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Problèmes contemporains de l’écriture

Jean-Pierre Depetris



Annexe 1
Sur la notion d'auteur

Au fil des temps, les éditeurs ont récupéré à leur profit les droits d’auteur ; et derrière les éditeurs qui assument le mieux possible leur métier, se cachent de grandes entreprises commerciales qui détournent ces droits pour en faire les leurs, et très généralement au détriment des auteurs au nom desquels, pourtant, ils se justifient. J’ai cru comprendre que, loin d’aller dans ce sens qui consiste à réduire l’auteur à un employé, un porteur de livrée, un employé anonyme, le copyleft défendait davantage ses droits.

Tout d’abord, ne confondons pas un droit et une rémunération. L’un n’implique pas l’autre. Tout au plus peut-on céder ses droits contre une rémunération. Dans ce cas, ils ne sont plus les siens. C’est ainsi que la défense des droits de l’auteur devient celle de ceux à qui ces droits ont été cédés.

Quels sont ces droits ? Ils garantissent d’abord à l’auteur qu’il est le seul à décider de donner un caractère public ou privé à son ouvrage, et qu’il lui appartient de décider de la forme et des moyens de cette diffusion publique ou privée.

Ensuite, qu’on ne lui en aliénera pas la paternité, ni qu’on lui attribuera celle d’œuvres dérivées, plus ou moins éloignées de la sienne. Et, bien sûr, tous ces droits sont cessibles et négociables.


Naturellement, si l’on rend public son ouvrage, ou si on le fait seulement circuler dans un réseau privé, il est probable que d’autres en feront usage, s’en serviront à leur propre travail, s’en inspireront. On ne voit pas très bien sinon pourquoi quiconque s’adonnerait à une production intellectuelle.

À moins qu’on ne la destine à une contemplation passive et spectaculaire. Dans ce cas, on pourrait contester sa nature d’œuvre de l’esprit, et, par voie de conséquence, qu’un tel produit soit une œuvre d’auteur. (On pourrait, par exemple, s’étonner que, si tous les films sont protégés par des droits d’auteur, très peu seront identifiés comme du « cinéma d’auteur ».)

Voilà précisément où je veux en venir : on ne peut réduire le principe du droit d’auteur à une simple question de rémunération, comme on ne peut réduire le concept d’auteur à un simple principe juridique.

La notion d’auteur et d’œuvre de l’esprit sont inséparables. En quoi ? Demandons-nous d’abord ce qu’esprit signifierait, quand on le sépare du concept d’auteur, sinon cette vague notion métaphysique, ce fourre-tout usé jusqu’à la corde, imbibé de théologie et de superstition. Un travail de l’esprit, cela ne peut être qu’articuler des signes, des symboles, certes inscrits dans un quelconque dispositif matériel — ne serait-il qu’un jeu de feuilles de papier — mais les manipuler en tant que dispositif signifiant, et donc, accéder à leur signification. Or cela ne se conçoit qu’à la première personne du singulier.


Je comprends bien ce que je suis en train d’écrire, on l’espère. Toi aussi, lecteur, tu le comprends et peux me critiquer. Nous le comprenons donc. Ce « nous » ne peut cependant avoir aucune autre signification que « chacun », « chaque un », et les opérations cognitives de chacun s’accomplissent en toute indépendance de celles des autres.

Certes, nous pouvons échanger des connaissances et des idées, les critiquer, les modifier, mais nous ne le ferons « ensemble » que si cet « ensemble » signifie « chacun ». Il ne suffit pas de mettre ensemble des francophones et des anglophones pour avoir un groupe bilingue. Qui serait bilingue dans ce groupe ?

Voilà ce que suppose la notion d’œuvre de l’esprit : la première personne du singulier, et voilà aussi bien ce que signifie « auteur ». Ce qui ne veut pas dire qu’une œuvre d’auteur soit écrite à la première personne du singulier.

Sur ce point, les programmeurs viennent donner des leçons aux écrivains et aux artistes. Moi qui ne suis pas programmeur, j’observe qu’ils vont très loin dans cette voie, et que le copyleft ne fait pas du logiciel libre un produit anonyme où le « ensemble » effacerait le « chacun ».

On n’a pas assez réfléchi à toutes les raisons pour lesquelles ces « logiciels d’auteurs » étaient plus stables que des logiciels commerciaux. Ce n’est pas seulement parce que les collaborateurs peuvent être plus nombreux. Une telle raison aurait pu n’amener que du désordre, et elle en créé en fait.


Il serait instructif de se livrer à une petite expérience : on choisit dans sa bibliothèque quelques passages de différents auteurs, puis on intervertit les textes et leurs auteurs. N’est-il pas évident alors que la signification des textes en est modifiée ? (On peut se reporter à un travail du Silex paru dans À TRAVERS CHAMPS 4/5 pour s’en faire tout de suite une idée.1)

Il ne s’agit en somme que du vieux concept scolastique de connotatio. La signification de chaque terme (dénotation) est modifiée par ceux qui l’accompagnent (connotation) ; celle de la phrase, par les autres phrases, celle de l’ouvrage, par l’œuvre tout-entière.

Quand Antoine Moreau reprend le célèbre Comment devenir un hacker pour en faire Comment devenir un artiste, il y a des transferts de sens avec La Cathédrale et le bazar ou la mouvance Art libre. (La connotation n’est pas sans rapport avec le lien hypertexte et les URLs.)


Dans La Société du spectacle, G.E. Debord met en exergue :

14 Juillet 1789
– Rien.

Journal de Louis Capet

On voit bien ici comment ce « rien » n’est plus « rien » dès qu’attribué à un auteur ; dès qu’il est connoté dans le journal du roi, et intégré à la relecture de l’histoire révolutionnaire qu’est La Société du spectacle de Debord, théoricien du détournement.

Pensons encore au titre de l’ouvrage de Descartes Les Passions de l’âme, et imaginons qu’il soit celui d’un autre, du Père Lamennais, par exemple. Chaque mot prend alors une tout autre signification et nous imaginons un tout autre ouvrage.


Mais, me dira-t-on, pourquoi ne pas continuer plus loin que l’auteur, et replacer son œuvre dans un courant d’idées, une discipline, un réseau, une culture, une civilisation, voire l’humanité tout-entière ? La théorie de la relativité, par exemple, n’appartient-elle pas à toute l’humanité, et n’en est-elle pas le produit ? C’est justement l’erreur dans laquelle il vaudrait mieux ne pas tomber.

Albert Einstein a dépassé le modèle newtonien, ne fût-ce qu’en rajoutant son grain de sel au travail de nombreux autres. Je n’ai plus à refaire ses découvertes, mais je ne suis pas dispensé du nécessaire effort de les comprendre. Bref, ce n’est pas parce que « l’humanité » connaîtrait la théorie de la relativité que « je » la connais. Et surtout, sa découverte n’est pas seulement un fragment contenu dans un plus vaste ensemble qui serait la connaissance humaine. Elle en est au contraire une limite au-delà de laquelle on ne peut aller tant que quelqu’un d’autre, à son tour, ne dépassera pas son modèle.


Si mes remarques ont une portée générale, je tiens ici à les orienter sur la façon la plus pratique dont on utilise le copyleft sur le net et ailleurs. Les personnages phares du copyleft sont bien loin de s’effacer. Derrière eux, pourtant, d’autres tendent à remettre en question la nature personnelle de l’œuvre de l’esprit, à se noyer eux-mêmes et à mêler leurs œuvres dans une bouillie anonyme, à en faire, littéralement, un bouillon de culture. En agissant ainsi, loin d’aller à l’encontre d’un marché de dupes, ils y concourent au contraire, bénévolement, sans qu’on ait à les pousser, sans aucun intérêt personnel.

C’est pourtant bien un marché de la culture qui a commencé à promouvoir un tel brouet, une cacophonie faite de fragments sans cohérence, un patchwork qui ne dessine aucune figure intelligible, tout au plus une vague impression, le goût d’une époque, une mode.


Je viens d’attirer l’attention sur la parenté entre la vieille connotation et la toute jeune URL. Une URL permet à l’instant même (si la bande passante l’autorise) de nous référer à l’œuvre complète de l’auteur que nous lisons, de lui envoyer un message, de puiser aussi bien dans ses références, ses emprunts, ses voisinages. Nous sommes aux antipodes de la cacophonie de masse médiatique. Nous sommes dans l’intimité, même si cette intimité est ouverte à l’infini. Nous sommes entre toi et je. Ce n’est pas le lieu pour se fondre dans l’anonymat ou se cacher sous la célébrité.


Nous sommes à la fois dans un monde infini et chaotique, au sens mathématique, et dans un monde personnel, où l’homme, toi, moi, est la mesure de toute chose.

Et ce n’est pas contradictoire, à condition de respecter un certain sens de l’ordre. Je parle naturellement d’un ordre libertaire, et certainement pas d’un ordre hiérarchique, pyramidal ou concentrique.

Chacun a pu se faire une idée de combien le web est un ensemble en mutation et en extension perpétuelle, sans structure, et dont même les plus puissants moteurs de recherche sont incapables de faire le tour.

En les utilisant très peu, je trouve pourtant sans beaucoup de peine ce que je cherche, avec bien plus d’aisance et de vitesse que lorsque je devais fouiller dans les librairies, la presse et les bibliothèques. Depuis que j’utilise le net, un simple clic me permet de resituer une remarque dans un texte, un texte dans une œuvre, la parole de chacun dans ses dialogues avec d’autres.


Le web fonctionne comme un formidable accélérateur de l’esprit, me laissant en face d’une seule limite, la mienne, celle de mon érudition et de mes capacités cognitives. L’ordre appartient à chacun. Il lui suffit d’organiser ses URLs internes et externes. Cette organisation-là est aussi bien celle de sa propre pensée, celle de sa cohérence interne et celle de sa relation réelle avec le monde.

Le seul ordre du net est celui qui se tisse autour du seul centre qu’il connaisse : Moi. Chacun est le centre d’un réseau sans limite, qui est à la fois celui de chacun et de tous dans la mesure précisément où il n’a pas de limite.

Remarquons que le principe n’est pas une bien grande nouveauté de la vie intellectuelle, mais que de nouvelles techniques lui donnent une dimension qui n’était pas imaginable il y a une génération.


Le logiciel libre, en tant qu’il est en réalité un logiciel d’auteur, s’est révélé alors très instructif quant à la nature de l’œuvre de l’esprit.

Quels sont les principes de base de tels programmes ? Tout d’abord qu’ils sont écrits par quelqu’un qui répond à son propre besoin et à son propre usage. Il écrit donc un programme qui fait une chose et la fait bien. Naturellement, cette tâche s’inscrit dans un ensemble de tâches exécutées par d’autres programmes. Il est donc essentiel que ces programmes puissent coopérer aisément entre eux.

De tels programmes sont alors une alternative à des suites logicielles complexes, pour traiter le texte, gérer ses adresses, éditer un site, compresser des images, relever son courrier et peut-être sortir le chien, qui seront écrits par une équipe hiérarchisée pour faire des modules qui le seront aussi, facilitant la contamination des bogues. Les programmes libres laissent au contraire choisir un par un des outils spécifiques à chaque opération, convenant à mes buts et à l’esprit dans lequel je travaille, qui fonctionneront bien ensemble, qui n’utiliseront que la mémoire qui leur est nécessaire pour accomplir leur tâche. Je pourrais aussi bien ajouter à chaque programme des modules autonomes, et au besoin les écrire moi-même, sans que cela exige parfois de très grandes connaissances.


La principale qualité de ces logiciels ne tient donc pas à ce qu’ils seraient plus collectifs, au contraire, mais plus personnels. Et c’est justement parce qu’ils sont des ouvrages personnels, qu’ils sont indéfiniment associables, et qu’ils communiquent plus aisément entre eux.

Il est évident que c’est là le modèle de toute activité intellectuelle, de toute œuvre de l’esprit.


2002


Note de 2011

Ce texte a été écrit avant tous ceux qui précèdent, à l'occasion d'un débat sur la liste de diffusion Copyleft Attitude, et il a été spontanément publié sur l'ancien site V.U.L.G.U.M. On observe qu'il abordait déjà tous les thèmes.


1 Voir annexe 2.


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© Jean-Pierre Depetris 2004, 2011
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