Propriété intellectuelle et invention de limprimerie
Le droit dauteur a toujours été porteur dune contradiction, ou du moins dune ambiguïté. Son origine se confond avec celle de limprimerie, et il eut dabord pour fonction de définir le plus légitimement possible ce qui revenait aux divers réalisateurs dun livre imprimé. Au début ça ne faisait pas beaucoup de monde, puisque léditeur, limprimeur et le libraire étaient généralement la même personne, et quil ne restait donc plus que lauteur ou, éventuellement, le traducteur.
Naturellement, un tel partage est indécidable. On peut aussi bien dire que lauteur est tout, puisque sans lui il ny aurait rien à imprimer ni à diffuser, quaffirmer quil nest rien, puisque sans impression, ce serait comme sil navait pas écrit.
Cette négociation pouvait bien être laissée aux deux parties, et naurait pas fait question si, une fois laccord passé, il ne sagissait de protéger luvre des autres libraires-imprimeurs. Aux premiers temps de limprimerie, on publia nimporte quoi au nom de nimporte qui, et il devint urgent aux yeux des autorités, de nombreux libraires et de nombreux auteurs de garantir les contrats quils passaient.
Cest là quest lambiguïté du droit dauteur. Il sert essentiellement à réguler des pratiques commerciales, mais il ne peut y parvenir sans sembarquer dans des notions qui dépassent largement le droit, comme « génie » ou « uvre de lesprit ». Bref, pour légiférer le commerce, il doit légiférer la vie intellectuelle.
Lancien régime avait un atout pour cela : larbitraire. Dans un régime de privilèges, le droit dauteur naquit sous les traits de « privilège du roy ». La révolution bourgeoise et industrielle le changea pour le seul privilège quelle reconnaissait : la propriété. Le privilège du roi devient la propriété intellectuelle.
Ces questions nont commencé à se poser quavec lapparition de limprimerie et ne concernèrent dabord que lécrit, puisque le livre fut longtemps seul, parmi tous les ouvrages de lesprit, à pouvoir être reproduit mécaniquement. Elles touchèrent aussi lécriture théâtrale, qui était devenue lart majeur au dix-huitième siècle. Avec le temps, des techniques similaires à limprimerie ont élargi le problème de la reproduction au-delà du livre. Aujourdhui, à peu près tout peut être reproduit industriellement.
Notons bien quil sest toujours agi, jusquà ces dernières décennies, de légiférer sur la reproduction industrielle et commerciale. La reproduction privée ne posa pas de problème avant linvention et la généralisation des magnétophones, et elle na pas dautre rapport avec les droits dauteurs quune extension de sens du verbe « copier ».
La reproduction industrielle et la valeur
Lhistoire du droit dauteur se confond donc avec celle de limprimerie, et en voulant légiférer sur un domaine particulier de la production industrielle, il en vient à légiférer sur la vie intellectuelle elle-même.
Quest-ce que la production industrielle ? Cest dabord la reproduction de marchandises à lidentique.
Lindustrie suppose un prototype qui puisse être reproduit à lidentique autant de fois que nécessaire. On voit ici lintimité des liens entre imprimerie et industrie, qui sont dautant moins visibles quils sont profonds.
Le livre est sans doute le premier genre de marchandise à avoir eu besoin dune telle forme de production. Pour la plupart des objets manufacturés, il nest pas nécessaire quils soient parfaitement identiques, et leur usage nen est pas autrement affecté. Il est important que tous les exemplaires dun même livre le soient, au point, par exemple, quon puisse se référer à des numéros de pages et de lignes.
Sans une reproduction à lidentique, le système économique correspondant à la production industrielle serait impossible. Il ny aurait pas égalité de valeur entre les unités, donc égalité de la valeur du travail réductible à du temps de production. Cette identité des unités est le fondement de la relation précise entre temps de travail, monnaie et valeur des marchandises.
Si lusage dobjets manufacturés nimplique pas que toutes les unités produites soient identiques, leur valeur déchange peut lexiger. Le système économique sur lequel repose la production industrielle lexige. Sinon aucune équivalence ne serait possible entre la valeur dune marchandise et le temps socialement nécessaire à la produire. Cest la clé dune transformation perpétuelle entre monnaie, temps de travail et marchandises.
Ces relations sont devenues de plus en plus précise au fur et à mesure du développement industriel. Elles en sont à la fois la conséquence et les prémisses. Le mode de production a besoin danticipations toujours plus précises sur le marché de la main duvre, des matières premières, de la monnaie et des moyens de production. Et comme il en a besoin, il tente de le réguler toujours plus.
Le mode de production industriel repose donc sur la reproduction à lidentique, on pourrait dire le clonage, dun prototype en une quantité variable dunités. Cette reproduction est de plus en plus optimisée, rationalisée, automatisée.
Les théories économiques nous ont habitué à identifier plusieurs éléments dans ce procès : les matières premières, le travail vivant, les moyens de production et les marchandises. Nous avons aussi deux types dacteurs : les propriétaires des matières premières, des moyens de production, des marchandises, cest à dire des capitaux, et les travailleurs qui ne possèdent que leur force de travail (voire aussi des capitaux quils posséderaient par ailleurs et quils investiraient dans le procès de production).
Au cours de lévolution, la propriété des matières premières, qui se réalise principalement dans la rente foncière, a perdu son importance, dabord décisive, au profit de la propriété des moyens de production : le capital industriel.
La conception et la reproduction
On a cru aussi deviner une troisième phase, postindustrielle, où un capital financier prendrait le pas sur le capital industriel, mais ce serait oublier lessentiel : le prototype, le modèle cloné autant de fois que nécessaire.
Si toute la rationalisation du procès industriel tend à faire croître la production, et donc à baisser la quantité de travail qui lui est nécessaire, la valeur du modèle original doit alors croître en proportion.
Dans la production artisanale, la véritable richesse est dans les mains du bourgeois artisan qui maîtrise son métier et en possède les secrets, ou sinon, chez celui qui possède les matières premières, cest à dire la terre. Dans la production industrielle, la richesse est toujours, et toujours plus, dans les mains de celui qui possède son métier et qui en connaît les secrets, mais ceux-ci servent surtout à concevoir le modèle original, le prototype, et bien moins à en produire les unités.
Revenons à limprimerie. Lévolution de toutes les techniques qui contribuent à la réalisation dun livre a fait baisser le travail nécessaire à toutes les étapes, de labattage des arbres à la distribution. La seule tâche qui ne soit pas compressible, ni, de toute façon, aisément réductible à du temps de travail, est celle qui consiste à écrire le livre.
Même si un ordinateur apporte une aide sensible à lécriture, celle-ci ne devient pas un travail très différent de celui quil était avant même linvention de limprimerie. Tout au plus permet-il à lauteur dassurer lui-même une part du travail quil abandonnait avant à dautres, comme la mise en page et lédition.
Ce qui sobserve dans limprimerie est plus évident encore dans lindustrie informatique. Une fois quun programme a été conçu, son clonage ne coûte rien ou presque. Sil est commercialisé en ligne, il ne générera que des frais comptables. Dans ce cas, ou bien il ne trouve pas assez de clientèle pour payer le travail qui a été nécessaire pour le concevoir, ou bien, sil y parvient, presque tout le chiffre daffaire deviendra du bénéfice. Aussi nest-il pas rare, après une période de vente relativement courte, que des produits assez chers ne soient même pas soldés, mais gratuitement offerts.
Le capitalisme conceptuel
Le capital industriel me paraît alors plutôt céder le pas à un capital conceptuel, ou un capital intellectuel, dans lequel la propriété intellectuelle deviendrait la forme principale de propriété, celle qui rapporterait le plus.
Reste à savoir, bien sûr, qui cette propriété enrichit réellement ; et si la propriété intellectuelle est bien destinée à être davantage celle de travailleurs intellectuels que la propriété industrielle fut celle des travailleurs industriels.
Le travail de conception a longtemps été marginal dans léconomie, quand il ne lui a pas été considéré comme entièrement étranger. Le statut du travail a lui-même complètement changé depuis les travaux de Ricardo, de Karl Marx et de leurs successeurs. Le travail vivant était jadis un capital variable. En clair : sil ny avait pas de travail effectué, il ny avait pas de salaire. Aujourdhui, la main duvre fait partie du capital fixe. Quils produisent ou non, les salariés doivent être payés, et les licencier peut revenir assez cher.
Le salarié est en quelque sorte propriétaire de son emploi plus que de sa force de travail et, par cela, vassal de son employeur. En termes féodaux, il achète une charge en échange de sa subordination.
Quand un constructeur dautomobiles produit un nouveau modèle, la quantité dunités produites naffectera pas beaucoup la masse salariale, contrairement au dix-neuvième siècle, ni le coût fixe des installations et des moyens de production. Le salariat, passé dans le capital fixe, nenrichit pas considérablement la production, sauf à être licencié.
Ce sont donc surtout les matières premières qui varient en proportion des quantités dunités produites. À partir dune certaine quantité, les coûts fixes sont couverts, au-delà, les bénéfices adviennent et sont principalement proportion des matières premières.
Quest-ce qui détermine alors, en dernière instance, que le seuil de rentabilité soit dépassé ? Le modèle, le prototype, le concept, impliquant en lui-même le procédé mis en uvre pour le reproduire. Jamais dans lhistoire, le travail de conception navait eu une importance aussi décisive. Quand le modèle est conçu, au fond, tout est joué. Si les capitaux sont réunis pour la reproduction, plus rien ninterviendra sensiblement sur le succès ou léchec.
En somme le procès capitaliste se joue en amont de la production industrielle. Cest ce qui alimente lidée dun capitalisme financier expression trop proche du pléonasme pour être honnête , ou dun nouveau secteur.
Les trois domaines traditionnels de lindustrie primaire (matières premières), secondaire (transformation) et tertiaire (services et distribution) pourraient bien alors avoir ouvert le champ à un quatrième.
Il nest cependant pas ce quon voudrait quil soit. Si le procès se joue en amont, il ne se joue donc pas en aval, dans le commerce, la vente, linvestissement, les services, linformation
Il nest donc pas un quatrième secteur, un prétendu quaternaire. Il est devenu le premier, le véritable primaire : la conception et la recherche, qui deviennent le secteur le plus productif du capital.
Ce secteur est bien à la source, comme lancien primaire, puisque même les matières premières deviennent toujours plus des produits de la technique : OGM, énergie atomique, nouveaux matériaux.
La propriété intellectuelle tend à devenir la forme dominante de la propriété, et il est évident que les petits problèmes de copies privées illicites sont le paravent pour des questions dune importance bien plus considérable.
Ce secteur qui a échappé longtemps au capitalisme en devient aujourdhui le cur. Naturellement, il ne sagit que dune tendance. La révolution industrielle navait pas aboli la rente foncière, et lon sait limportance quelle conserve à travers seulement la rente pétrolière. Ce nest pas non plus demain que toute la production des biens et des services se fera en lançant seulement un programme.
Les gains de productivité tendent indéfiniment à réduire la quantité de travail industriel nécessaire à la production, alors quune part croissante de linvestissement se tourne vers la propriété de brevets et de licences.
Cela devrait au moins conduire à se demander si la notion de propriété appliquée au travail intellectuel est plus heureuse que celle de privilège doù elle tire son origine.
Le droit dauteur fondement de la propriété
Revenons maintenant au droit dauteur dans son acception historique qui le lie au livre et à limprimerie. Ce droit pourrait explicitement concerner le travail préalable à celui de limprimerie, cest à dire lécriture du livre, linscription de la suite des caractères qui le composent et des éventuelles indications pour lédition, et, par conséquence, sa conversion en dautres langues.
Une conception aussi étroite, pour claire quelle soit, ferait échouer le droit dans ses intentions. Il suffirait en effet de changer seulement quelques signes pour justifier que le livre modifié soit une nouvelle uvre, et le modificateur, un nouvel auteur.
Si on élargit une telle conception de luvre de lesprit, jusquoù pourra-t-on le faire ? Comment distinguer dune uvre une autre dérivée, ou complètement originale ? Ne cherchons pas. Le droit en est incapable. Il ne peut que sen remettre à une jurisprudence prenant appui sur les murs de la vie intellectuelle. Là seulement, on sait distinguer un plagiat dune uvre, dune pensée ou dune invention originale, et on na généralement pas besoin de tribunaux pour cela. Cette vie intellectuelle est dailleurs toute faite demprunts et de références.
Le droit dauteur nest pas fait pour trancher des querelles de plagiats entre auteurs. Il ne sait pas le faire, et on ne le lui demande pas sérieusement. Comme je lai déjà dit, sa fonction principale consiste à légiférer la reproduction industrielle et commerciale. Ce nest quà partir delle quil peut décider si les droits cédés à lun ne sont pas mis en cause par lusage dun autre, et cest une tout autre question que celle de linfluence ou du plagiat.
En somme, limprécision de sa notion duvre de lesprit est compensée par un autre aspect qui la rend plus pondérable. Cette « uvre de lesprit » est considérée comme un travail qui participe à la réalisation dune marchandise précise, et il est alors possible de décider si le même travail participe ou non à la valeur dune autre marchandise.
Sinon on ne verrait pas bien pourquoi une critique littéraire serait une uvre originale, et pas une adaptation cinématographique.
La privatisation de lesprit
Le livre est justement larchétype de la production industrielle moderne : il suppose un travail essentiel de conception et un travail de reproduction qui lui fait suite.
Le travail de reproduction est relativement contingent à celui de conception, puisquon préfère généralement un bon livre mal imprimé quun ouvrage de bibliophile sans intérêt. Dautre part, la logique, les objectifs ou la nécessité de la conception sont généralement étrangers aux bénéfices tirés de la vente des unités.
Par exemple, sil est logique pour qui, comme Luther et Gutenberg, ont le dessin de diffuser la Bible en langue vernaculaire, de vendre des livres, il leur paraîtrait sans doute absurde de traduire et diffuser la Bible dans le seul but de vendre des livres.
En soumettant la conception à la reproduction, et donc au procès commercial, le mode de production industriel fait de la rentabilité économique un système complètement dénué de but, à tel point quon ne peut croire à sa réelle autonomie. Le profit nest jamais quun moyen de réaliser des objectifs, des objectifs égoïstes et privés, certes, mais aussi et surtout des objectifs publics, sociaux, politiques.
Le mode de production, imposant des collaborations toujours plus large avec des conséquences qui le sont plus encore, politise en quelque sorte les sociétés, fonde même lidée moderne de politique.
Dans lancienne société féodale, la liberté était dans léchange privé fondé sur la libre négociation, face à la propriété foncière qui était alors le socle de la domination. Le féodalisme moderne repose, lui, sur lappropriation des connaissances et des techniques. Lidée centrale du féodalisme moderne est que les connaissances humaines nappartiennent pas à lhumanité, contrairement, ce qui est nouveau, aux ressources naturelles.
Que conclure précisément de ce qui précède ? Je crois quil est plus avisé de laisser le maximum de questions ouvertes. Je retiendrai surtout que toute production tend à devenir celle duvres de lesprit, et que celle-ci est appropriable en tant que telle. Aussi les notions dauteur et de propriétaire deviennent dautant plus floues quelles sont plus liées.
On y trouvera en tout cas un fil qui relie les grands dissensus contemporains : ceux qui concernent les OGM et la génétique en général, la question des médicaments génériques et le droit à la santé pour toute la planète, le copyleft et les résistances aux brevets, aux politiques sécuritaires et au contrôle de linformation et de la vie privée. Il concerne aussi lune des principales raisons de loccupation de lIrak, qui est quand même dinterdire à un pays lusage de certaines techniques nucléaires, chimiques, balistiques, sous couvert que toute technique est aussi une arme.
Sil y a un choc de civilisation, encore doit-on lécrire au singulier.
|