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Problèmes contemporains de l’écriture

Jean-Pierre Depetris



Propriété intellectuelle et capital

Propriété intellectuelle et invention de l’imprimerie

Le droit d’auteur a toujours été porteur d’une contradiction, ou du moins d’une ambiguïté. Son origine se confond avec celle de l’imprimerie, et il eut d’abord pour fonction de définir le plus légitimement possible ce qui revenait aux divers réalisateurs d’un livre imprimé. Au début ça ne faisait pas beaucoup de monde, puisque l’éditeur, l’imprimeur et le libraire étaient généralement la même personne, et qu’il ne restait donc plus que l’auteur ou, éventuellement, le traducteur.

Naturellement, un tel partage est indécidable. On peut aussi bien dire que l’auteur est tout, puisque sans lui il n’y aurait rien à imprimer ni à diffuser, qu’affirmer qu’il n’est rien, puisque sans impression, ce serait comme s’il n’avait pas écrit.

Cette négociation pouvait bien être laissée aux deux parties, et n’aurait pas fait question si, une fois l’accord passé, il ne s’agissait de protéger l’œuvre des autres libraires-imprimeurs. Aux premiers temps de l’imprimerie, on publia n’importe quoi au nom de n’importe qui, et il devint urgent aux yeux des autorités, de nombreux libraires et de nombreux auteurs de garantir les contrats qu’ils passaient.

C’est là qu’est l’ambiguïté du droit d’auteur. Il sert essentiellement à réguler des pratiques commerciales, mais il ne peut y parvenir sans s’embarquer dans des notions qui dépassent largement le droit, comme « génie », « œuvre » ou « esprit ». Bref, pour légiférer le commerce, il doit légiférer la vie intellectuelle. L’ancien régime avait un atout pour cela : l’arbitraire. Dans un régime de privilèges, le droit d’auteur naquit sous les traits de « privilège du roy ». La révolution bourgeoise et industrielle le changea pour le seul privilège qu’elle reconnaissait : la propriété. Le privilège du roi devient la propriété intellectuelle.

Ces questions n’ont commencé à se poser qu’avec l’apparition de l’imprimerie et ne concernèrent d’abord que l’écrit, puisque le livre fut longtemps seul, parmi tous les ouvrages de l’esprit, à pouvoir être reproduit mécaniquement. Elles touchèrent aussi l’écriture théâtrale, qui était devenue l’art majeur au dix-huitième siècle. Avec le temps, des techniques similaires à l’imprimerie ont élargi le problème de la reproduction au-delà du livre. Aujourd’hui, à peu près tout peut être reproduit industriellement.

Notons bien qu’il s’est toujours agi, jusqu’à ces dernières décennies, de légiférer sur la reproduction industrielle et commerciale. La reproduction privée ne posa pas de problème avant l’invention et la généralisation des magnétophones, et elle n’a pas d’autre rapport avec les droits d’auteurs qu’une extension de sens du verbe « copier ».

La reproduction industrielle et la valeur

L’histoire du droit d’auteur se confond donc avec celle de l’imprimerie, et en voulant légiférer sur un domaine particulier de la production industrielle, il en vient à légiférer sur la vie intellectuelle elle-même. Qu’est-ce que la production industrielle ? C’est d’abord la reproduction de marchandises à l’identique. L’industrie suppose un prototype qui puisse être reproduit à l’identique autant de fois que nécessaire. On voit ici l’intimité des liens entre imprimerie et industrie, qui sont d’autant moins visibles qu’ils sont profonds.

Le livre est sans doute le premier genre de marchandise à avoir eu besoin d’une telle forme de production. Pour la plupart des objets manufacturés, il n’est pas nécessaire qu’ils soient parfaitement identiques, et leur usage n’en est pas autrement affecté. Il est important que tous les exemplaires d’un même livre le soient, au point, par exemple, qu’on puisse se référer à des numéros de pages et de lignes.

Sans une reproduction à l’identique, le système économique correspondant à la production industrielle serait impossible. Il n’y aurait pas égalité de valeur entre les unités, donc égalité de la valeur du travail réductible à du temps de production. Cette identité des unités est le fondement de la relation précise entre temps de travail, monnaie et valeur des marchandises.

Si l’usage d’objets manufacturés n’implique pas que toutes les unités produites soient identiques, leur valeur d’échange peut l’exiger. Le système économique sur lequel repose la production industrielle l’exige. Sinon aucune équivalence ne serait possible entre la valeur d’une marchandise et le temps socialement nécessaire à la produire. C’est la clé d’une transformation perpétuelle entre monnaie, temps de travail et marchandises.

Ces relations sont devenues de plus en plus précise au fur et à mesure du développement industriel. Elles en sont à la fois la conséquence et les prémisses. Le mode de production a besoin d’anticipations toujours plus précises sur le marché de la main d’œuvre, des matières premières, de la monnaie et des moyens de production. Et comme il en a besoin, il tente de le réguler toujours plus.

Le mode de production industriel repose donc sur la reproduction à l’identique, on pourrait dire le clonage, d’un prototype en une quantité variable d’unités. Cette reproduction est de plus en plus optimisée, rationalisée, automatisée.

Les théories économiques nous ont habitué à identifier plusieurs éléments dans ce procès : les matières premières, le travail vivant, les moyens de production et les marchandises. Nous avons aussi deux types d’acteurs : les propriétaires des matières premières, des moyens de production, des marchandises, c’est à dire des capitaux, et les travailleurs qui ne possèdent que leur force de travail (voire aussi des capitaux qu’ils posséderaient par ailleurs et qu’ils investiraient dans le procès de production).

Au cours de l’évolution, la propriété des matières premières, qui se réalise principalement dans la rente foncière, a perdu son importance, d’abord décisive, au profit de la propriété des moyens de production : le capital industriel.

La conception et la reproduction

On a cru aussi deviner une troisième phase, postindustrielle, où un capital financier prendrait le pas sur le capital industriel, mais ce serait oublier l’essentiel : le prototype, le modèle cloné autant de fois que nécessaire. Si toute la rationalisation du procès industriel tend à faire croître la production, et donc à baisser la quantité de travail qui lui est nécessaire, la valeur du modèle original doit alors croître en proportion. Dans la production artisanale, la véritable richesse est dans les mains du bourgeois artisan qui maîtrise son métier et en possède les secrets, ou sinon, chez celui qui possède les matières premières, c’est à dire la terre. Dans la production industrielle, la richesse est toujours, et toujours plus, dans les mains de celui qui possède son métier et qui en connaît les secrets, mais ceux-ci servent surtout à concevoir le modèle original, le prototype, et bien moins à en produire les unités.

Pour l’imprimerie, l’évolution de toutes les techniques qui contribuent à la réalisation d’un livre a fait baisser le travail nécessaire à toutes les étapes, de l’abattage des arbres à la distribution des ouvrages. La seule tâche qui ne soit pas compressible, ni, de toute façon, aisément réductible à du temps de travail, est celle qui consiste à écrire le livre.

Même si un ordinateur apporte une aide sensible à l’écriture, celle-ci ne devient pas un travail très différent de celui qu’il était avant même l’invention de l’imprimerie. Tout au plus permet-il à l’auteur d’assurer lui-même une part du travail qu’il abandonnait avant à d’autres, comme la mise en page et l’édition.

Ce qui s’observe dans l’imprimerie est plus évident encore dans l’industrie informatique. Une fois qu’un programme a été conçu, son clonage ne coûte rien ou presque. S’il est commercialisé en ligne, il ne générera que des frais comptables. Dans ce cas, ou bien il ne trouve pas assez de clientèle pour payer le travail qui a été nécessaire pour le concevoir, ou bien, s’il y parvient, presque tout le chiffre d’affaire deviendra ensuite du bénéfice. Aussi n’est-il pas rare, après une période de vente relativement courte, que des produits assez chers ne soient même pas soldés, mais gratuitement offerts avant même d'être devenus obsolètes.

Le capitalisme conceptuel

Le capital industriel cèderait alors plutôt le pas à un capital conceptuel, ou un capital intellectuel, dans lequel la propriété intellectuelle deviendrait la forme principale de propriété, celle qui rapporterait le plus. Reste à savoir, bien sûr, qui cette propriété enrichit réellement ; et si la propriété intellectuelle est bien destinée à être davantage celle de travailleurs intellectuels que la propriété industrielle fut celle des travailleurs industriels.

Le travail de conception a longtemps été marginal dans l’économie, voire ignoré. Le statut du travail a lui-même complètement changé depuis les travaux de Ricardo, de Marx et de leurs successeurs. Le travail vivant était jadis un capital variable. En clair : s’il n’y avait pas de travail effectué, il n’y avait pas de salaire. Aujourd’hui, la main d’œuvre fait partie du capital fixe. Qu’ils produisent ou non, les salariés doivent être payés, et les licencier peut revenir assez cher.

Le salarié est en quelque sorte propriétaire de son emploi plus que de sa force de travail et, par cela, vassal de son employeur. En termes féodaux, il achète une charge en échange de sa subordination.

Quand un constructeur d’automobiles produit un nouveau modèle, la quantité d’unités produites n’affectera pas beaucoup la masse salariale, contrairement au dix-neuvième siècle, guère davantage que le coût fixe des installations et des moyens de production. Le salariat, passé dans le capital fixe, n’enrichit pas considérablement la production, sauf à se solder en licenciements.

Ce sont donc principalement les matières premières qui varient en proportion des quantités d’unités produites. À partir d’une certaine quantité, les coûts fixes sont couverts ; au-delà, les bénéfices adviennent et sont principalement proportion des matières premières.

Qu’est-ce qui détermine alors, en dernière instance, que le seuil de rentabilité soit dépassé ? Le modèle, le prototype, le concept, impliquant en lui-même le procédé mis en œuvre pour le reproduire. Jamais dans l’histoire, le travail de conception n’avait eu une importance aussi décisive. Quand le modèle est conçu, au fond, tout est joué. Si les capitaux sont réunis pour la reproduction, plus rien n’interviendra sensiblement sur le succès ou l’échec.

En somme le procès capitaliste se joue en amont de la production industrielle. C’est ce qui alimente l’idée d’un capitalisme financier — expression trop proche du pléonasme pour être honnête — ou d’un nouveau secteur. Les trois secteurs traditionnels de l’industrie — primaire (matières premières), secondaire (transformation) et tertiaire (services et distribution) — pourraient bien alors avoir ouvert le champ à un quatrième. Il n’est cependant pas ce qu’on voudrait qu’il soit. Si le procès se joue en amont, il ne se joue donc pas en aval, dans le commerce, la vente, l’investissement, et moins encore dans les services, l’information, la communication… Il n’est donc pas un quatrième secteur, un prétendu quaternaire. Il est devenu le premier, le véritable primaire : la conception et la recherche, qui deviennent le secteur le plus productif du capital.

Ce secteur est bien à la source, comme l’ancien primaire, puisque même les matières premières deviennent toujours plus des produits de la technique : OGM, énergie atomique, nouveaux matériaux… La propriété intellectuelle tend à devenir la forme dominante de la propriété, et il est évident que les petits problèmes de copies privées illicites sont le paravent pour des questions d’une importance bien plus considérable.

Ce secteur qui a échappé longtemps au capitalisme en devient aujourd’hui le cœur. Naturellement, il ne s’agit que d’une tendance. La révolution industrielle n’avait pas aboli la rente foncière, et l’on sait l’importance qu’elle conserve à travers seulement la rente pétrolière. Ce n’est pas non plus demain que toute la production des biens et des services se fera en lançant seulement un programme.

Les gains de productivité tendent indéfiniment à réduire la quantité de travail industriel nécessaire à la production, alors qu’une part croissante de l’investissement se tourne vers la propriété de brevets et de licences. Cela devrait au moins conduire à se demander si la notion de propriété appliquée au travail intellectuel est plus heureuse que celle de privilège d’où elle tire son origine.

Le droit d’auteur fondement de la propriété

Revenons maintenant au droit d’auteur dans son acception historique qui le lie au livre et à l’imprimerie. Ce droit, ou du moins les coutumes de la profession, pourraient s'occuper plus précisément de la chose écrite avant celle imprimée. On pourrait avoir la coutume, par exemple, de décrire un livre par le nombre de signes par ligne et de lignes par page. C'est assez facile même sans outils numériques. On pourrait aussi relever le nombre moyen de mots par phrase, de phrases par paragraphe… et tout cela qu'il soit imprimé ou non. Une telle idée est moins étrange qu'elle peut paraître d'abord, dans la mesure où certains textes sont plus lisibles quand les lignes contiennent peu de signes, alors que d'autres ne doivent pas être hachés en trop de pages.

Une conception aussi précise, pour claire qu’elle soit, ferait échouer le droit dans ses intentions. Il suffirait en effet de changer seulement quelques signes pour justifier que le livre modifié soit une nouvelle œuvre, et le modificateur, un nouvel auteur.

Si l'on élargit une telle conception de l’œuvre de l’esprit, jusqu’où pourra-t-on le faire ? Comment distinguer d’une œuvre une autre dérivée, ou complètement originale ? Ne cherchons pas. Le droit en est incapable. Il ne peut que s’en remettre à une jurisprudence prenant appui sur les mœurs de la vie intellectuelle. Là seulement, on sait distinguer un plagiat d’une œuvre, d’une pensée ou d’une invention originale, et on n’a généralement pas besoin de tribunaux pour cela. Cette vie intellectuelle est d’ailleurs toute faite d’emprunts et de références.

Le droit d’auteur n’est pas fait pour trancher des querelles de plagiats entre auteurs. Il ne sait pas le faire, et on ne le lui demande pas sérieusement. Comme je l’ai déjà dit, sa fonction principale consiste à légiférer la reproduction industrielle et commerciale. Ce n’est qu’à partir d’elle qu’il peut décider si les droits cédés à l’un ne sont pas mis en cause par l’usage d’un autre, et c’est une tout-autre question que celle de l’influence ou du plagiat. En somme, l’imprécision de sa notion d’œuvre de l’esprit est compensée par un autre aspect qui la rend plus pondérable. Cette « œuvre de l’esprit » est considérée comme un travail qui participe à la réalisation d’une marchandise précise, et il est alors possible de décider si le même travail participe ou non à la valeur d’une autre marchandise. Sinon on ne verrait pas bien pourquoi une critique littéraire serait une œuvre originale, et pas une adaptation cinématographique par exemple.

La privatisation de l’esprit

Le livre est justement l’archétype de la production industrielle moderne ; il suppose un travail essentiel de conception et un travail de reproduction qui lui fait suite. Le travail de reproduction est relativement contingent à celui de conception, puisqu’on préfère généralement un bon livre mal imprimé qu’un ouvrage de bibliophile sans intérêt. D’autre part, la logique, les objectifs ou la nécessité qui ont conduit à réaliser l'ouvrage sont généralement distincts, si ce n'est étrangers à la recherche de bénéfices tirés de la vente des unités.

Par exemple, s’il est logique pour qui, comme Luther et Gutenberg, ont le dessin de diffuser la Bible en langue vernaculaire, de vendre des livres, il leur paraîtrait sans doute absurde de traduire et diffuser la Bible dans le seul but de vendre des livres.

En soumettant la conception à la reproduction, et donc au procès commercial, le mode de production industriel fait de la rentabilité économique un système complètement dénué de but, à tel point qu’on ne peut croire à sa réelle autonomie. Le profit n’est jamais qu’un moyen de réaliser des objectifs, des objectifs égoïstes et privés peut-être parfois, mais aussi et surtout des objectifs publics, sociaux, politiques. Le mode de production, imposant des collaborations toujours plus large avec des conséquences qui le sont plus encore, politise en quelque sorte les sociétés, fonde même l’idée moderne de politique.

Dans l’ancienne société féodale, la liberté était dans l’échange privé fondé sur la libre négociation, face à la propriété foncière qui était alors le socle de la domination. Le féodalisme moderne repose, lui, sur l’appropriation des connaissances et des techniques. L’idée centrale du féodalisme moderne est que les connaissances humaines n’appartiennent pas à l’humanité, contrairement — ce qui est nouveau — aux ressources naturelles.

Que conclure précisément de ce qui précède ? Je crois qu’il est plus avisé de laisser le maximum de questions ouvertes. Je retiendrai surtout que toute production tend à devenir celle d’œuvres de l’esprit, et que celle-ci est appropriable en tant que telle. Aussi les notions d’auteur et de propriétaire deviennent d’autant plus floues qu’elles sont plus liées.

On y trouvera en tout cas un fil qui relie les grandes dissensions contemporaines : celles qui concernent les OGM et la génétique en général, la question des médicaments génériques et le droit à la santé pour toute la planète, le copyleft et les résistances aux brevets, aux politiques sécuritaires et au contrôle de l’information et de la vie privée, etc.


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© Jean-Pierre Depetris 2004, 2011
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