À Bandar‘alam

Jean-Pierre Depetris, juin 2018.

Sur le départ

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Carnet vingt-cinq - Sur le départ

La cuisine et l’amour

Je me réjouis de retrouver bientôt l’ail et les olives. Ce sont des denrées rares et exotiques ici, comme les oignons et les tomates. Je regretterai de ne plus trouver d’insectes, même dans la nature peut-être, de ceux qui venaient s’écraser sur les pare-brise dès que tombait le crépuscule.

La cuisine de Raya va bien me manquer elle aussi. Les femmes ont une bien intéressante façon de cuisiner, toutes les femmes, bien différentes de la nôtre, les hommes, même si nous savons être d’excellents cuisiniers, souvent bien meilleurs. Nous ne savons pas faire à manger avec amour. J’en suis personnellement incapable. Je cuisine comme je ferais de la chimie, ou de la musique, de la peinture, ou comme j’écrirais des vers…, c’est-à-dire sans amour. Je suis captivé par les saveurs comme je le serais par des tons, des luminosités et des formes, des accords, des entrelacs d’harmonies, des morphèmes, des sèmes et des phonèmes, mais ce n’est pas de l’amour ça, ce n’est même pas du don.

Quand on regarde un homme ou une femme devant un fourneau, la différence est perceptible nettement. Là, les saveurs sont adressées. Oui, c’est cela, l’adresse des saveurs. Je ne parle pas ici bien sûr d’une triviale pulsion de nourrir, et je me fiche un peu de savoir si l’une entretiendrait l’autre.

Je m’en suis aperçu en regardant travailler Raya. Il y a quelque-chose du dialogue dans sa façon de cuisiner. On sent en elle comme un plaisir épistolaire. Oui, quelque-chose de la parole, l’adresse. Jamais chez moi. Chez moi, c’est plutôt de l’exploration, de la recherche et de la découverte. J’explore le monde, sa matière, ses matériaux.

Même quand j’écris un poème, je suis plus dans l’exploration que dans la communication. C’est le monde qui m’intéresse.

Et pourtant, je sais que Raya apprécie ma cuisine, même ma cuisine littéraire. Elle apprécie le monde que je lui fais goûter. Il a la saveur certaine du réel. Mais la touche d’amour qu’elle lui ajoute n’est pas rien non plus. Elle réchauffe et réjouit le cœur.

Pour autant, personne ne saurait dire quel est le regard le plus beau, de celui perdu dans une contemplation qui t’ignore, ou de celui qui t’est adressé. Il est probablement un point de l’esprit où ces deux regards se croisent, peut-être là où les peaux se touchent.

Devinettes

– Tu connais la devinette de la nappe de nénuphars qui double de surface tous les trente-trois jours ? Sachant qu’elle en a mis deux-cents-quatre-vingt-dix-sept pour recouvrir la moitié de la marre, combien lui en faudra-t-il encore pour en couvrir la totalité ?

– Oui, on me l’a déjà posée, quoique avec d’autres données. Trente-trois jours.

– Celui qui ne la connaîtrait pas pourrait trouver immédiatement la réponse dans l’énoncé. Il se peut aussi qu’il entame un calcul avant de l’obtenir.

– Ce fut mon cas.

– Alors, voilà une nouvelle devinette : lequel des deux, celui qui voit la solution sans calcul, ou celui qui l’obtient en comptant, a-t-il le plus l’esprit mathématique ?

Parabole de l’âne et du bâton et du chariot métallique et de l’aimant

Saad m’a posé cette double devinette avant mon départ au cours de notre conversation lors de mon dernier passage à Saim-Yang. La seconde question est indécidable. J’ai tendance à penser que l’intuition peut constituer un obstacle à l’esprit d’analyse nécessaire à la déduction. Il m’arrive même parfois de m’agacer à trouver des réponses avant que je ne sache seulement comment décomposer les questions.

J’ai conté à Saad ma petite parabole de l’âne et du chariot métallique, inspirée de Wittgenstein, notée dans ma Suite sur le fonctionnement Réel de la Pensée.

Je n’ai jamais pu m’assurer qu’un âne avancerait pour attraper la carotte attachée devant ses yeux. J’imagine qu’il ébaucherait au moins quelques pas avant de comprendre. Pourrait-on alors en conclure qu’un chariot comprendrait immédiatement que l’aimant avance avec lui ? Non. Et dans ce cas, ne devrait-on pas dire que « comprendre » et « immédiatement » sont deux termes contradictoires ?

Je serais tenté de modérer cette parabole que j’avais notée au siècle dernier, en songeant qu’un musicien effectue sans le savoir des opérations mathématiques complexes. En fait, c’est « sans le savoir » qui ici pose question.

« On est en droit de se demander jusqu’à quel point les mathématiques s’identifient à leur notation. » Voilà ce que m’a objecté Saad. « Un musicien qui compose sait bien ce qu’il fait, même s’il ne sait pas écrire ou lire une partition, comme ceux que tu aimes le mieux. La musique n’est pas seulement notation musicale ; et qu’y a-t-il de différent si l’on dit notation mathématique ? Et n’y aurait-il qu’une sorte de notation mathématique, ou musicale ? Une seule forme de notation adéquate ?

Je sais que Saad pensait beaucoup à son propre travail actuel en conversant avec moi, bien qu’il n’y eût fait aucune allusion directe. J’ai craint qu’il ne s’embourbât dans un tel cheminement d’idées, qui demande des approches plus pratiques, physiques ; il ne serait proprement accessible qu’à l’expérience manuelle.

« Je t’entends bien », m’a répondu Saad en me montrant de la tête sa nouvelle cithare électronique en face de son bureau devant la porte-fenêtre qui ouvre sur le jardin.

De l’étirement et du rétrécissement de l’espace

On trouve beaucoup de figuiers de barbarie dans les ruelles de Bandar‘alam. Le figuier de barbarie est un cactus, un simple cactus, qui ne donne pas vraiment des fruits semblables aux figues, et dont les longues épines rendent malcommodes la cueillette. Pire encore sont les épines minuscules qui poussent en touffes sur la prétendue figue. Elles ne font que quelques millimètres, et se détachent facilement. Avec leurs microscopiques écailles en forme d’hameçons, elles pénètrent la peau, et se cassent en menus morceaux quand on cherche à les retirer. Le figuier de barbarie donne des fleurs aussi, dont la corolle se dessèche pendant que la figue mûrit.

On trouve également de vrais figuiers dans les ruelles de Bandar‘alam. Leurs branches qui débordent les murs bas des jardins, offrent généreusement leurs fruits au passant.

Il n’y a pas de rues droites dans la vieille ville. Cela n’a rien d’étonnant sur les flancs d’une colline escarpée, mais on pressent quand même un certain goût de l’arabesque urbaine chez les premiers habitants. Je crois qu’il aurait été possible de tracer des voies plus directes et pas plus raides s’ils n’avaient pas eu un penchant pour le labyrinthe. Même au-delà des quartiers pentus, dans la plaine côtière après les ports, les rues continuent de zigzaguer à plaisir.

Le sens de l’espace en est bien souvent bouleversé. Les rues tordues trompent la perspective. Quand on les emprunte pour la première fois, le trajet paraît plus long en surprenant et en alimentant le regard par des détails toujours renouvelés. Puis en s’y habituant, les distances semblent se compacter, au contraire des voies où la vue porte loin devant soi.

Quand un trajet commence à me paraître sensiblement plus court, je sais qu’il est temps que j’en change. Il ne semble pas alors seulement s’allonger, il s’allonge objectivement en proportion de ce que je m’y perds.

La question du mal

La douleur, la peur, la vieillesse et la mort ont moins d’importance qu’on ne leur en prête. Ce sont des choses qui ne changent pas, toujours présentes à nous accompagner comme si elles étaient notre ombre, elles n’en ont pas plus d’existence. Elles se font vite oublier dès qu’elles cessent de nous tourmenter. Je sais avoir eu très mal aux dents, mais la douleur même, je ne m’en souviens plus.

Nos jouissances sont différentes. Elles nous ont tant imprégnés qu’elles ne s’effacent plus. L’odeur des poiriers du jardin, le bruit de la fontaine quand j’y buvais dans la paume de mes mains, le goût du tabac gris qui devenait si particuliers les jours de pluie, je ne les oublierai pas. C’est de quoi est faite la densité de la vie réelle, son habitacle.

Tous cela est différent d’une boîte de vieilles photos ou d’un enregistrement vidéo ; quoi qu’un enregistrement vidéo, ce ne soit pas rien ; il n’est qu’à songer à ce que nos contemporains payent pour des écrans géants en très haute résolution, aux orgies d’équipements, de câblages, de satellites et d’énergie auxquels ils consentent.

Non, nos réelles jouissances n’ont pas besoin de telles quincailleries pour se faire et demeurer réelles. La même expérience intime et physique s’y maintient et se poursuit. « Quand je pense à Fernande, je bande, je bande… » chantait le poète.

La peur, la douleur, la vieillesse et la mort n’ont de force que celle qu’elles empruntent à ces impressions vivaces dont elles nous font éprouver la cessation. Mais elles ne les effacent pas ; elles les recouvrent seulement. « Un peu profond ruisseau calomnié, le Styx », chantait l’autre poète.

Il n’est rien qui rappellerait davantage la douleur, la peur, la vieillesse et la mort que remplir son propre dossier de retraite. Le remplir est encore un autre jeu qui consiste à recouvrir les impressions vivaces, à les enfouir sous la comptabilité des pitoyables occupations auxquelles on aura sacrifié un temps considérable et qui aurait pu être mieux employé. On en éprouve le désir salubre, quoique bien vain, de jeter ce dossier à la figure du premier bureaucrate venu.

Il y est explicite que c’est à l’aune de ce temps perdu que vous est octroyé le droit le continuer à vivre. Ce n’est même pas un dédommagement, c’est plutôt une récompense. En vérité, c’est un « droit », vous « avez des droits », c’est-à-dire des subsides. Ces « droits » vous sont ouverts non pour ce que vous auriez fait de mieux, en dérobant votre temps au sommeil, à vos frais, et souvent à vos risques et périls, mais pour ce que vous préféreriez n’avoir pas fait, activités généralement stupides, au mieux stériles, et le plus souvent nuisibles.

Les actes stupides, stériles ou nuisibles génèrent de mauvaises pensées, c’est connu, ne serait-ce que pour les justifier ; et rien n’éteint mieux le goût de la vie que les mauvaises pensées. La reproduction du capital est le plus terrible générateur de mauvaises pensées. Les mauvaises pensées, c’est terrible, elles vous submergent, vous habitent et vous changent de l’intérieur. Elles font faire le malin, mettent en compétition, font donner le change, chercher des protecteurs, s’assurer un pouvoir sur les hommes, et non avec eux sur les choses, cacher honteusement ses faiblesses, s’accommoder à obéir…, enfin, tout ce qu’on apprend à l’école.

Un Hadith m’a beaucoup aidé quand je remplissais mon dossier et que je revenais pas-à-pas sur les compromis que j’ai dû passer pour croûter : « Une mauvaise pensée n’est pas un péché, ne pas céder à une mauvaise pensée est une bonne action. » Le malheur est qu’on se souvient très bien de ses mauvaises pensées, mais beaucoup moins si l’on y a cédé ou pas.

Ce fut une épreuve, de celles dont tentèrent de témoigner les fresques égyptiennes de la pesée du cœur. J’en ai même rêvé de la gueule effrayante d’Anubis et de son haleine fétide de grand chien.

Le plus terrible est que tu ne peux te mentir, et pourtant que tu essaies. Tu sais que les taches du monde, tu dois bien en assumer ta part, les vices des autres n’en sont pas seuls la cause. Évidemment chacun a ses raisons, ses besoins et ses nécessités. Tu craindrais que la sévérité de tes jugements ne se retourne contre toi. Tu croirais que l’indulgence dont tu ferais preuve te serait rendue – mais par qui ? Nous cherchons à nous mentir, et il vaut mieux y renoncer, car c’est ce qui nous empêche d’y voir clair ; de découvrir que nous cédons moins aux mauvaises pensées, qui ne sont souvent même pas les nôtres, que nous croyons nous en souvenir.

L’expérience est malgré tout une épreuve. On en garde l’impression d’avoir traversé le jugement dernier avant d’être mort.

De la surface des choses

Le drapeau français est sans doute le plus atroce de toute la planète. Ces trois bandes verticales, bleue, blanc et rouge, sont un affront au regard. Elles auraient été horizontales, comme dans le drapeau russe, elles auraient été moins agressives. Il faut dire qu’en matière d’agressivité, l’hymne national bat aussi des records : Aux armes, etc, qu’un sang impur abreuve nos sillons.

Les Gilets Jaunes arborent le drapeau tricolore et beuglent l’hymne national. Je dois confesser aussi que je déteste la couleur jaune. Comme le disait un célèbre couturier appelé à encourager les automobilistes à se munir de tels gilets, « c’est laid, ça ne va avec rien, mais ça peut vous sauver la vie ».

Comment pourrais-je soutenir des gens qui font preuve d’un tel mauvais goût, et qui de surcroît n’ont rien trouvé de mieux pour se coordonner que des pages FaceBook, malgré le soutien actif du Parti Pirate ? Même pas Google+, plus souple, plus transparent, permettant de s’échanger plus efficacement des documents de travail. Et pourquoi pas alors tout simplement Yandex, mieux compatible avec les programmes Linux, et bien plus indépendant de la NSA ?

Si encore seulement le drapeau était cyan, blanc, magenta ; si les gilets étaient saumonés ou terre de sienne ! Ce ne serait pourtant pas grand-chose. Les paroles de la Marseillaise, en vérité, ne me déplairaient pas, si seulement la musique était réarrangée par Nattali Rize.

Comment se mêler ni ne pas se mêler à un mouvement qui ouvre tant de possibles et affiche une telle apparence ? J’ai déjà envie de repartir avant même d’être arrivé.

Je m’arrêterais stupidement à des détails superficiels ? Eh bien voilà qui serait déjà plus intelligents que les critiques des commentateurs habituels. Qui donc a dit qu’il n’est rien de plus profond que la surface ?





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© Jean-Pierre Depétris, juin 2018 - avril 2029

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Adresse de l’original : http://jdepetris.free.fr/Livres/livre_18/




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