L’entité sioniste, comme se plaisent à l’appeler les Iraniens, semble avoir beaucoup changé, quoiqu’elle demeure ce qu’elle paraissait être : un territoire tenu par les États-Unis, plus qu’un pays des Juifs. Ce sont les États-Unis qui paraissent surtout être devenus différents. Ils ne sont plus la première puissance militaire, ce qui change tout, ni la première puissance de quoi que ce soit.
Ils manquent d’armes, manquent d’industrie pour les produire. Leurs armes sont trop chères, au-dessus de leurs moyens, et elle sont surtout technologiquement dépassées. Elles datent toutes du siècle dernier. Les États-Unis ne paraissent donc plus capables de soutenir leur entité sioniste.
Comment connaître la part des Israéliens qui ont compris que les États-Unis n’ont plus les moyens de les protéger, et que la seule puissance qui les possède et en ait l’intention est la Fédération de Russie ? Ceux qui ne l’ont pas encore compris, combien de temps leur faudra-t-il ?
Ce n’est pas l’attaque du Hamas du début de ce mois qui place Israël en face d’un danger existentiel, c’est l’affaiblissement des États-Unis.
Je tends à partager cette analyse de Sariana.
La neige tombe sur Dirac depuis quelques jours. Je n’arrive pas à me réchauffer. Il ne fait pourtant pas atrocement froid. C’est la vue de l’épais tapis blanc qui me glace intérieurement.
Cette saison fait naître en moi une irrépressible impatience de voir les journées s’allonger. Elles n’ont même pas encore fini de rétrécir.
Sinta donne encore quelques cours. Pourquoi arrêter quand on fait bien ? Ses élèves l’inspirent dans ses recherches, dit-elle. Que cherche-t-elle ? Si je le savais, je l’aiderais volontiers à trouver.
La France, la langue française, la culture, la civilisation…, cela n’a pas grande existence pris séparément : pris sans l’Allemagne, l’Angleterre, l’Italie… Ce sont ensemble qu’elles ont fait la civilisation occidentale. Elles s’y sont prises, nations, langues, peuples…, en traduisant ensemble le latin dans leurs langues vernaculaires ; en se passant, les unes et les autres, dans le filtre de traductions réciproques, se fondant sur le nouvel esprit scientifique : la science moderne. L’arabe et le persan ne s’y sont pas pris autrement en traduisant le grec pour fonder leur civilisation.
Tu comprends ce que je veux dire ? Tu n’as pas l’une sans l’autre. Elles ne fonctionnent pas seules, et n’auraient rien fondé qui ressemblât à la Civilisation Occidentale Moderne.
Cette dernière ne se comprend qu’à travers les traductions du latin dans les langues vernaculaires. Tu comprends ? Je parle d’un niveau de fusion, un alliage, devrais-je dire.
– Un métissage ?
– Non, pas du tout. Un métissage ne serait qu’un croisement. Qu’étaient les langues d’Europe avant ? Qu’étaient les nations d’Europe ? Chaque langue d’Europe doit aux autres autant qu’elle leur a donné.
C’est comme l’acier qui n’est pas un simple mélange de fonte et d’étain (enfin je crois), mais autre chose de nouveau. Tu sais de quoi je parle mieux que moi, c’est le centre de tes recherches.
Nous avons continué par une conversation passionnante sur ce que Leibniz écrivait dans sa correspondance sur la langue allemande : qu’elle s’était avant tout construite sur l’industrie, et qu’elle s’était donnée un bon vocabulaire appliqué aux métiers, offrant une base solide et pragmatique à la pensée.
Leibniz était déjà sans le savoir un parfait détracteur de Heidegger, Heidegger qui disait que « la science ne pense pas ». La science n’a peut-être pas vocation à penser ; ce ne sont pas proprement des pensées que nous attendons d’elle, mais elle forge les outils pour penser.
– C’est cela, a insisté Sinta, ne pas commencer tout de suite par produire des biens et des idées ; fabriquer d’abord ses outils, comme le préconise Descartes dans ses Régulæ.
Les sciences, ce sont un peu des vitamines pour la pensée. Pourquoi Sinta et moi les voyons-nous un peu ainsi, et pourquoi ni elle ni moi ne nous sommes orientés vers les sciences, mais vers les lettres ? Je le sais un peu pour ce qui me concerne, mais pas pour elle.
Je suis bien revenu de l’éblouissement que m’avait d’abord causé la découverte des lettres.
Ce ne sont pas pour des bonnes raisons que j’ai opéré mon choix : c’est par paresse. Je ne prétends pas que la paresse ne soit pas une bonne inspiratrice. La recherche du moindre effort conduit souvent sur de fantastiques chemins de traverse.
J’ai appris plus tard que la mathématique offrait aussi des cheminements de moindre effort. Si j’avais su.
Le froid commence à piquer dehors. Il va devenir impossible d’écrire en plein air.
J’ai heureusement trouvé des gants de laine suffisamment fins pour écrire, et suffisamment épais pour garder les doigts au chaud. Mon écriture en devient difficilement lisible, même pour moi.
Je déteste cette saison.
Je ne savais pas que la Malaisie était une si grande productrice de puces électroniques. Le monde a changé sans que je m’en aperçoive.
J’ai toujours eu un attachement pour les régions de la Sonde, d’abord pour leurs musiques. À la fin du siècle dernier, depuis les génocides anti-communistes, ces régions semblaient s’être endormies, se faisant des paradis pour touristes occidentaux. Elles se sont depuis tracé des avenirs, qui ont entraîné derrière eux leurs passés.
Le monde a décidément changé sans que je n’en ai vu précisément le mouvement de bascule.
Ce changement, on le perçoit d’ici, quoi que ces régions sont toujours lointaines ; si près des grandes fosses océaniques, quand on est si près ici du toit du monde ; si chaudes quand il fait ici si froid. Aussi loin qu’on en soit par la géographie, nous sentons leur présence.
J’ai rencontré des étudiants indonésiens à l’université. Ils étudient l’évolution des diverses langues arienne, persan, farsi, ourdou…, sous l’influence de l’arabe et des langues sémitiques.
J’ai parlé avec l’un qui prépare une thèse sur l’Empire Moghol : « l’Empire Moghol et ses rapports à son voisinage ». Je savais déjà que l’histoire des Moghols n’est pas indifférente à celle de l’Indonésie.
Je ne sais plus qui est le premier à avoir mis en circulation l’expression « Orient compliqué ». Il parlait du Moyen-Orient, qu’aurait-il dit de l’Asie du Sud ?
Les routes maritimes rapprochent davantage. Le Yémen et le Golfe Persique sont moins éloignés de l’Indonésie que ne diraient les distances en kilomètres.
Une guerre civile a éclaté en Birmanie, une vraie guerre. Les rebelles sont bien armés et bien organisés, et ils ne paraissent pas loin de l’emporter aux dernières nouvelles. On n’en entend peu parler, distrait par des conflits qui semblent majeurs, en Judée et en Tauride, je veux dire en Ukraine. L’on ne perçoit pas bien de qui ils auraient reçu leurs armes et leurs divers moyens. Il ne semble pas que ce soit par l’Ouest Sauvage cette fois.
Les puces électroniques, ça évoque la haute technologie, et c’en est, ne le nions pas, mais ce n’est quand même que de la lithographie, une micro-lithographie, oui, mais rien de plus.
La Chine, l’armée chinoise est bien positionnée face à la Birmanie. La frontière n’est qu’à deux pas de la capitale. Les divers maquis armés se sont unifiés, notamment ceux des Rohingyas. Il semble que l’Inde soit prise à contre-pied de sa politique étrangère.
J’ai entendu une musique sur la chaîne de radio locale, où se mêlait un air de luth, une musique persane ; et celle du handpan qui rappelait les gongs soundanais. Ces rythmes différents, dont l’un évoquait les pentes rocheuses de hautes montagnes, et l’autre les mangroves où coulent des fleuves tranquilles, s’harmonisaient avec un naturel inédit. C’était beau, très beau.
Les jours passent si vite que la nuit le sommeil ne vient pas. Heureusement, le jour se lève si tard qu’il n’est pas utile de se réveiller tôt.
Sinta m’a apporté le café au lit ce matin. J’ai apprécié. En temps normal, je suis plus matinal qu’elle.
Sinta a conservé une incroyable capacité d’émerveillement. Elle est pourtant à peine plus jeune que moi, et elle a dû en voir des chats qui traversaient des jardins sous les arbres, des branches qui dépassaient de murs, des moineaux qui sautillaient sur des trottoirs, des étoiles qui se plaçaient exactement entre les pointes du croissant lunaire… Tout l’émerveille comme une enfant. À ses côtés, le monde paraît plus beau, et sa présence m’est précieuse.
« L’important est de rester en éveil », dit-elle. « De rester vivant, les sens en éveil ; toujours vivant, le sens de la beauté. » Bien sûr, l’on trouvera peu-être un peut fade de le dire. Le faire est mieux. En serais-je capable sans elle ? Le monde est plus beau en sa présence.
Sinta dit que l’Islam l’a aidée à conserver son sens de la beauté. Je comprends comment elle s’en est servi ; comme d’autres du Bouddha ; des Védas ; de la Thora,… Encore doit-on s’en servir.
Mais je crois surtout qu’elle doit de demeurer ainsi à son tempérament amoureux. Je me suis donné la missions de veiller sur lui comme un jardinier attentif.
Les yeux de Sint sont merveilleux, émerveillés plutôt par la beauté du monde.
L’on dit qu’Israël veut faire un génocide à Gaza, mais l’on n’est pas obligé de le croire. On dit que les États-Unis tentent de retenir les Israéliens, en les armant et les ravitaillant, en leur fournissant les obus, les missiles, le ciblage, tout ce qui leur est nécessaire, assurant leur protection avec leurs flottes en Méditerranée et dans la Mer Rouge. Israël n’est pas en situation de décider de quoi que ce soit.
Les États-Unis ont donc décidé un génocide, et en rejettent la responsabilité sur Israël. Si l’affaire tourne mal, et déjà elle tourne mal, ils feront comme d’habitude.
L’on dit que le Hamas a commis des crimes épouvantables, mais l’on n’est toujours pas obligé de le croire. Le temps qui passe révèle de toujours plus nombreux pans étranges de cette attaque, qui n’était peut-être pas autant une surprise que l’on a voulu le dire, qui semblerait plutôt avoir été par avance exploitée pour préparer un génocide. C’est du moins, vu d’où je suis, ce qui semble.
L’ancienne grande puissance se débat avec l’énergie d’une bête qui tente d’échapper à la mort.
Farzal m’assure que je me trompe sur la Birmanie, Le Myanmar nous disons maintenant. L’Orient est particulièrement compliqué au Sud-Est.
Il a probablement raison. Il est mieux renseigné que moi. Cette unification de plusieurs maquis à « la va comme j’te pousse » ne m’inspire aucune confiance. Je me suis un peu renseigné depuis. D’un autre côte, je ne saurais croire que l’Ouest-Sauvage soit capable de réussir un quelconque « coup » ces temps-ci.
Il semblerait, selon Bhadrakumar, un excellent commentateur Indien, ancien diplomate, sur son site Indian Punchline que je consulte régulièrement, que ce soit l’avis des ministres des affaires étrangères russe et indien, qui viennent de se rencontrer.
Les chasseurs de Farzal ont recommencé à circuler à cheval dans les boulevards de Dirac pour rejoindre la campagne environnante. L’on ne se défait pas des vieilles habitudes. Je n’étais pas le seul à qui manquaient le spectacle de ces altiers cavaliers. Il n’y a pas d’hélicoptères pour tout le monde ; et pour patrouiller sur le terrain, il n’y a jamais eu mieux qu’un peloton monté.
« Les crépuscules ont commencé à se faire moins tardifs, je guette le moment où le soleil va se coucher sensiblement plus tard. Pour l’heure, il est plutôt derrière la couche de nuages qui le rend bien pâlot, mais il réchauffe cependant. »
C’est ce que je confessais à Shimoun en prenant un café devant la gare près de l’université. Je lui disais aussi :
Les crises, les médias du monde entier ce cessent de parler de crises ; des successions sans fin de crises… Un tel emploi de ce mot n’est pas bien conforme à son sens. Une crise est supposée être bien circonscrite dans son temps, ses causes et ses effets.
Il n’y a pas de crises à proprement parler, au pluriel ni au singulier : plutôt assistons-nous à l’émergence d’une nouvelle civilisation. Nous la dirons asiatique, ou orientale, la Civilisation Orientale Moderne pour dire vite, et se laisser le temps de la désigner mieux.
Elle ressemble à la Civilisation Occidentale Moderne comme une sœur, possédant certainement les mêmes gênes. Elle en a beaucoup conservé, notamment ce dont sa sœur cadette a fait fi : Pico Della Mirandola, Fissin, Galillée, Descartes, Leibniz…
Qui en connaissaient les prémisses au temps où la modernité essaimait ? Des réseaux improbables dont ni les Chinois ni les Turcs ne voyaient rien. L’Ouest Sauvage les a maintenant oubliés.
« Le climat va encore refroidir, mais la durée d’ensoleillement va vite s’allonger maintenant », conclut Shimoun à la façon d’un koan Tchan.
« Si nous avons bien compris, l’objectif le plus concret dans cette guerre, le plus décisif et le plus facile à reconnaître qu’il ait été atteint, est que l’Otan déplace ses bases nucléaire jusqu’à la ligne de mille-neuf-cents-quatre-vingt-dix-sept. »
« Ce but, nous ne doutons pas que la Fédération de Russie l’atteigne, d’autant qu’il est dans l’intérêt général, car la proximité de ces installation adverses, comme on l’a déjà vu dans le passé lors d’incidents, est dangereuse pour chacun ; mais nous ne voyons toujours pas comment la Fédération l’atteindra. »
« La guerre génocidaire des États-Unis en Palestine est déjà perdue, comme la campagne d’Ukraine. Deux mois et demie, c’est long, beaucoup trop long pour un discret génocide qui prenne chacun de court. Nul ne sait exactement ce qui se passe à Gaza, mais nous n’avons ni besoin d’images ni d’informations circonstanciées pour en connaître l’essentiel. Nous savons au moins que le Hamas bouge encore. Nous savons aussi que du phosphore blanc a été lancé sur la population libanaise. Il est trop tard maintenant. »
« Les nostalgiques de l’ancien génocide en Europe et ceux qui souhaitent en entreprendre un nouveau ont vu leurs destins réunis par la même puissance tutélaire. Ils peuvent savoir maintenant qu’ils n’ont plus beaucoup à en attendre. »
« Je crois la Fédération et ses alliés attentifs à ne jamais acculer leurs ennemis à des actes désespérés. Ceux-ci y ont toujours soupçonné de la faiblesse et de l’indécision, et c’est tant mieux : leur myopie les protège du désespoir, et les dissuade de réactions fatales. »
© Jean-Pierre Depétris, août 2023
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