J'ai écrit les premiers de ces essais pendant l'hiver 2002-2003 essentiellement pour moi-même, sans ordre préconçu, pour tenter de résoudre des questions au fur et à mesure qu'elles me sautaient à l'esprit. Je les ai bien aussi un peu écrits comme on prend des notes, c'est-à-dire mal, sans développer assez mes phrases et ma pensée. De nombreux paragraphes ne contiennent d'ailleurs pas plus d'une phrase. J'ai bien tenté de les corriger un peu en 2004, mais le remède se révèle parfois pire que le mal.
De cela, je m'en souvenais très bien huit ans après, c'est pourquoi j'ai longtemps considéré cet ouvrage comme un travail en cours, dût-il le demeurer éternellement. Je me souvenais moins toutefois de l'intérêt qu'il avait malgré tout. Je relis ces pages en 2011 comme si je venais de les écrire. Tout ce que j'y ai dit n'a jamais cessé d'être très proche de mon esprit à travers tout ce que j'ai écrit depuis, et je n'y trouve pas grand-chose que je pourrais qualifier de dépassé, malgré les mutations profondes et perpétuelles de leur objet.
Il n'en demeure pas moins que cet ensemble d'essais ressemble à un jeu de notes disparates qui devrait être complètement refondu, mais qui perdrait alors ce qui en fait sa qualité première : celle d'être une sorte de journal de bord. Je dois donc l'accepter tel qu'il est : un jeu de textes qui manipulent sans doute des idées complexes et profondes, et non sans une certaine rigueur, mais écrits à la sauvette, principalement portés par une sorte de vitesse acquise de la pensée, du moins pour la première partie.
Il me semble qu'en moins de dix ans, les questions que je commençais à comprendre et à résoudre se sont nettement compliquées. La principale raison de ces complications est que ces questions n'ont certainement jamais été bien comprises, du moins dans leur ensemble. Personne ne l'a d'ailleurs prétendu très sérieusement, du moins aucune personne sérieuse. Le GNU a seulement voulu résoudre les contradictions entre le libre développement de programmes et de leurs documentation, et le strict copyright pour protéger le commerce, ce qui est très bien, mais sans prendre de positions quelconque sur le travail intellectuel en général, ce qui est très bien aussi. Malheureusement, personne d'autre ne l'a fait, ce qui est moins bien et laisse le champ libre aux seuls législateurs qui, bien sûr, ne peuvent savoir, et s'en remettent donc aux groupes-d'intérêts des grands distributeurs, qui sont les seuls à profiter du vide, mais n'ont évidemment pas non plus de réponses claires, simples et efficaces, sauf, ce qui est leur raison d'être, pour défendre leurs affaires.
Un fléau de notre temps consiste à demander aux législateurs et aux juges de répondre à toutes les questions. Comment le sauraient-ils ? Leur fonction est de maintenir autant qu'il est possible en équilibre les plateaux de leur balance. Savoir ce qu'ils contiennent exactement ne relève certainement pas de leur compétence : ils doivent eux aussi se fier à d'autres, aux experts, aux coutumes, à tout ce qui se trouve en situation de donner des avis quand ils en ont besoin.
C'est aussi la faiblesse de ce qu'on appelle « le libre » : s'être arcbouté sur des questions juridiques. C'était certes la vocation du copyleft d'apporter des réponses juridiques là où la technique et le droit se trouvaient en contradiction ; mais cette contradiction n'existait qu'à partir du moment où des questions techniques avaient trouvé des réponses. Tout à commencé lorsque Stallman a voulu réécrire le code d'une pilote d'imprimante pour l'adapter à son système. Il y avait manifestement une contradiction entre d'un côté la logique de la programmation et ses besoins d'interopérabilité, et de l'autre la propriété intellectuelle, une contradiction absurde, qui allait à l'encontre des buts de chacune, qui empêchait une imprimante d'accomplir la fonction pour laquelle elle avait été conçue, et vendue.
Il n'y aurait jamais eu les solutions qu'ont été les licences GNU, ni même de contradiction avec la loi, s'il n'y avait pas eu d'abord des solutions techniques, c'est-à-dire des imprimantes et des pilotes pour assurer leur interface avec des ordinateurs. Il n'y aurait jamais eu d'intérêts commerciaux à défendre, puisqu'il n'y aurait rien eu à vendre, que de l'encre, des plumes et du papier, ni de problèmes pour s'en servir sans enfreindre de lois. (Imaginons un emballage de stylo où serait stipulée l'interdiction de copier, de plagier, de calomnier…, imaginons des papeteries et des librairies qui imposeraient de s'inscrire et de signer des décharges.) Bref, les questions légales sont complètement ancillaires. Les questions légales qui concernent la source lisible n'existeraient tout simplement pas si la source ne l'était pas.
Tout ceci est devenu suffisamment clair en matière de programmation, mais à la condition de considérer un programme comme une œuvre de l'esprit. Dans ce cas, on ne peut manquer d'étendre ce qui est vrai pour la programmation à toute œuvre de l'esprit, et c'est alors que tout se complique. En somme, avant même que toutes les ambiguïtés soient levées en matière d'usage et d'écriture des programmes, elles s'étendent déjà sur toutes les « œuvres de l'esprit », sur tout travail intellectuel.
Comme je l'ai écrit dans ces essais, le texte a été le modèle pour penser « l'œuvre de l'esprit », or, si l'on commence à entrer dans la logique du copyleft et de l'Open Source, c'est le code qui prend la place d'un tel modèle. Cela pose incontestablement une question, et celle-ci interroge bien plus que le droit. Qu'est-ce que le travail intellectuel humain à l'époque du numérique, un ou deux siècles après George Boole ?
On ne doit toutefois pas espérer une réponse claire et définitive dans ces essais, mais j'ai cependant la faiblesse de croire avoir versé des pièces décisives.
Le 29 mai 2011, Francine Laugier a écrit : J'ai commencé à lire Problèmes contemporains de l'écriture. J'ai trouvé intéressant, et même passionnant. Mais je me demande parfois à quoi sert-il d'avancer ainsi ?
Voilà le premier retour que j'ai reçu depuis que j'ai entrepris d'achever ce travail en cours. C'est une bonne question. Plus qu'une question, c'est même une observation : avancer ainsi. J'avance, donc, et d'une certaine façon, voilà qui attire l'attention sur deux notions dont l'importance demeure trop souvent dérobée : l'enquête et la méthode — l'enquête qui renvoie ici à son sens premier, débarrassé de ses connotations sociologiques, policières et journalistiques, son sens empiriste de tracer son chemin en avançant, l'Enquête sur l'entendement humain, par exemple.
J'essaie de prendre appui sur certaines bases qui paraissaient établies, et d'avancer, de tracer des parcours et de les croiser, et je les mets à l'épreuve, bien sûr, en même temps. Il y a là quelque-chose de périlleux et de tâtonnant que risque de masquer d'abord mon ton et mes affirmations qui paraîtront péremptoires ; mais on ne peut éprouver la solidité d'hypothèses que si l'on commence par les accepter comme établies.
Ces questions que j'ai empoignées pendant l'hiver 2002-2003, je n'ai pas tardé à me mettre à jouer avec, le printemps venu, dans mes Journaux de voyage à Bolgobol, et cela jusqu'en 2007. Non seulement j'ai joué avec pendant que j'en écrivais les quatre tomes, mais aussi en les éditant en ligne, puis sur papier avec la Belle Inutile jusqu'en 2009. C'est, je crois, avoir poussé l'expérimentation assez loin.
Ces expérimentations m'entrainaient évidemment à prolonger encore ma réflexion. C'est ce que j'ai fait en écrivant encore quelques essais très différents les uns des autres, et qui constituent la deuxième partie.
Il manquerait sans doute une troisième partie pour proprement terminer cet ouvrage, pour synthétiser et tirer les conclusions de ces réflexions et de ces expériences. Mais cette conclusion est impossible car tout continue, tout reste en jeu et en procès : ma propre démarche aussi bien que les programmes, les matériels, les lois, les mœurs… Absolument rien n'est acquis, rien n'est joué. Alors, avancer ainsi n'est pas le plus mauvais parti-pris. À vrai dire, il s'agit moins pour moi de terminer ce travail en cours que de passer à autre-chose.
© Jean-Pierre Depetris 2004, 2011
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