I. Les conditions antérieures de lécriture
Pensons à ce quétait lécriture il y a encore bien peu dannées.
1/ On pouvait écrire des notes privées quon navait pas toujours loccasion de relire, et sur lesquelles, en principe, personne dautre ne posait jamais les yeux.
De telles notes sont souvent peu exploitables pour un tiers. Elles sont faites dans des tournures en raccourci, sans souci de style, et leur auteur sait quil fera appel à ses souvenirs pour se relire, ce qui les rend encore peu exploitables dans le long terme.
2/ On pouvait écrire son courrier. Prédomine dans celui-ci le souci dêtre compris par un autre. On sy préoccupe donc davantage de son style que dans la prise de note, mais on ne se relit généralement pas sur le long terme, car lon na pas pour habitude de garder un double de ses lettres.
3/ On pouvait encore écrire pour la publication, cette fois plus propice au travail du style et de la composition, et à la relecture distanciée.
Alors que dans le premier cas on était son propre lecteur et que, dans le second, on écrivait seulement pour un autre, dans ce troisième on était dabord lu par un comité de lecture. Celui-ci tenait la fonction de passeur entre lauteur et un public indéfini.
Seuls les retours de ce comité, qui lisait en somme pour les autres, arrivaient à temps pour permettre des corrections à lauteur. Les retours tardifs des lecteurs et de léventuelle critique, ne lui permettaient pas dapporter des modifications à son ouvrage, sauf dans le cas improbable dune réédition.
4/ Jajouterai à ces trois pratiques celle de la lecture des textes publiés, qui participe bel et bien au procès décriture, en étayant nos textes sous forme de documentation, de citation, inspiration, critique, etc, mais qui était condamnée à ne plus rien changer aux ouvrages lus, puisquils étaient définitivement imprimés.
II. La collectivisation de lécriture
Les conditions de lécriture ont été profondément modifiées. On peut maintenant publier un livre au fur et à mesure de son écriture, et tenir compte des retours au cours de sa rédaction. On peut, en cours de lecture, adresser directement des critiques et des suggestions à lauteur, susceptibles, à tout instant, de lui inspirer des modifications de son travail. Il y a la de quoi transformer qualitativement nos manières décrire et de lire.
Les rapports que lauteur entretenait, il y a peu de temps encore, avec des correspondants, déventuels lecteurs, des comités de publication ou tout ce qui pouvait en tenir lieu, comme avec une éventuelle critique, sen trouvent bouleversés, se mêlent, et ne se distinguent plus essentiellement de son propre rapport au texte.
Le rapport quentretient maintenant lauteur avec lautre devient beaucoup plus direct et beaucoup plus facile, et le lecteur devient beaucoup plus présent dans lécriture. Lauteur peut attendre maintenant de la lecture de lautre ce quil nattendait que de ses propres relectures et cela, parce que lécriture devient toujours plus un procès en cours.
Quand nous lisons, aussi bien, nous savons que cette lecture nintervient pas trop tard pour influencer louvrage. Nous sommes ainsi irrésistiblement amenés à lire comme lisait avant un éditeur. Nous devenons plus critiques dans nos lectures, plus positivement critiques, et nous savons à quel point il nous est facile de nous adresser directement à lauteur.
Pour tout ce qui précède, lécriture devient une activité plus collective et interactive. Elle acquiert cette fluidité et cette mutabilité qui nappartenaient avant quà la parole, sans ne rien perdre pour autant des avantages propres à lécrit : sa capacité de permettre des inférences de plus grande amplitude et la possibilité de naviguer dans les énoncés. Sur ce dernier point, on aurait tort de croire que la navigabilité du texte soit un apport de lécran, quand cest le propre du signe écrit.
I11. Linévitable centralité de lauteur
Une telle façon de pratiquer lécriture demande une plus grande rigueur, dont elle nous donne en même temps les moyens. Lauteur dispose aujourdhui de tous les outils pour assumer de façon autonome la conduite de son travail jusquà lédition, alors quil devait sappuyer avant sur un éditeur, un imprimeur, un correcteur dimprimerie, un secrétaire, et, pourquoi pas, un nègre.
Du moment quil sait se servir dun traitement de texte et de ses outils linguistiques, il peut assumer son travail jusquau seuil de lédition et au-delà. Du moment quil maîtrise un peu les protocoles de conversion, il peut assurer seul la publication. Du moment quil sait utiliser un logiciel de courrier et quil sait filtrer et archiver celui-ci, il peut communiquer et collaborer seul avec tous ceux qui ont à faire avec son travail. Dans la mesure où il sait utiliser des outils de recherche, de classement et de gestion des données, dimportation et de conversion, il dispose dune gigantesque capacité de parcours et de recomposition sur son propre travail et sur celui des autres.
Cette collectivisation du travail intellectuel, loin de réduire limportance et la fonction de lauteur, de lindividu, de la personne, en accroît au contraire lautonomie, la puissance et la centralité.
On comprendra aisément que de telles pratiques font courir le risque dun inextricable chaos, tant par laccroissement exponentiel des textes publiés que par celui de leurs versions en circulation, ou encore par lindistinction latente des rôles dauteur, déditeur, de diffuseur, de lecteur ou de critique. Seule la centralité de lauteur peut alors protéger dun désordre stérilisant.
On doit toutefois relativiser les dangers dun tel chaos, que lécriture na jamais manqué de provoquer tout au long de lHistoire. On na même pas attendu limprimerie pour que les textes se perdent dans leur propre accumulation. La conservation et larchivage de lécrit nont jamais été plus menacées que par leur mise en uvre.
Les nouveaux outils pour lécriture offrent cette fois peut-être la solution avec le problème. Il est certainement bien difficile à une structure centrale de veiller sur le patrimoine intellectuel de lhumanité tout entière, et surtout den assumer larchivage et laccès pour tous. Il est au contraire bien plus raisonnable despérer quun auteur soit capable de sy retrouver dans son travail personnel, et même de pousser leffort à soccuper en partie de celui des auteurs disparus qui auront plus particulièrement compté pour lui.
IV. Une nouvelle forme dorganisation
Linternet donne le modèle de ce que seraient, tout ensemble, la bibliothèque et la librairie daujourdhui. Linternet est une forme dorganisation que lhumanité navait encore jamais inaugurée.
Nous devons déjà bien comprendre que linternet nest pas un réseau. Linternet est un entrelacs infini de réseaux. Par sa nature, un réseau a un centre, comme tous les réseaux de linternet en ont un, mais chaque élément de chacun de ces réseaux est lui-même un centre, le centre dun réseau qui coordonne dautres réseaux en coordonnant leurs centres.
Linternet nest pas davantage le réseau des réseaux. Il ny a pas plus de réseau de tous les réseaux quil ne peut y avoir un ensemble de tous les ensembles. (Celui-ci appartiendrait lui-même à un nouvel ensemble de tous les ensembles, et ceci à linfini.)
Aussi, linternet désigne peut-être bien une technique de connexion et de programmation pour faire fonctionner tous les ordinateurs ensemble, mais il montre aussi bien un type nouveau dorganisation humaine, et pas seulement de communication. Il manquerait bien un nom pour désigner cela. Les termes anarchisme-communiste existaient déjà, mais ils navaient jusquà aujourdhui servi quà nommer un projet, un principe assez vague, pas un fait.
La dénomination de nouvelles technologies de la communication (NTC) est doublement trompeuse. Tout dabord, la notion de technologie nest pas claire en ce quelle veut se distinguer de celle de technique sans permettre de comprendre en quoi. En fait de techniques, on ne voit pas très bien lesquelles seraient réellement propres à linternet ; ni celles de linformatique, ni celles de la téléphonie, ni celles de la programmation dans les langages publics qui y ont cours. Elle est trompeuse surtout, parce que linternet inaugure mois un nouveau moyen de communication, quune forme dorganisation.
Cette nouvelle forme dorganisation a bien pu être inaugurée par, avec et autour de linternet, elle ne me paraît pas pour autant lui être fondamentalement consubstantielle au point quelle ne pourrait être pensée sans lui, ni, moins encore, sans ces hypothétiques technologies de la communication.
Depuis des temps immémoriaux, chaque personne a des contacts personnels avec au moins quelques dizaines dautres, qui ont, elles aussi, des relations semblables avec un groupe nouveau qui ne recoupe que partiellement le premier. Une étude séreuse, quoique contestée, a prouvé que six niveaux suffisaient pour que chaque habitant de la planète soit en relation avec un autre. Une telle structure nest donc pas si nouvelle, ce qui lest, cest que jamais encore, aucun dispositif navait été mis en uvre sur un tel modèle dorganisation.
V. Une réinvention de lécriture
À travers cette forme dorganisation, des nombres de plusieurs milliards cessent dêtre écrasants, et nimpliquent même pas la disparition de toute intimité ou confidentialité. Cette organisation nest pas un désordre, mais une organisation complexe. On ne pourrait pas prétendre quelle ne connaisse pas de chef, puisque chacun lest. Chacun est non seulement son propre chef, il lest aussi dune équipe de travail qui na aucune limite prédéfinie.
Je ne nourris pas pour autant lillusion que ce modèle soit prêt à remplacer de si tôt le contrat social en cours. Il est pourtant un modèle qui fonctionne déjà, et qui est le seul même à pouvoir fonctionner dans des champs limités. Il me semble notamment le seul concevable pour la littérature et la vie intellectuelle en général.
Il est bien clair alors que ce nest pas à la disparition de lauteur, de lindividu, de la personne, bien au contraire, que conduit cette sensible collectivisation du travail de lécrit, mais plutôt à celle du lecteur. Je ne veux naturellement pas dire quon écrira pour nêtre plus lu, ce qui nest déjà que trop le cas dans le modèle classique de lédition, mais quest en voie de disparition ce personnage consommateur et passif dune écriture à laquelle il ne participe pas.
Sil ny participe pas, et cest bien son droit, il na aucune raison de demeurer ce personnage, central quoiquinvisible, impondérable et largement le jouet dun marché, pour lequel et au nom duquel on écrirait. Sil y participe, alors quil y participe de plein droit, en tant quauteur.
Il va de soi quon ne peut lui imposer alors dêtre en plus un bon auteur, et mon propos ne concerne pas ici des critères de validité et de qualité qui constituent un tout autre problème. Se conduire en auteur est simplement admettre cette coopération ouverte dans la pleine reconnaissance de la paternité, de la responsabilité et du libre pouvoir de chacun et de soi-même sur son propre travail.
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