Au début, le désir de vie créa le monde ; il créa l’œil rond du réel, la sphère de la source vive.
Au début, le désir de vie créa le réel dans l’œil vivant du monde, à la source de l’eau de feu.
Et il se donna la surface où se mirer ; et il se donna une infinité de surfaces ; et de leurs reflets, il créa l’espace et le temps.
Il vêtit sa force du miroitement des étoiles, il porta le manteau clouté de la nuit jusque dans la nudité du jour fulgurant.
Puis il dansa comme le Seigneur des Eaux Mêlées sur la carapace ronde de la tortue Kûrma, et les vivants surent qu’elle était vide au bruit sourd de ses pas.
Toi qui ne saurais voir si tu n’avais créé la vision, la profondeur de la surface ; moi qui ne saurais te voir, si tu n’étais pas moi ; nous, l’innombrable un.
La douce pelure du jour, le sourire fugace de la fleur de pavot.
Le regard errant des étranges chameaux du destin, les cavaliers sans monture qui montrent la lune aux passagers du vent, l’encre et la plume qui écrivent les yeux fermés.
Comment le monde peut-il être entier dans la balle multicolore d’une petite fille quand elle lui échappe des mains pour rouler aveugle dans les escaliers d’une rue en pente ?
Ou quand tu t’éveilles tout entier à la gravité de tes rêves ?
Tu te souviens d’un temps, bien avant la création du monde, où le chant n’avait pas encore inventé l’oiseau, ni la fontaine.
Et tu te dis pourtant que la grandeur n’est qu’un produit de la mesure, car devant le crâne des bœufs, toujours est la charrue ; toujours l’étrave ouvre la mer.
Dans les montagnes glacées, les chameliers fument des herbes étranges, et leurs songes troubleraient les hautes cimes sous la lune si elles ne préféraient un sommeil sans rêve.
Et toujours des princes se font mendiants pour qu'aucun palais idéal ne leur cache les étoiles. Ils se font caravaniers ou marins pour parler fort la nuit en des langues titubantes.
Avant, bien avant, avant tout commencement, avant le début, avant le temps, en ce point précis où toute pensée s'efface comme une balle dévale des escaliers.
Dans cet avant définitif, ce devant qu’ouvre le soc ou l’étrave ; un horizon comme le fil d’une lame, comme une langue de feu ; comme des ciels parlant une langue de feu.
Traçant des horizons comme un rasoir devant l’iris du monde, comme l’archet d’un violon qui guiderait, aveugles, les grands cargos dans la nuit où des princes se font matelots ; ou des marins se font bercer sur des mers de mercure.
C’était il y a longtemps, dans un toujours devant qui n’a jamais connu d’après, dans le déséquilibre de la marche, sur le fil du rasoir de l’instant.
C’était en cet avant de la terre céleste, où la vie métallique est encore la toupie d’un enfant ; et les mots que battent le briquet ont encore la puissance du souffle.
C’était à l’aube de tous les jours sur des banquises de roches ; où des icebergs de lumière se renversent sur la fragile rétine des vivants.
© Jean-Pierre Depétris, hiver 2012 - 2013, hiver 2014
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