Jean-Pierre Depétris
PÉRIPHÉRIE
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© 1977, 2002, Jean-Pierre Depétris
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PRÉFACE
Chacune des ces pages pourrait être une rue (à lexception des passages entre < >.)
Les dix premières pages forment une unité, et délimitent un territoire à lintérieur duquel sentrecroise le reste du livre.
Le tronçon rédigé nest pas une rue dans toute sa longueur, mais seulement la partie empruntée. Ainsi ce livre nécessiterait un plan à la place habituelle dune table des matières.
Ce plan, je ne lai pas tracé.
Jai parcouru physiquement lespace géographique de cet écrit ; mais le plan de cet espace physique du parcours nest pas symétrique de celui de lespace littéraire.
Espace littéraire mais non imaginaire ; car cet écrit est bien à deux dimensions. Les pages se juxtaposent et se croisent, mais ne se suivent pas linéairement, si ce nest du fait dun trajet délibéré et parfaitement modifiable ; quitte à emprunter des passages doublement à double sens non rédigés.
Il demande bien un plan, et non une table, pour savoir quelle rue en rejoint une autre, laquelle est une impasse.
Rien de moins vrai non plus que toutes les rues soient pages écrites ; pas davantage que chaque page soit rue entière.
Cet espace nest pas imaginaire, puisque le livre ne lest pas ; mais il manque à ces pages, si ce nest un plan, du moins quelque chose qui interdirait de passer de nimporte quelle page à une autre comme on traverserait des murs.
En un sens cette chose y est.
Cela pour dire que si ce plan était fait et il est faisable sa surface et sa densité excéderait sensiblement lespace rédigé.
I
Lair était plus froid.
Maintenant la lisière avait beaucoup reculé.
Jétais sur la lisière et je voulais la franchir malgré la crainte qui allait métreindre.
(Lair sétait rafraîchi à larrivée dune lumière bleue.
Les maisons jetées au hasard. Comme tombées dun cornet de dés.
Dés quun tapis vert absorbe.)
*
Ville de verre.
La mer était banquise.
Plus rien ne bougeait.
Les aiguilles des pins des tessons transparents de bouteilles.
Les maisons me semblèrent de glace, dune glace lisse et transparente.
Je croyais deviner les charpentes sous les tuiles pâles des toits.
La réverbération serait devenue aveuglante si le jour navait baissé comme une nuit polaire.
(Toute la ville se recouvrait de givre. La mer était glacée.)
*
<Les cristaux se distinguent par une forme géométrique régulière, lanisotropie de leurs propriétés, et lexistence déléments de symétrie. Leur motif géométrique est lui-même reproduit en forme et en orientation dans tout le cristal.
Lorsque les molécules sont dépourvues dordre géométrique, on parle de matière amorphe.
La matière organique possède une structure semi cristalline ; cest à dire que les molécules y sont disposées dans une géométrie convulsive.>
*
Sourire de loup.
Masque de crêpe noir dans un luna-parc silencieux mais animé.
Carnaval sobre aux couleurs camaïeux.
Train fantôme du crépuscule dans lombre des allées de platanes.
Feuillage convulsif, très sombre sur le ciel indigo, presque gris.
Silence.
La mer est comme une banquise.
*
Le crépuscule aux couleurs humides et froides.
Un crépuscule qui nest ni la fin du jour ni le début de la nuit.
Un crépuscule boréal.
Qui ne se donne pas pour transitoire et qui dure le temps quil faudra.
Juste assez de mauvais goût pour placer tout le reste en porte à faux et créer le déséquilibre.
Chute vertige.
Une sorte de mensonge béant.
Il sagit moins de faire croire au mensonge que de faire douter de tout.
*
Regarde, tu sors de la ville.
Ville étrange que tu nhabites pas vraiment mais dont tu sembles plutôt vêtu.
Te crois-tu atteindre sa périphérie ?
Ici, ni centre ni campagne, ni citée surpeuplée ni terrains vagues, mais des ruelles calmes.
*
Ruelles aux volets croisés, comme on croise les bras pour marquer son refus.
Banlieue, éternellement entre ville et campagne.
éternellement, comme lest une terre polaire entre le jour et la nuit.
*
Les tessons de bouteilles qui hérissaient les murs laissaient percevoir un lien qui les apparentait aux aiguilles des pins.
Comme on dit que deux couleurs juxtaposées se reflètent.
Souterrain continu qui relie les choses entre elles.
Reflet sur reflet.
Rêve dans rêve.
(Le mythe de la caverne prend un sens particulier si à lombre on substitue un effet stroboscopique.)
*
La périphérie de la ville était comme la surface dune peau.
Les pas ne conduisaient jamais au centre.
Ni vers la campagne.
Les pas qui glissaient comme des caresses.
Les pas peut-être la modelaient.
*
La surface dun masque.
Artifice du carnaval.
Déguisement qui peu à peu devient lunique réalité, alors que le déguisé nest plus que le support accessoire du masque.
Possession des masques nègres.
*
Je marchai dans les rues sauvages.
Le temps avait mis son masque de crêpe gris.
Masque gris. Mardi gras. Crêpe de pleine lune.
Sourire espiègle du joker dun jeu de cartes quon appelle aussi mistigri.
Mystique grise. Feuillage convulsif des pins. Liturgie léthargique.
Jeu de reflet des mots, symétrique à celui des choses de lespace.
* *
*
II
<La notion de molécule est une vue de lesprit ; la représentation simplifiée en terme massique de lintensité vibratoire de la matière.
Il faudrait la rapprocher de celle de nuds des ondes fixes, en tant que source unique de tout phénomène massique, cinétique ou thermique.>
*
Ruelles désertes bordées de murs bas.
Boulevard des Neiges, Boulevard des Sables, Boulevard des Nuages, Boulevard des Vagues, Avenue des Roches...
Ruelles dont lappellation paradoxale de boulevard ou davenue semble choisie pour souligner le vide.
Les murs sont incrustés de débris de coquillages. Le frottement les fait seffriter en grains de sable.
Cest un sable calcaire grossier, venu des dragues rouillées de quelque vieille sablière marine. Il tombe en poussière des murs tant il est revêche à sa miction au mortier.
Il crisse sous les pas, sincruste aux vêtements, et la main qui se pose le retrouve partout.
*
Lespace devient le support dun langage, alors que, dune manière qui ne peut quêtre saisie contradictoirement, il devient un visage.
Langage dont les formes spatiales épousent scrupuleusement la syntaxe, comme une parole incrustée dans les sillons dun disque.
Paroles incrustées qui peuvent se lire dans toutes les directions sans perdre leur ordre parfait.
Infinité simultanée. Unité discontinue.
Livre hérissé de verbes immobiles.
Leur simultanéité constitue un visage, dont les traits sont autant de replis sonores et parcourables. Aspérités dun rouleau de boîte à musique.
Langue dont tous les mots sont verbes conjugables. Sils ne sont conjugués, ils deviennent adverbes, jamais noms.
*
Les rues au regard fou.
Un visage peut être dépourvu de traits. Tels que bouche, nez, yeux... Nêtre pas forcément visage de lhumain, du vivant.
Les visages se reflétaient et leurs sourires étaient devenus identiques.
(Les anciens avaient mis des têtes danimaux pour visage à leurs dieux. Ils auraient pu y mettre nimporte quoi dautre ; ils auraient pu les priver de corps ; le visage aurait toujours été là.)
*
Les visages se reflétaient et leurs sourires étaient devenus identiques.
Sourire du mur, sourire de la branche, sourire de la porte ou de la plante grasse. (Éclats des tessons, des épines.)
Si loin de la satisfaction ou de lironie, il na ni la bienveillance ni la béatitude des saints.
Sourire dHermès, sourire de dieu indien ; sourire à la fois lunaire et mercuriel.
Mais sourire de surface ; essentiellement recouvrant. Sourire de masque.
Et forcé, quelque peu, dans sa décontraction contenue.
Sourires au pouvoir étrangement enveloppant, qui recouvre sans vraiment effacer.
Transparence de superposition. Avec un côté nettement excessif, en contraste avec sa sérénité.
Et qui est comme une aspérité insaisissable sur son caractère de surface et de repos ; comme le sillage dun serpent sur un étang, ou dun crocodile dans les marais lorsquil ne laisse émerger de leau que sa tête.
Visage de dieu antique et de carnaval baroque, qui ne laisse planer aucun doute sur sa nature illusoire.
*
La parenté que les choses établissaient entre elles donnait à leur ensemble un aspect miroitant.
Périphérie transparence dans la superposition.
Surface et reflet. Échos visuels.
Le monde comme un diamant.
Peut-être la tête de lecture des disques cosmiques.
*
Les maisons ont des visages.
Elles nont pas besoin pour cela, comme celles que dessinent les enfants, davoir deux fenêtres à la place des yeux et une porte pour la bouche.
Leurs visages sont tangibles quelle que soit la complexion de leurs formes.
La bouche, les yeux, le nez sont-ils nécessaires à un visage ? Je veux dire : le constituent-ils ?
Visage est le substantif de viser, comme passage de passer ou ciselage de ciseler.
Je ne dis pas que ces maisons ressemblent à des visages, mais que ces visages ont pris corps en ces maisons.
Miroir brisé qui garderait sur chaque éclat la totalité de limage.
* *
*
III
Le sourire des chiens est aux portes des maisons.
Leurs yeux ronds ont un regard un peu fou. Une étrange illumination, au propre comme au figuré, et qui semble toujours quêter un acquiescement, chercher dans le regard de lautre sa propre reconnaissance.
Lindifférence les désarme.
Leur rage de mordre nen est plus crédible tant elle a besoin de lapprobation.
« Je timpressionne, nest-ce pas ? Vois comme je suis un bon gardien. Dis-moi que cest bien. » Demandent leurs yeux tandis que leurs gueules menacent.
Que de doutes dans ce regard. Quelle stupeur.
Que savent-ils de cet homme qui passe ? Que savent-ils de sa route ?
Ce mur, du haut duquel ils feignent de prendre élan, ils ne lont jamais senti franchissable. Ce saut qui ne serait rien pour leurs pattes solides, leur esprit ne le conçoit pas.
Que savent-ils de ces rues ?
Ils attendent beaucoup du passant. Mais nosent espérer plus.
Ébranlant les grilles comme des épileptiques, leur cri est un appel au secours.
Les prisonniers sont de bons gardiens.
« Images qui passez de lautre côté du mur, pourriez-vous le franchir, vous, ce mur qui nous sépare ? Ne passez pas si vite. Navez-vous rien pour moi ? »
« Si plus rien ne nous séparait, vous auriez peur nest-ce pas ? »
« Vous vous sentiriez une proie ? »
« Oh surtout, il ne faudrait pas que vous soyez indifférents. »
Demandent leurs yeux tandis que leurs gueules menacent.
*
Où est mon chez-moi ?
Je crois que cela ne veut plus rien dire.
Les murs de ces maisons ne sont pas des asiles. Ils nabritent pas. Le climat lui-même a une telle façon dy pénétrer, quon ne sy sent plus chez soi.
Les coins dombre occupent ces murs avec une telle consistance quon nose plus les déranger.
Ces murs nisolent de rien.
On entre, et toute la ville, le monde entier est entré aussi. Le ciel est toujours là, et le mouvement des branches
On nest jamais vraiment dedans.
Je me souviens de chez moi. Le monde restait à la porte. Un aimant aurait pu sorienter à travers les murs. Moi, jétais chez moi.
Avant dentrer on croit que la maison est dans le monde. On entre et le monde est dans la maison.
*
La présence végétale est dense autour des maisons. Elle est sombre.
Relief convulsif.
Troncs des pins aux convulsions rugueuses, blancs comme les roches lacérées par la pluie.
Citernes enfermant leurs eaux vertes.
Fraîcheur de lombre.
Sur les collines boisées demeurent de vieilles tours. (Pour quel usage furent-elles bâties ?)
Elles semblent les pôles opposés de vieux puits qui existent encore.
Leur parenté, où lun se donne pour le creux de lautre, les fait fusionner dans le souvenir. Et la fraîcheur des pierres en devient spasmatique.
Les citernes enferment leur eau noire.
(Les maisons sont posées au hasard sur un tapis de verdure qui les absorbe. Les hautes citernes sont comme des cornets de dés renversés.)
*
Entre la ville et la campagne comme entre le jour et la nuit.
Réalité vacillante comme à lorée du sommeil. Comme une vitre transparente où se superpose un reflet.
Où se tient exactement cette vitre sur laquelle les deux images se mêlent : la transparence et le reflet ?
Est-ce liris de mon il ?
Ou bien un autre iris, à la surface lisse et sombre comme le fond dun puits ?
*
Les surfaces des rues ont des portes étranges.
Ici de nombreuses plaques dégout ont des barreaux à claire voie. En sy penchant, on voit sy réfléchir les carreaux de ciel sur leau noire. On y voit sa silhouette à lenvers.
Lélimination des eaux sales ne résout pas leur mystère. (Jemploie le terme au sens ancien).
Le mystère est leur ouverture dans la surface des rues.
*
Tu étais sur le seuil.
Seuil après seuil.
Comme on passe à travers les vagues.
Lisière.
Comme une ride sur le front de mer.
*
Nous ne vivons que lespace dun éclair.
De ces éclairs de branchage qui déchirent le ciel.
Les troncs semblent solides à notre évanescence.
Pourquoi nentendons-nous pas le tonnerre ?
*
Eau verte des vieux bassins que bordent les roseaux et sur les murs desquels poussent des ronces.
La vase les a envahis ; eau sale où glissent des insectes.
Le moindre frôlement de la surface produit des rides circulaires qui vont en sélargissant.
*
<La propagation dun ébranlement ne correspond pas à un transport de matière.
Il se déplace à une vitesse constante qui ne dépend ni de sa force ni de son amplitude, mais du milieu.
Á son passage, chaque point du milieu reproduit le mouvement de la source.>
*
Chaque vague nouvelle submerge de son eau glacée.
Le frisson se creuse comme un lac devant chaque mur glauque. Lisière mouvante.
Comme un sable mouvant dans lequel on senliserait horizontalement par strates successives.
Liseré de crainte.
Le surf glisse sur les vagues comme la vie sur le rythme alterné de la respiration.
Existe-t-il un mur du souffle ? Comme on peut dire un mur du son ?
*
Ville étrange que tu nhabites pas vraiment, mais dont tu sembles plutôt vêtu.
Dans la Genèse, il est dit que furent faits à Adam et à Eve des habits de peau lorsquils découvrirent leur nudité.
Doit-on le comprendre au pied de la lettre ?
* *
*
IV
<Une particule se définit par sa masse-énergie. Et la masse comme lénergie nont dautre manifestation que vibratoire.
Le déplacement de la vibration nécessite lintervention dun milieu conducteur. Ce milieu manifeste la vibration tout en ne se manifestant que par elle.
On pourrait aussi bien dire quil nexiste pas que soutenir quil est le seul à exister vraiment.>
*
Tout se joue ici dans les regards.
Le regard des choses sans yeux.
Des lunettes fumées changent profondément une physionomie. Pourtant, bien que les yeux soient cachés, elle ne latténuent pas.
Visage de statue ou heaume de métal
Visage humain ou visage dinsecte
Visage de la pierre ou de larbre.
Démasquer le regard familier des choses, et ne pas succomber au frisson de la double vision.
Ôter le masque familier des regards.
Retrouver partout le frémissement que seules, habituellement, de rares choses nous inspirent.
Á linverse des lunettes de soleil que tu ôtes de la face de laimée, cest lenlèvement du regard ici qui démasque la surface opaque.
*
La présence de cette vitre maintenant ne permet plus aucun doute.
Á sa surface est attachée lexistence. Elle se déplace, et ce faisant, anime lau-delà qui transparaît et len deçà qui sy reflète.
Miroir magique qui se promène, mentraînant.
Miroir que jinterroge.
Comment ne reconnaîtrais-je pas mon reflet, qui est le visage unique de lAutre ?
*
Imaginer le lieu dépouillé de ses murs. Sauvage comme au premier jour.
Mais les rides de ladulte ne sont-elles pas les véritables traits de lenfant ?
*
Des herbes sauvages poussent sur les murs hérissés de tessons de bouteilles.
De quelles épures ces murs sont-ils le tracé ?
De quelles formes sont-ils lempreinte ?
Les pas qui croient les suivre sétonnent dêtre eux-mêmes suivis.
Si le lieu, démasqué et sauvage comme au premier jour, se devine si bien, cest quil ne fut jamais si présent que dans ces pétrifications mêmes.
Ainsi ces pierres sont-elles aussi transparentes et précises quun cristal.
Comme des habits de peau à la fois dévoilent et voilent le corps.
*
Larrêt du bus à lombre des allées de platanes.
Lair est humide et frais. Gris vifs. La mer, au loin, est comme une banquise.
Ou une grande surface dasphalte humide.
Vastes plaques de gris luisant.
*
Lorage est létat naturel des éléments.
Les éléments à létat de veille. Hors des orages ils sont comme en repos. En arrêt.
Le calme a toujours quelque chose davant la tempête, et cest cela qui fait sa densité.
Vois les branches attentives.
Même en plein soleil lorage est là, dans les branches tendues.
Plus un pays est sec, plus lorage y est présent dans les pointes des feuilles et les tiges courbées.
Que savent de leau les poissons, eux qui ignorent la soif ?
Sais-tu ce qui, dans léclair, circule ainsi entre les nuages et la terre ? Et le rôle que joue le vent dans la forme des arbres ?
Où est la plante cachée dans la graine ? Plus orageuse que les gouttes de pluie.
Vois, il roule lhumide.
Cest lorage qui modèle sa forme dans la matière, et la laisse tendue comme un temps qui sarrête.
La graine et lorage. La goutte et le feuillage.
*
Les lieux fascinent.
Ne ty trompe pas. Le déplacement ny est pas plus libre que dans le temps.
Méfiance des lieux qui passent.
Lodeur des tilleuls proches me rappelle les jardins des Alpes.
Des lieux très forts, mais qui mont échappé ; qui ont glissé entre mes doigts comme des heures.
Maintenant ils se réduisent dans cette banlieue calme, dans la fraîcheur humide du soir.
Ils sont absents comme à un rendez-vous raté, où lon attend sans ne plus rien penser des minutes qui suivent.
*
Les lieux parfois tagrippent avec une telle rapidité, une telle surprise
Jai découvert très tôt cette puissance fascinatrice ; cette force de possession.
Tu descends de voiture pour boire au ruisseau. Te voilà pris. Le lieu test à jamais familier et ne quittera plus ta mémoire.
Présent dans ton esprit comme le creux dune cicatrice.
Protège-toi des grandes douleurs pour mieux rester sensible à ces petites coupures tellement plus lancinantes et plus riches de désespoir.
*
Creuse et cultive les vertiges.
(Lhorrible vertige du vide, la pulsion de dégoût pour certains animaux ou pour certains contacts.)
Si tu peux découvrir tant dépouvante et de tension dans le vide que tu surplombes, dans le contact dun mollusque ou dun reptile, cest que la source en est en toi ; tu peux la transposer intacte en toute chose.
Apprends à retrouver la source frisson que provoque cet insecte sur ton bras dans la rétractilité des griffes du chat que tu caresses. Laisse toi sombrer en elle. Ne crains pas tant pour ta raison.
Elle est comme un soir qui vient. Pénètre le jusquà son aube.
*
Masque. Comme lécaille transparente qui protège les yeux des reptiles.
Rudesse immatérielle des pins.
Masque de crêpe noir. Qui rend le regard plus opulent.
Impasse du Bois Sacré.
La colline était dédiée à une déesse sauvage.
Il y a une femme dans la forêt, aux longs cheveux comme des ondes.
* *
*
V
Il reste encore un arrêt de bus à lombre de lallée de platanes.
La rouille la taché.
Les bus faisaient leur demi-tour sur la petite place.
Lair est humide et frais.
On ne peut pas dire « passées » pour les couleurs. Lhumide rend les gris vifs.
Lasphalte humide devient sombre et glacée. La mer est comme une banquise, ou une grande surface dasphalte humide.
Doù je me trouve, elle ne semble pas bouger.
On croit y voir des plaques qui brillent dun blanc pur.
*
Le sol est encore trempé, et les odeurs sont devenues plus fortes.
Les surfaces dont linclinaison réverbère le ciel voilé, sont dun blanc pur. Flous, les volumes qui sy reflètent, et leurs ombres sont plus vives.
La luminosité est très pure, et le regard, par endroits, va jusquà lhorizon où le ciel blanc est éraflé de bleu manganèse très pâle.
Sur les collines grimpent de la mer, comme poussés par ceux den bas, des nuages dune parfaite blancheur.
Les flaques sont comme un miroir brisé.
*
Les nuages glissent comme de lourds cocons. Ils se donnent de loin pour compacts et précis.
Mais de près, lorsquils grimpent de la mer sur le flanc des collines, on voit bien quils sont à peine réels.
Pâle vapeur qui se donne pour cimes neigeuses, ils sont plus déroutants en cela que la pure hallucination.
Leur forme dépend de si peu.
Trop impalpables pour quil y ait prise sur eux, leur inconsistance est leur force.
*
Lieux de transition. Station service tremblante sur lasphalte chauffée.
Odeur des poids-lourds.
Porcs-épics de laube endormis sur les routes dArdèche.
Croissants chauds de Sisteron, au Bar de lÉtoile, où je me suis arrêté régulièrement chaque année à la même époque, à lheure glacée de laube.
Villages du jour qui passe.
Où les murs se teintent docre rouge.
Lieux qui passent sans nous retenir.
Route de Névache à midi. Le casse-croûte au bord de la rivière.
Pierres brûlantes des jardins doù sortent les lézards immobiles.
*
Lherbe se plie sous le hasard des pas.
Et lhomme qui viendra, spontanément suivra ces traces.
Alors se frayera un sentier, puis un chemin. Et sur sa lisière se traceront des propriétés, se bâtiront murs et habitations.
Le chemin deviendra route, et rue.
Puis, comme on efface lépure dun dessin, on tracera des rues plus droites et plus larges.
Dans ces banlieues où la ville étire ses lambeaux, restent encore ces traces de sentiers.
Se peut-il que le hasard des pas se trompe ?
Là où le sentier détourne par sa droite un pin, subsiste, à peine perceptible, la marque de son passage à gauche.
*
Ébauche perpétuelle du début à la fin. Comme la caresse inlassable du sculpteur.
Empreinte fixe de la mobilité.
Comme la poterie porte mêlée lempreinte des mains agiles et du tour.
(Cest ainsi que lesprit travaille la circulation de particules en réseaux. Que ne fait-il de la circulation des hommes dans la ville ?)
Tel le hasard, le mouvement des mains reproduit fidèlement la forme quil caresse.
*
Comment retrouver ces grottes sauvages et ces forêts de chênes ?
(Hérodote disait cette côte boisée, et peuplée de sangliers.)
Comme je verrais bien dans ces rues des figures ricanantes de faunes.
Je revois les cascades sous les branches. Leau fraîche qui dort sous la voûte des arbres.
Le mauvais goût ne rompt pas lharmonie. Il la meut.
Terrasse ombragée qui sent si fort la terre.
Le pigeonnier de bois a des couleurs criardes.
Clignotement de la lumière sur les branches rapides.
Le vent qui siffle comme un train.
*
Au loin, les pins sur le ciel du couchant.
Lautre à jamais dans la trace de lhomme. Comme un ciel se reflète dans les lames dun gouffre.
Lautre côté du visage.
Lautre côté de la vision. La vision retournée comme un gant, que tu enfiles.
Tu ten revêts, y plonges, et regarde le monde comme on ouvre les yeux sous leau.
*
La vague de ta vision.
La vague que tu traverses.
« Ne tattarde pas trop. Ne te laisse pas prendre. »
« Une vague ne se noie pas », dis-tu.
*
Rien. Nulle vitre, nul miroir.
Rien, dans la graine. (Ouvre-la.)
Rien dans le vent qui ne soit le vent.
Rien, dans le sentier, que la trace des pas.
Et le souffle toujours.
Quest-ce qui larrêterait ?
* *
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