
CE QUI SE CONÇOIT BIEN

 

Le 14 mars

« Ce qui se conçoit bien s'exprime clairement », disent-ils.

 

On peut avoir toutes les peines du monde à exprimer ce que l'on conçoit bien.

On peut au contraire maîtriser parfaitement un système de signes, jongler avec, et ne plus être en mesure de concevoir très bien ce qu'il signifie.

 

*

 

Mais peut-être confondent-ils expression et énonciation. « Ce qui se conçoit bien s'énonce clairement » ; et je crois que l'on disait bien ainsi à l'origine.

 

Cependant, il est vrai qu'énoncer peut servir à mieux concevoir.

 

*

III
PRINCIPES DE LEUR SCIENCE

 

Le 24 avril

Principes de leur science :

— Application d'hypothèses mathématiques à la nature.

— Compréhension globale et plein usage de la méthode expérimentale.

— Géométrisation de l'espace et généralisation du modèle mécanique à la réalité.

 

*

 

L'idée d'un législateur suprême était-elle indispensable au développement de leur science ou, au contraire, était-il indispensable qu'ils s'en débarrassent, et auraient-ils aussi bien pu se « passer de cette hypothèse » dès le début ?

C'est ce qu'on se demande.

 

*

 

Le 2 mai

(Lecture de Descartes)

Magistrale démonstration géométrique de l'accélération :

Un triangle rectangle ABC. La hauteur AB représente le déplacement. L'élargissement de l'espace « depuis le sommet A jusqu'à la base BC représente l'inégalité du mouvement ».

On coupe le triangle par l'horizontale DE. La distance AD (du sommet A à la sécante DE) sera parcouru dans le temps que représente la surface ADE.

La distance DB (la suite du déplacement jusqu'à la base BC) sera parcourue dans le temps que représente DECB : « où il faut remarquer que l'espace moindre représente le mouvement plus lent ».

 

Voilà qui est tout à fait étonnant, car il ne s'agit pas d'une vague représentation dans laquelle les lignes et les surfaces nous donneraient une simple idée des accélérations, mais bien de mesures précises. Comment est-ce possible ?

Pourquoi le monde obéiraient-ils à ce point à des lois géométriques ?

Pour Descartes, la réponse est simple : « parce que Dieu a donné ces lois à sa création ».

 

*

 

IV
LE TOUT PUISSANT

 

L'Argentières,le 17 juin

« Le Tout-Puissant », « Le Créateur », c'est ainsi qu'ils nomment leur dieu.

Ils sont eux-mêmes puissants et créateurs. Toutes leurs connaissances sont tendues vers la création et la puissance.

 

*

 

La puissance, à la suite de Descartes et de quelques autres, ils l'ont mise en équation ; et le travail, la force, l'énergie...

 

Qu'est-ce que la puissance ? Le quotient du travail sur le temps. L'unité de puissance est le watt, qui vaut un joule par seconde.

Alors qu'est-ce que le travail ? Le travail est le produit de l'intensité de la force par le déplacement. Si le déplacement a lieu dans le sens de la force, on le dit moteur, s'il a lieu en sens inverse, on le dit résistant. Si le déplacement et la force font un angle, le travail est égal au produit de la force par la projection du déplacement sur la direction de la force.

Et la force, qu'est-ce que c'est ? La force est le produit de la masse par l'accélération. Et la masse ? Le produit du volume par la densité.

 

*

 

Le 18 juin

La masse est encore la racine carrée du quotient de la vitesse par l'énergie... E = M C 2

— Comment est-ce possible ?

— Non, quand on est arrivé jusque là, on est moins étonné qu'on a pu l'être d'abord par l'accélération de Descartes : on a compris le truc.

En fait le monde n'a que faire des lois de la géométrie et de l'algèbre. La vérité est que ces lois servent de métaphore au monde.

On s'en doutait déjà un peu, sans bien le comprendre. Mais n'est-ce pas plus étonnant encore ?

 

*

 

« Le travail c'est la santé », « le beau temps donne de l'énergie », « la sieste aide à refaire ses forces »... voilà d'autres emplois des mêmes mots. Leur sens est parfaitement compréhensible, mais il demeure vague ; leur définition, lâche. Ils permettent sans doute d'énoncer ce que l'on veut dire, mais essayez un peu d'établir des corrélations rigoureuses entre ces propositions.

 

Maintenant, établissez entre ces mêmes mots des définitions serrées, entrelaçant entre elles des relations basées sur des proportions géométriques : par exemple que l'énergie est la masse multipliée par le carré de la célérité.

Vous définissez déjà cette tautologie que la masse est le carré de la célérité divisé par l'énergie, ou encore que la célérité est la racine carrée de la masse divisée par l'énergie.

 

Vous pouvez alors commencer à parler du monde que vous avez sous les yeux à l'aide d'un vaste schème de telles tautologies. Qu'importe si le monde obéit à des lois, puisque ces tautologies le font ; qu'importe si le monde est rigoureux, puisque votre langage l'est.

 

Celui qui n'est pas rompu à ce langage aura peine à me croire ; à croire, du moins, qu'un tel langage mène à quoi que ce soit.

Il n'aura pas tout à fait tort : un tel langage ne mène à rien, puisqu'il n'est fait que de tautologies. Pour mener à quelque chose, encore doit-il passer par les actes, l'œuvre, la création.

 

*

 

Car un autre caractère de ce langage est qu'il ôte toute place à un sujet déjà fixé ; il est « objectif ». Les énoncés n'ont aucun sujet, et quiconque s'en sert peut se les assujettir.

Leur langage scientifique est en tous points semblable aux machines qu'ils construisent par son aide — aux machines que l'on trouve sur les chantiers.

 

*

 

V
MACHINES

 

Le 19 juin

Mieux que des animaux ou des outils, ils utilisent pour travailler des machines. La machine n'est ni outil, ni animal, et pourtant un peu les deux.

 

La machine est comme un animal ; un automate fait d'ensembles de jeux de forces parfaitement réglés, d'un emboîtement de mécanismes.

Leurs voitures ne sont pas tirées par des chevaux, mais leur conducteur ne vous paraît rien faire de très différent d'un cocher, si vous n'êtes que passager. Et le conducteur de grue est comme un cornac sur son éléphant.

Mais si vous vous mettez à conduire, alors tout est différent : la machine est comme un outil.

Les machines toujours ont des poignées ; elles ont des leviers, des boutons, des volants... elles ont généralement un siège, un habitacle.

 

Les machines ont deux bouts, voilà ce qu'on pourrait dire : l'un aux prises avec le monde — l'objet du travail —, et l'autre qui offre prise à l'homme. Boutons, poignées, leviers, volant...

 

*

 

VI
LA SCIENCE INITIATIQUE

 

Voilà ce que je voulais dire : leurs machines et leur langage scientifique sont construits sur le même modèle.

Pour qu'ils marchent, et pour éprouver pleinement leur puissance, il faut en saisir les commandes à pleines mains.

L'expérience qu'on fait alors est saisissante.

 

Le 20 juin

Leur science est expérimentale, c'est ce qu'ils disent. Cette expérience est initiatique, c'est ce qu'ils ne disent pas.

Il me fut très difficile de passer cette initiation, et je dus mentir à plusieurs reprises sur mes expériences passées.

 

*

 

On expérimente la puissance. On l'expérimente sans mystère. Le mystère cache toujours un travail, et le travail un mystère.

On est initié aux mystères — on en perce le voile.

 

Dans quelque monde que ce soit, toutes les initiations se ressemblent. Nous avons un savoir, une mythologie, une cosmogonie, et des rites, des dogmes. Un ethnologue peut passer sa vie à les étudier, et finir par les connaître mieux que les adeptes, mais il ne saisit rien, n'embrasse rien, par leur entremise.

Pour lui, c'est comme un voile où sont inscrits des signes qu'il décrypte — et qu'il comprend peut-être, je ne le nie pas — mais le voile est opaque.

L'expérience initiatique rend le voile transparent. On voit à travers. Quoi donc ? Rien d'autre que le monde qui continue à nous faire face ; mais on le voit comme à travers un instrument d'optique : on le voit avec une acuité accrue.

Les lunettes ne nous intéressent plus, mais seulement cette acuité nouvelle qu'elles offrent à notre intuition.

 

*

 

L'Estaque, le 21 juin

Il est des sociétés où tout adulte est initié aux mystères. Chez eux, seuls quelques élus le sont.

C'est pourquoi j'eus tant de mal à l'être moi-même.

 

Le langage scientifique ne s'apprend qu'au cours de longues études, et ceux qui l'acquièrent ainsi sont en général privés de l'usage des machines.

Et ceux qui conduisent les machines souvent n'en maîtrisent pas le langage.

 

*

 

VII
LA DIVISION DU TRAVAIL

 

Marseille, le 21 juin

Le travail est divisé, le savoir aussi. Divisé, c'est à dire, caché. Travail occulte, science occulte.

 

Tout se passe sous le capot.

On ouvre de moins en moins les capots.

 

Leur science avance. Ils disent que leur science avance, et ils en sont persuadés. Elle n'avance pas dans les esprits. Elle avance sous les capots.

La plupart des gens sont moins savants ici qu'ils ne devraient l'être dans n'importe quelle tribu sauvage.

 

De moins en moins, on répare : on change la pièce, toute montée et scellée sous son boîtier de métal ou de plastique.

 

De plus en plus, les machines sont faites pour que le premier venu puisse les utiliser sans connaissance préalable.

Utilisées ; et même parfois, réparées.

 

VIII
LE SECRET

 

Fos, le 22 juin

Des atomes de savoir. Parfaitement scellés. Celui qui connaît cet atome ignore comment cet atome s'articule à un autre.

Celui qui sait les articuler en ignore le contenu.

 

*

 

Ce savoir est pourtant ce qu'ils ont produit de plus précieux ; et ils le savent bien.

Ils le protègent. Ils le gardent de tout espionnage. Il est secret, et précieux.

 

Une richesse cachée — si bien cachée qu'on ne la soupçonne plus ; qu'on ne soupçonne plus le savoir, mais le moyen seul de s'enrichir. Qu'on ne soupçonne plus la puissance du savoir, mais le pouvoir de la richesse.

La Loi protège le secret. Fait des brevets.

 

Pauvres secrets en vérité, car si vous ouvrez le boîtier vous ne trouverez qu'un bien petit atome de savoir ; un atome qui vous égarera plutôt, au contraire d'une initiation complète.

 

 

IX
L'INITIATION

 

Gap, le 23 juin

On ne peut dire une initiation — ce n'est pas interdit, mais c'est impossible — on ne peut que la vivre. Je me contenterai de l'évoquer.

« Le Tout Puissant », on le rencontre : mais aussitôt, il n'y en a plus ; seulement la puissance, la force...

Ici, là, partout la puissance. Nous en avons le dépôt, depuis le début, depuis que l'homme est homme, par-delà les langues et les frontières.

Nous n'avons plus besoin de nous connaître, nous n'avons plus besoin de nous parler pour être ensemble. Nous n'avons plus seulement besoin de savoir ce que fait un autre pour savoir ce que nous devons faire : un monde réel nous unit.

Dans tout ce que nous empoignons, nous serrons la main d'un ami, par-delà l'espace et les siècles.

 

Une association ouvrière avait adopté ce symbole de la poignée de main.

 

*

 

X
LES INITIES

 

Marseille, le 24 juin

Les gens ici ont peur des initiés. Ils font mine de les mépriser ; mais au fond ils les craignent. Ils se savent confusément à leur merci.

 

*

 

On s'étonne que les initiés n'aient pas pris le pouvoir. Ça ne paraît pas les intéresser. Ils ont déjà la puissance.

Pourtant on y a pensé : un pouvoir ouvrier ; une dictature. À quoi bon ? Qui a la puissance sur le monde n'a que faire du pouvoir sur les hommes.

 

Certains s'y sont risqués. Mais que faire du pouvoir ? — Le partager, peut-être. Ils souhaitaient plutôt partager la puissance, la science.

Comment les transmettre ? Apprendre à tous à lire et à écrire ; les mettre à l'étude ? Ou envoyer chacun dans les usines et les champs ?

 

*

 

C'est par ici que sont nées de telles idées. Mais ici on ne tenta jamais de les mettre en pratique. C'est ailleurs que d'autres s'y essayèrent, et ne tardèrent pas déchanter. Allez donc initier des gens contre leur gré !

Pour cela, il en faut d'autres qui les y contraignent. Il n'est nulle peine pour les trouver : ils sont déjà là ; et ceux qui se retrouveront dans les mines et les champs, les usines et les chantiers, seront finalement les mêmes.

 

*

 

Aujourd'hui les initiés se cachent. Nul n'en entend plus parler. C'est comme s'ils n'avaient jamais existé.

On ne soupçonnerait pas leur existence si l'on pouvait croire que le monde ici se produise tout seul.

 

*

 

On parle des privilégiés et des défavorisés. Mais parmi les initiés, il en est des deux sortes.

Ou plutôt, d'aucune des deux, car lorsqu'on est initié on ne peut jamais être vraiment défavorisé ; mais on n'est non plus jamais aussi privilégié que d'autres peuvent l'être. Acquérir des privilèges exige un don complet de soi peu propice à l'initiation.

On parle de ceux qui sont cultivés, et de ceux qui sont incultes ; mais la culture des initiés n'est connue que d'eux seuls.

On n'en entend plus parler. Tout est dans le boîtier.

 

*

 

Les initiés eux-mêmes finissent par douter de leur propre existence.

Parfois on regarde ses mains, et l'on se demande : « comment est-ce possible ? »

 

Parfois le monde semble un arrangement de boîtiers, de capots — un automate.

Le savoir semble inscrit ici et là, partout, mais ne semble être su précisément par personne.

« Social » ; il semble « social » — c'est ainsi qu'on dit.

 

*

 

XI
LES ARTS

 

Marseille, le 25 juin

Ne leur parlez pas des arts. Ils vous répondront peinture. Ne dites pas « beaux arts ». Ils disent « art », tout simplement, au singulier, comme s'il n'y en avait point d'autres.

C'est cela qui rend leurs sciences occultes : elles ne rencontrent pas les arts et les métiers.

 

Ils n'ont plus de métiers ; ils ont des emplois.

 

Si vous interrogez quelqu'un sur son métier, il vous répondra sur son employeur.

On change ici plus volontiers de métier pour garder un emploi que d'emploi pour garder son métier. C'est que ces métiers n'en sont pas : un métier ne s'acquiert pas sans peine et ne s'abandonne pas de bonne grâce.

 

Les arts : la géométrie, l'algèbre, la musique, l'architecture, la mécanique, la médecine, la chimie, la guerre, la rhétorique... ; au début, personne n'aurait placé la peinture parmi les arts.

Peindre n'exigeait au début que du goût, de la dextérité et la connaissance empirique des matériaux et des couleurs. Nulle science ; donc nul art.

Lorsque la peinture se mit elle aussi à employer la géométrie et l'optique, à les appliquer non seulement à la construction mais aux effets de perspective, lorsqu'elle fit des anamorphoses, alors la peinture devint un art.

 

Peinture, sculpture, architecture s'associent dans « les beaux-arts.

Aujourd'hui, on ne dit même plus « beaux-arts », on dit « art », tout simplement.

— Et les autres arts ?

— On n'en parle plus.

— Mais, vous direz-vous, ils n'en parlent plus mais ils construisent bien quand même des machines, des ponts et des routes. Et la médecine, comment l'appellent-ils ? Et les mathématiques ? Et la guerre ? Car ils font bien la guerre, non ?

Sans doute, mais ils proscrivent le terme d'art. Et peut-être n'ont-ils pas tort, car chez eux, ce ne sont plus proprement des arts.

 

On ne dit plus « arts et métiers », on dit « sciences et techniques ».

 

*

 

XII
SCIENTIFIQUES ET TECHNICIENS

 

Aix-en-Provence, le 26 juin

Les scientifiques. De temps en temps, on en montre ; on en interroge à la télévision ou dans la presse. On attache du prix à leur avis.

 

Les scientifiques sont employés par la Recherche Nationale. Ça leur donne une autorité.

Leur emploi consiste à chercher ; à « faire des recherches ». Sur quoi ? Eh bien par exemple sur la circulation et la reproduction des méduses au nord-ouest de la Méditerranée, sur la répartition des fonctions perceptives dans les différentes parties du cerveau, sur la spécificité des langages socioprofessionnels sur la côte varoise, les origines génétiques des névroses, ou la symbolique des cosmétiques...

On les appelle aussi des « chercheurs ».

 

(Il ne m'a pas semblé que les recherches étaient tenues d'avoir un quelconque rapport avec les principes si spécifiques de leur science, sa méthode, qui la distingue si bien des sciences d'autres civilisations.)

On en accumule les archives, pour dieu sait qui.

 

*

 

Les techniciens. Les techniciens, eux, on ne les voit jamais.

Et si vous devez en voir un, n'allez pas croire que vous allez le reconnaître aux plans qu'il porte sous le bras ou à la règle à calculer et au compas qui dépassent de sa poche. Non, le technicien se contente de faire passer des crédits d'un compte à un autre. Ce n'est en réalité qu'une sorte d'employeur.

 

N'allez surtout pas croire qu'un technicien soit un spécialiste des techniques. Il est seulement un spécialiste des dossiers.

 

*

 

Marseille, le 27 juin

L'argent que ça coûte...

Les « techniciens » gèrent en général de l'argent « public ». Ils doivent rendre des comptes sur l'usage qui en est fait.

Ici on parle toujours de « l'argent que ça coûte », pas du travail.

 

Mais l'argent ne coûte rien : il va, il vient. Tout ce que l'un dépense là, l'autre le gagne ici. Il n'en est pas de même du travail.

 

Ils méprisent le travail ; le travail que ça coûte.

Plutôt que de l'économiser, ils préfèrent mal le payer.

 

*

 

XIII

 

Le 6 mai

« Lege, labora, ora et relege »,

 

disaient les chymistes du moyen-âge.

« Lis, travaille, prie et relis ». Voilà qui devient bien sot lorsqu'on traduit ainsi.

Il est vrai que « lire » avait une signification très forte alors. Tout était matière à lecture : les astres, les métaux, les plantes, lapis, simplis autant que verbis. — Signatura, signatura rerum ; signes des choses.

 

Si l'on comprend ainsi lege, la maxime en appelle à la méthode expérimentale plus qu'à l'étude des maîtres.

Lege, labora, relege. Que vient faire alors prier ? (Ora : prier ; c'est bien ainsi qu'on traduit.)

Ora, en Latin, ne veut pourtant pas spécifiquement dire prier, mais parler ; parler dans un sens très large : prononcer, énoncer.

« Lis, travaille, énonce, relis. » Voila qui sonne déjà autrement, car le « relis » final s'applique à sa propre énonciation, son travail, plutôt qu'aux premières lectures.

 

On peut continuer bien sûr à traduire : « lis [tes classiques], travaille, prie [Dieu de te venir en aide] et relis [encore tes classiques]. »

Quelle méthode ! L'exact contraire de la version précédente. On peut la laïciser : « étudie, travaille, étudie encore ».

Mais comment ora en est-il venu à être traduit par « demander aide à Dieu » ? — Car c'est bien ainsi qu'on entend « prier » couramment.

 

Ora a peut-être pris le sens de parler, d'énoncer à Dieu, à un Être Suprême.

Et qu'est-ce que cela change d'énoncer pour un Être Suprême omniscient, éternel et omnipotent ? Cela tendrait à produire des énoncés clairs, complets, impersonnels et intemporels : des énoncés objectifs ; des lois, des lois outils.

Et la loi scientifique ressemble bien au modèle d'un tel énoncé.

 

*

 

SAVOIR ET CULTURE

 

Le 9 juin

Pour que les hommes communiquent et se comprennent, il leur faut une culture. C'est ainsi qu'ils voient les choses.

Il n'y a encore que quelques décennies, tout « honnête homme » pouvait apprendre ce qui lui était nécessaire pour dialoguer avec un autre « honnête homme » qui le savait aussi. Il y avait ainsi une sorte de sol commun, de supposé acquis.

C'était La Culture, qui tenait lieu de Culture Universelle, pour eux et pour les peuples qu'ils avaient soumis.

Tout ce qui ne faisait pas partie de « la culture » tombait dans le rebut : exotisme, ésotérisme, occultisme, religion... ; quoi que ce puisse être.

 

Maintenant, c'est fini. Il n'y a plus de culture.

Ni « une » culture, ni « des » cultures.

Quand il y avait encore une culture, on voulait que chacun l'intègre. Maintenant, on demande à chacun de « s'y intégrer ».

 

Ils perçoivent mal ce que leur culture, l'universalité de leur culture, devait à l'expérience et à l'initiation.

L'initiation, ils la voudraient aussi dans le rebut ; l'occultisme, l'exotisme. Et il en est qui vont chercher dans ce rebut une autre culture ; une culture autre — l'autre de la culture, qui n'existe pas davantage.

De part et d'autre, l'impression qu'existe ce que l'on recherche tient à sa difficulté d'accès.

Ils vont très loin chercher ce qu'ils ont, c'est le cas de le dire, dans le creux de la main.

 

Tout cela n'est sans doute pas sans un confus et complexe rapport avec ce qui leur fait haïr les étrangers.

 

*

 

XIV
LA PUISSANCE

 

Marseille, juin

Force, travail, puissance ; ce sont des concepts clés ici. Ils ouvrent bien des portes.

Leur force et leur puissance, sous bien des points, ils la tirent de ces concepts.

C'est ainsi qu'ils firent leurs ponts, leurs trains et leurs si hautes grues, et que courent partout des fils dans les campagnes — quoique ils n'aiment point les voir et les enterrent maintenant.

 

*

 

Au début de ce siècle, un philosophe et un savant se mit à appliquer ce concept de « puissance » non plus seulement aux choses et aux faits, mais à leurs représentations et aux idées.

Il se proposa de trouver dans le langage puissance et fécondité, plutôt que vérité.

Cette approche fut pour beaucoup, fut sans doute essentielle, dans l'élaboration d'une théorie de la relativité.

 

*

 

Peu de temps plus tard, des poètes et des plasticiens étendirent cette approche aux beaux-arts.

Ils soupçonnèrent « la beauté » d'être, comme « la vérité », le masque fallacieux de la puissance.

Ils renvoyèrent dos à dos préoccupation esthétique et pensée discursive, pour se préoccuper du fonctionnement réel de la pensée.

 

Cette critique du vrai et du beau passait aussi par celle du bien ; et par une nouvelle éthique fondée sur la puissance du désir. Ce qui n'était que redonner son sens premier au mot « vertu ».

 

*

 

Il est vrai que tout ceci ne fut jamais énoncé très clairement, ni sans doute très bien conçu.

C'est pourtant ce qui doit bien, ici, servir de fondement à la pensée : les ponts étant coupés du retour à de plus anciennes écoles.

 

*

 

La puissance les effarouche, comme le travail. Certains la voudraient avant tout militaire et policière — et, avant même, ils la voudraient entre les mains d'une magistrature.

 

Puissances, pouvoirs, forces — ils aiment, avec des attributs, employer ces mots au pluriel — et aussi « autorités ».

Et pourtant, dans les médias, dès que ces mots sont prononcés, vous ne tarderez pas, sur n'importe quel sujet, à les entendre, conclure à l'impuissance.

 

*

 

XV
LA SOLIDARITÉ

 

Le 5 novembre

La mécanique est la mère des sciences. Elle l'est aussi d'une éthique.

La solidarité. Imaginez une corde. Des bras tirent sur cette corde ; ensemble ils additionnent leurs forces : c'est cela la solidarité.

Tous les bras n'ont pas la même force, certains n'en ont aucune. Qu'importe aux plus forts : ils ne perdent rien de leur force et en acquièrent davantage.

Solidarité vient de solide : unir ses forces, et donc vaincre la résistance des matériaux. C'est aussi rencontrer ses semblables : on ne peut se rencontrer qu'ainsi.

 

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L'impuissance. Ils ont souvent ce mot-là à la bouche. Et en effet, tout est fait ici pour vous réduire à l'impuissance.

 

La solidarité, cela peut avoir aussi un autre sens, et c'est encore dans ce second sens qu'on emploie le plus souvent ce mot. Imaginez toujours une corde mais qui vous lie les bras. Plutôt que de vous demander de l'aide, on vous en propose, mais c'est de la dépendance en fait que l'on vous offre.

Le moindre geste de chacun demanderait d'entraîner toute la chaîne. On se dit « impuissant ».

On appelle cela « organiser la solidarité ».

 

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Ne tendez jamais longtemps la main ici, pour demander ou pour offrir. Vous la retrouverez vite liée. En toute chose, vous ne ferez rien de bon sans une certaine brutalité.

*




Paru dans À TRAVERS CHAMPS 4/5, 1998


© Jean-Pierre Depétris, 1998