Jean-Pierre Depétris


PÉRIPHÉRIE







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© 1977, 2002, Jean-Pierre Depétris
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PRÉFACE



    Chacune des ces pages pourrait être une rue (à l’exception des passages entre “< >”.)
    Les dix premières pages forment une unité, et délimitent un territoire à l’intérieur duquel s’entrecroise le reste du livre.

    Le tronçon rédigé n’est pas une rue dans toute sa longueur, mais seulement la partie empruntée. Ainsi ce livre nécessiterait un plan à la place habituelle d’une table des matières.

    Ce plan, je ne l’ai pas tracé.
    J’ai parcouru physiquement l’espace géographique de cet écrit ; mais le plan de cet espace physique du parcours n’est pas symétrique de celui de l’espace littéraire.

    Espace littéraire mais non imaginaire ; car cet écrit est bien à deux dimensions. Les pages se juxtaposent et se croisent, mais ne se suivent pas linéairement, si ce n’est du fait d’un trajet délibéré et parfaitement modifiable ; quitte à emprunter des passages — doublement à double sens — non rédigés.
    Il demande bien un plan, et non une table, pour savoir quelle rue en rejoint une autre, laquelle est une impasse.
    Rien de moins vrai non plus que toutes les rues soient pages écrites ; pas davantage que chaque page soit rue entière.

    Cet espace n’est pas imaginaire, puisque le livre ne l’est pas ; mais il manque à ces pages, si ce n’est un plan, du moins quelque chose qui interdirait de passer de n’importe quelle page à une autre comme on traverserait des murs.
    En un sens cette chose y est.


    Cela pour dire que si ce plan était fait — et il est faisable — sa surface et sa densité excéderait sensiblement l’espace rédigé.


I

    L’air était plus froid.

    Maintenant la lisière avait beaucoup reculé.

    J’étais sur la lisière et je voulais la franchir malgré la crainte qui allait m’étreindre.


    (L’air s’était rafraîchi à l’arrivée d’une lumière bleue.
    Les maisons jetées au hasard. Comme tombées d’un cornet de dés.
    Dés qu’un tapis vert absorbe.)

*

    Ville de verre.
    La mer était banquise.

    Plus rien ne bougeait.

    Les aiguilles des pins — des tessons transparents de bouteilles.

    Les maisons me semblèrent de glace, d’une glace lisse et transparente.

    Je croyais deviner les charpentes sous les tuiles pâles des toits.
    La réverbération serait devenue aveuglante si le jour n’avait baissé comme une nuit polaire.


    (Toute la ville se recouvrait de givre. La mer était glacée.)

*

    <Les cristaux se distinguent par une forme géométrique régulière, l’anisotropie de leurs propriétés, et l’existence d’éléments de symétrie. Leur motif géométrique est lui-même reproduit en forme et en orientation dans tout le cristal.
    Lorsque les molécules sont dépourvues d’ordre géométrique, on parle de matière amorphe.
    La matière organique possède une structure semi cristalline ; c’est à dire que les molécules y sont disposées dans une géométrie convulsive.>

*

    Sourire de loup.

    Masque de crêpe noir dans un luna-parc silencieux mais animé.
    Carnaval sobre aux couleurs camaïeux.

    Train fantôme du crépuscule dans l’ombre des allées de platanes.

    Feuillage convulsif, très sombre sur le ciel indigo, presque gris.

    Silence.

    La mer est comme une banquise.

*

    Le crépuscule aux couleurs humides et froides.
    Un crépuscule qui n’est ni la fin du jour ni le début de la nuit.
    Un crépuscule boréal.
    Qui ne se donne pas pour transitoire et qui dure le temps qu’il faudra.

    Juste assez de mauvais goût pour placer tout le reste en porte à faux et créer le déséquilibre.

    Chute vertige.
    Une sorte de mensonge béant.

    Il s’agit moins de faire croire au mensonge que de faire douter de tout.

*

Regarde, tu sors de la ville.
    Ville étrange que tu n’habites pas vraiment mais dont tu sembles plutôt vêtu.

    Te crois-tu atteindre sa périphérie ?
    Ici, ni centre ni campagne, ni citée surpeuplée ni terrains vagues, mais des ruelles calmes.

*

    Ruelles aux volets croisés, comme on croise les bras pour marquer son refus.

    Banlieue, éternellement entre ville et campagne.
    éternellement, comme l’est une terre polaire entre le jour et la nuit.

*

    Les tessons de bouteilles qui hérissaient les murs laissaient percevoir un lien qui les apparentait aux aiguilles des pins.

    Comme on dit que deux couleurs juxtaposées se reflètent.

    Souterrain continu qui relie les choses entre elles.
       Reflet sur reflet.
       Rêve dans rêve.




    (Le mythe de la caverne prend un sens particulier si à l’ombre on substitue un effet stroboscopique.)

*

    La périphérie de la ville était comme la surface d’une peau.
    Les pas ne conduisaient jamais au centre.
    Ni vers la campagne.
    Les pas qui glissaient comme des caresses.
    Les pas peut-être la modelaient.

*

    La surface d’un masque.
    Artifice du carnaval.

    Déguisement qui peu à peu devient l’unique réalité, alors que le déguisé n’est plus que le support accessoire du masque.

    Possession des masques nègres.

*

    Je marchai dans les rues sauvages.
    Le temps avait mis son masque de crêpe gris.
    Masque gris. Mardi gras. Crêpe de pleine lune.

    Sourire espiègle du joker d’un jeu de cartes qu’on appelle aussi mistigri.

    Mystique grise. Feuillage convulsif des pins. Liturgie léthargique.

    Jeu de reflet des mots, symétrique à celui des choses de l’espace.

* *
*


II




    <La notion de molécule est une vue de l’esprit ; la représentation simplifiée en terme massique de l’intensité vibratoire de la matière.
    Il faudrait la rapprocher de celle de nœuds des ondes fixes, en tant que source unique de tout phénomène massique, cinétique ou thermique.>

*

    Ruelles désertes bordées de murs bas.
    Boulevard des Neiges, Boulevard des Sables, Boulevard des Nuages, Boulevard des Vagues, Avenue des Roches...

    Ruelles dont l’appellation paradoxale de boulevard ou d’avenue semble choisie pour souligner le vide.

    Les murs sont incrustés de débris de coquillages. Le frottement les fait s’effriter en grains de sable.
    C’est un sable calcaire grossier, venu des dragues rouillées de quelque vieille sablière marine. Il tombe en poussière des murs tant il est revêche à sa miction au mortier.
    Il crisse sous les pas, s’incruste aux vêtements, et la main qui se pose le retrouve partout.

*

    L’espace devient le support d’un langage, alors que, d’une manière qui ne peut qu’être saisie contradictoirement, il devient un visage.

    Langage dont les formes spatiales épousent scrupuleusement la syntaxe, comme une parole incrustée dans les sillons d’un disque.
    Paroles incrustées qui peuvent se lire dans toutes les directions sans perdre leur ordre parfait.

    Infinité simultanée. Unité discontinue.
    Livre hérissé de verbes immobiles.

    Leur simultanéité constitue un visage, dont les traits sont autant de replis sonores et parcourables. Aspérités d’un rouleau de boîte à musique.

    Langue dont tous les mots sont verbes conjugables. S’ils ne sont conjugués, ils deviennent adverbes, jamais noms.

*

    Les rues au regard fou.

    Un visage peut être dépourvu de traits. Tels que bouche, nez, yeux... N’être pas forcément visage de l’humain, du vivant.

    Les visages se reflétaient et leurs sourires étaient devenus identiques.




    (Les anciens avaient mis des têtes d’animaux pour visage à leurs dieux. Ils auraient pu y mettre n’importe quoi d’autre ; ils auraient pu les priver de corps ; le visage aurait toujours été là.)

*

    Les visages se reflétaient et leurs sourires étaient devenus identiques.

    Sourire du mur, sourire de la branche, sourire de la porte ou de la plante grasse. (Éclats des tessons, des épines.)
    Si loin de la satisfaction ou de l’ironie, il n’a ni la bienveillance ni la béatitude des saints.

    Sourire d’Hermès, sourire de dieu indien ; sourire à la fois lunaire et mercuriel.
    Mais sourire de surface ; essentiellement recouvrant. Sourire de masque.
    Et forcé, quelque peu, dans sa décontraction contenue.

    Sourires au pouvoir étrangement enveloppant, qui recouvre sans vraiment effacer.
    Transparence de superposition. Avec un côté nettement excessif, en contraste avec sa sérénité.

    Et qui est comme une aspérité insaisissable sur son caractère de surface et de repos ; comme le sillage d’un serpent sur un étang, ou d’un crocodile dans les marais lorsqu’il ne laisse émerger de l’eau que sa tête.

    Visage de dieu antique et de carnaval baroque, qui ne laisse planer aucun doute sur sa nature illusoire.

*

    La parenté que les choses établissaient entre elles donnait à leur ensemble un aspect miroitant.
    Périphérie — transparence dans la superposition.
    Surface et reflet. Échos visuels.

    Le monde comme un diamant.
    Peut-être la tête de lecture des disques cosmiques.

*

    Les maisons ont des visages.

    Elles n’ont pas besoin pour cela, comme celles que dessinent les enfants, d’avoir deux fenêtres à la place des yeux et une porte pour la bouche.
    Leurs visages sont tangibles quelle que soit la complexion de leurs formes.

    La bouche, les yeux, le nez sont-ils nécessaires à un visage ? Je veux dire : le constituent-ils ?

    Visage est le substantif de viser, comme passage de passer ou ciselage de ciseler.

    Je ne dis pas que ces maisons ressemblent à des visages, mais que ces visages ont pris corps en ces maisons.
Miroir brisé qui garderait sur chaque éclat la totalité de l’image.

* *
*










III



    Le sourire des chiens est aux portes des maisons.
    Leurs yeux ronds ont un regard un peu fou. Une étrange illumination, au propre comme au figuré, et qui semble toujours quêter un acquiescement, chercher dans le regard de l’autre sa propre reconnaissance.


    L’indifférence les désarme.
    Leur rage de mordre n’en est plus crédible tant elle a besoin de l’approbation.
    « Je t’impressionne, n’est-ce pas ? Vois comme je suis un bon gardien. Dis-moi que c’est bien. » Demandent leurs yeux tandis que leurs gueules menacent.


    Que de doutes dans ce regard. Quelle stupeur.
    Que savent-ils de cet homme qui passe ? Que savent-ils de sa route ?
    Ce mur, du haut duquel ils feignent de prendre élan, ils ne l’ont jamais senti franchissable. Ce saut qui ne serait rien pour leurs pattes solides, leur esprit ne le conçoit pas.
    Que savent-ils de ces rues ?
    Ils attendent beaucoup du passant. Mais n’osent espérer plus.
    Ébranlant les grilles comme des épileptiques, leur cri est un appel au secours.
    Les prisonniers sont de bons gardiens.


    « Images qui passez de l’autre côté du mur, pourriez-vous le franchir, vous, ce mur qui nous sépare ? Ne passez pas si vite. N’avez-vous rien pour moi ? »
    « Si plus rien ne nous séparait, vous auriez peur n’est-ce pas ? »
    « Vous vous sentiriez une proie ? »
    « Oh surtout, il ne faudrait pas que vous soyez indifférents. »
    Demandent leurs yeux tandis que leurs gueules menacent.

*

    Où est mon chez-moi ?
    Je crois que cela ne veut plus rien dire.
    Les murs de ces maisons ne sont pas des asiles. Ils n’abritent pas. Le climat lui-même a une telle façon d’y pénétrer, qu’on ne s’y sent plus chez soi.
    Les coins d’ombre occupent ces murs avec une telle consistance qu’on n’ose plus les déranger.
    Ces murs n’isolent de rien.
    On entre, et toute la ville, le monde entier est entré aussi. Le ciel est toujours là, et le mouvement des branches…
    On n’est jamais vraiment dedans.

    Je me souviens de chez moi. Le monde restait à la porte. Un aimant aurait pu s’orienter à travers les murs. Moi, j’étais chez moi.

    Avant d’entrer on croit que la maison est dans le monde. On entre et le monde est dans la maison.

*

    La présence végétale est dense autour des maisons. Elle est sombre.
    Relief convulsif.
    Troncs des pins aux convulsions rugueuses, blancs comme les roches lacérées par la pluie.
    Citernes enfermant leurs eaux vertes.
    Fraîcheur de l’ombre.
    Sur les collines boisées demeurent de vieilles tours. (Pour quel usage furent-elles bâties ?)
    Elles semblent les pôles opposés de vieux puits qui existent encore.
    Leur parenté, où l’un se donne pour le creux de l’autre, les fait fusionner dans le souvenir. Et la fraîcheur des pierres en devient spasmatique.
    Les citernes enferment leur eau noire.


    (Les maisons sont posées au hasard sur un tapis de verdure qui les absorbe. Les hautes citernes sont comme des cornets de dés renversés.)

*

    Entre la ville et la campagne comme entre le jour et la nuit.
    Réalité vacillante comme à l’orée du sommeil. Comme une vitre transparente où se superpose un reflet.
    Où se tient exactement cette vitre sur laquelle les deux images se mêlent : la transparence et le reflet ?
    Est-ce l’iris de mon œil ?
    Ou bien un autre iris, à la surface lisse et sombre comme le fond d’un puits ?

*

    Les surfaces des rues ont des portes étranges.
    Ici de nombreuses plaques d’égout ont des barreaux à claire voie. En s’y penchant, on voit s’y réfléchir les carreaux de ciel sur l’eau noire. On y voit sa silhouette à l’envers.
    L’élimination des eaux sales ne résout pas leur mystère. (J’emploie le terme au sens ancien).
    Le mystère est leur ouverture dans la surface des rues.

*

    Tu étais sur le seuil.

    Seuil après seuil.
    Comme on passe à travers les vagues.

    Lisière.
    Comme une ride sur le front de mer.

*

    Nous ne vivons que l’espace d’un éclair.
    De ces éclairs de branchage qui déchirent le ciel.
    Les troncs semblent solides à notre évanescence.
    Pourquoi n’entendons-nous pas le tonnerre ?

*

    Eau verte des vieux bassins que bordent les roseaux et sur les murs desquels poussent des ronces.
    La vase les a envahis ; eau sale où glissent des insectes.

    Le moindre frôlement de la surface produit des rides circulaires qui vont en s’élargissant.

*

    <La propagation d’un ébranlement ne correspond pas à un transport de matière.
    Il se déplace à une vitesse constante qui ne dépend ni de sa force ni de son amplitude, mais du milieu.
    Á son passage, chaque point du milieu reproduit le mouvement de la source.>

*

    Chaque vague nouvelle submerge de son eau glacée.
    Le frisson se creuse comme un lac devant chaque mur glauque. Lisière mouvante.
    Comme un sable mouvant dans lequel on s’enliserait horizontalement par strates successives.
    Liseré de crainte.
    Le surf glisse sur les vagues comme la vie sur le rythme alterné de la respiration.
    Existe-t-il un mur du souffle ? Comme on peut dire un mur du son ?

*

    Ville étrange que tu n’habites pas vraiment, mais dont tu sembles plutôt vêtu.

    Dans la Genèse, il est dit que furent faits à Adam et à Eve des habits de peau lorsqu’ils découvrirent leur nudité.
    Doit-on le comprendre au pied de la lettre ?



* *
*




IV




    <Une particule se définit par sa masse-énergie. Et la masse comme l’énergie n’ont d’autre manifestation que vibratoire.
    Le déplacement de la vibration nécessite l’intervention d’un milieu conducteur. Ce milieu manifeste la vibration tout en ne se manifestant que par elle.
    On pourrait aussi bien dire qu’il n’existe pas que soutenir qu’il est le seul à exister vraiment.>

*

    Tout se joue ici dans les regards.
    Le regard des choses sans yeux.
    Des lunettes fumées changent profondément une physionomie. Pourtant, bien que les yeux soient cachés, elle ne l’atténuent pas.
    Visage de statue ou heaume de métal… Visage humain ou visage d’insecte… Visage de la pierre ou de l’arbre.

    Démasquer le regard familier des choses, et ne pas succomber au frisson de la double vision.
    Ôter le masque familier des regards.
    Retrouver partout le frémissement que seules, habituellement, de rares choses nous inspirent.

    Á l’inverse des lunettes de soleil que tu ôtes de la face de l’aimée, c’est l’enlèvement du regard ici qui démasque la surface opaque.

*

    La présence de cette vitre maintenant ne permet plus aucun doute.
    Á sa surface est attachée l’existence. Elle se déplace, et ce faisant, anime l’au-delà qui transparaît et l’en deçà qui s’y reflète.

    Miroir magique qui se promène, m’entraînant.
    Miroir que j’interroge.
    Comment ne reconnaîtrais-je pas mon reflet, qui est le visage unique de l’Autre ?

*

    Imaginer le lieu dépouillé de ses murs. Sauvage comme au premier jour.

    Mais les rides de l’adulte ne sont-elles pas les véritables traits de l’enfant ?

*

    Des herbes sauvages poussent sur les murs hérissés de tessons de bouteilles.
    De quelles épures ces murs sont-ils le tracé ?
    De quelles formes sont-ils l’empreinte ?

    Les pas qui croient les suivre s’étonnent d’être eux-mêmes suivis.

    Si le lieu, démasqué et sauvage comme au premier jour, se devine si bien, c’est qu’il ne fut jamais si présent que dans ces pétrifications mêmes.
    Ainsi ces pierres sont-elles aussi transparentes et précises qu’un cristal.
    Comme des habits de peau à la fois dévoilent et voilent le corps.

*

    L’arrêt du bus à l’ombre des allées de platanes.

    L’air est humide et frais. Gris vifs. La mer, au loin, est comme une banquise.
    Ou une grande surface d’asphalte humide.
    Vastes plaques de gris luisant.

*

    L’orage est l’état naturel des éléments.
    Les éléments à l’état de veille. Hors des orages ils sont comme en repos. En arrêt.
    Le calme a toujours quelque chose d’avant la tempête, et c’est cela qui fait sa densité.


    Vois les branches attentives.
    Même en plein soleil l’orage est là, dans les branches tendues.
    Plus un pays est sec, plus l’orage y est présent dans les pointes des feuilles et les tiges courbées.
    Que savent de l’eau les poissons, eux qui ignorent la soif ?


    Sais-tu ce qui, dans l’éclair, circule ainsi entre les nuages et la terre ? Et le rôle que joue le vent dans la forme des arbres ?


    Où est la plante cachée dans la graine ? Plus orageuse que les gouttes de pluie.


    Vois, il roule l’humide.
    C’est l’orage qui modèle sa forme dans la matière, et la laisse tendue comme un temps qui s’arrête.


    La graine et l’orage. La goutte et le feuillage.

*

    Les lieux fascinent.
    Ne t’y trompe pas. Le déplacement n’y est pas plus libre que dans le temps.
    Méfiance des lieux qui passent.
    L’odeur des tilleuls proches me rappelle les jardins des Alpes.

    Des lieux très forts, mais qui m’ont échappé ; qui ont glissé entre mes doigts comme des heures.

    Maintenant ils se réduisent dans cette banlieue calme, dans la fraîcheur humide du soir.
    Ils sont absents comme à un rendez-vous raté, où l’on attend sans ne plus rien penser des minutes qui suivent.

*

    Les lieux parfois t’agrippent avec une telle rapidité, une telle surprise…

    J’ai découvert très tôt cette puissance fascinatrice ; cette force de possession.

    Tu descends de voiture pour boire au ruisseau. Te voilà pris. Le lieu t’est à jamais familier et ne quittera plus ta mémoire.
    Présent dans ton esprit comme le creux d’une cicatrice.

    Protège-toi des grandes douleurs pour mieux rester sensible à ces petites coupures tellement plus lancinantes et plus riches de désespoir.

*

    Creuse et cultive les vertiges.
    (L’horrible vertige du vide, la pulsion de dégoût pour certains animaux ou pour certains contacts.)

    Si tu peux découvrir tant d’épouvante et de tension dans le vide que tu surplombes, dans le contact d’un mollusque ou d’un reptile, c’est que la source en est en toi ; tu peux la transposer intacte en toute chose.

    Apprends à retrouver la source frisson que provoque cet insecte sur ton bras dans la rétractilité des griffes du chat que tu caresses. Laisse toi sombrer en elle. Ne crains pas tant pour ta raison.
    Elle est comme un soir qui vient. Pénètre le jusqu’à son aube.

*

    Masque. Comme l’écaille transparente qui protège les yeux des reptiles.
    Rudesse immatérielle des pins.
    Masque de crêpe noir. Qui rend le regard plus opulent.

    Impasse du Bois Sacré.
    La colline était dédiée à une déesse sauvage.
    Il y a une femme dans la forêt, aux longs cheveux comme des ondes.



* *
*



V



    Il reste encore un arrêt de bus à l’ombre de l’allée de platanes.
    La rouille l’a taché.
    Les bus faisaient leur demi-tour sur la petite place.
    L’air est humide et frais.


    On ne peut pas dire « passées » pour les couleurs. L’humide rend les gris vifs.
    L’asphalte humide devient sombre et glacée. La mer est comme une banquise, ou une grande surface d’asphalte humide.
    D’où je me trouve, elle ne semble pas bouger.
    On croit y voir des plaques qui brillent d’un blanc pur.

*

    Le sol est encore trempé, et les odeurs sont devenues plus fortes.
    Les surfaces dont l’inclinaison réverbère le ciel voilé, sont d’un blanc pur. Flous, les volumes qui s’y reflètent, et leurs ombres sont plus vives.
    La luminosité est très pure, et le regard, par endroits, va jusqu’à l’horizon où le ciel blanc est éraflé de bleu manganèse très pâle.
    Sur les collines grimpent de la mer, comme poussés par ceux d’en bas, des nuages d’une parfaite blancheur.
    Les flaques sont comme un miroir brisé.

*

    Les nuages glissent comme de lourds cocons. Ils se donnent de loin pour compacts et précis.
    Mais de près, lorsqu’ils grimpent de la mer sur le flanc des collines, on voit bien qu’ils sont à peine réels.
    Pâle vapeur qui se donne pour cimes neigeuses, ils sont plus déroutants en cela que la pure hallucination.
    Leur forme dépend de si peu.
    Trop impalpables pour qu’il y ait prise sur eux, leur inconsistance est leur force.

*

    Lieux de transition. Station service tremblante sur l’asphalte chauffée.
    Odeur des poids-lourds.
    Porcs-épics de l’aube endormis sur les routes d’Ardèche.
    Croissants chauds de Sisteron, au Bar de l’Étoile, où je me suis arrêté régulièrement chaque année à la même époque, à l’heure glacée de l’aube.
    Villages du jour qui passe.
    Où les murs se teintent d’ocre rouge.
    Lieux qui passent sans nous retenir.
    Route de Névache à midi. Le casse-croûte au bord de la rivière.
    Pierres brûlantes des jardins d’où sortent les lézards immobiles.

*

    L’herbe se plie sous le hasard des pas.
    Et l’homme qui viendra, spontanément suivra ces traces.
    Alors se frayera un sentier, puis un chemin. Et sur sa lisière se traceront des propriétés, se bâtiront murs et habitations.
    Le chemin deviendra route, et rue.
    Puis, comme on efface l’épure d’un dessin, on tracera des rues plus droites et plus larges.

    Dans ces banlieues où la ville étire ses lambeaux, restent encore ces traces de sentiers.

    Se peut-il que le hasard des pas se trompe ?
    Là où le sentier détourne par sa droite un pin, subsiste, à peine perceptible, la marque de son passage à gauche.

*

    Ébauche perpétuelle du début à la fin. Comme la caresse inlassable du sculpteur.
    Empreinte fixe de la mobilité.
    Comme la poterie porte mêlée l’empreinte des mains agiles et du tour.

    (C’est ainsi que l’esprit travaille la circulation de particules en réseaux. Que ne fait-il de la circulation des hommes dans la ville ?)

    Tel le hasard, le mouvement des mains reproduit fidèlement la forme qu’il caresse.

*

    Comment retrouver ces grottes sauvages et ces forêts de chênes ?
    (Hérodote disait cette côte boisée, et peuplée de sangliers.)

    Comme je verrais bien dans ces rues des figures ricanantes de faunes.
    Je revois les cascades sous les branches. L’eau fraîche qui dort sous la voûte des arbres.

    Le mauvais goût ne rompt pas l’harmonie. Il la meut.
    Terrasse ombragée qui sent si fort la terre.
    Le pigeonnier de bois a des couleurs criardes.
    Clignotement de la lumière sur les branches rapides.
    Le vent qui siffle comme un train.

*

    Au loin, les pins sur le ciel du couchant.
    L’autre à jamais dans la trace de l’homme. Comme un ciel se reflète dans les lames d’un gouffre.

    L’autre côté du visage.
    L’autre côté de la vision. La vision retournée comme un gant, que tu enfiles.

    Tu t’en revêts, y plonges, et regarde le monde comme on ouvre les yeux sous l’eau.

*

    La vague de ta vision.
    La vague que tu traverses.

    « Ne t’attarde pas trop. Ne te laisse pas prendre. »


    « Une vague ne se noie pas », dis-tu.

*

    Rien. Nulle vitre, nul miroir.
    Rien, dans la graine. (Ouvre-la.)
    Rien dans le vent qui ne soit le vent.
    Rien, dans le sentier, que la trace des pas.
    Et le souffle toujours.
    Qu’est-ce qui l’arrêterait ?




* *
*