« Je suis contente que tu t’entendes si bien avec Licos et que vous travailliez ensemble. Je le suis aussi que tu obtiennes de bons résultats avec les étudiants. J’ai déjà entendu des réflexions à propos du titre auquel tu donnes des cours à l’université » m’a dit Sint.
« Avoir le français pour langue maternelle est requis pour l’enseigner », lui réponds-je, « et les postulants, surtout qui ont écrit et publié, ne se trouvent pas sous les pas d’un chameau à Dirac. »
« Je me souviens d’avoir connu un temps où l’on suivait des cours pour acquérir des connaissances », reconnaît-elle. « Chacun sait que lorsqu’on vient d’en acquérir, l’on doit encore les appliquer. Ce n’est qu’alors que l’on apprend vraiment. »
La tribu de Sinti est bien établie dans l’université. Elle compte parmi les plus anciennes de Dirac. Elle se dit descendre des premiers Grecs, des royaumes fondés par Alexandre en Transoxiane, comme celui de Ménandre. Leurs ancêtres recopiaient des écrits de Platon et d’Aristote, et les traduisaient en Farsi.
Les anciens de la tribu ont apprécié mon attachement à Sinti, et mes origines marseillaises aussi, qui les ont fait me voir comme un lointain cousin ; mais je ne crois pas devoir à leur intervention mon introduction à l’université, ni qu’elle eût été nécessaire.
J’hésitais à croire à ces anciens travaux, et dont on eût conservé les traces, mais Sinta a tenu à me montrer des lettres de Platon sur de vieux parchemins, bien plus anciens que la découverte du papier, qui date de la bataille de Talas lors de l’introduction de l’islam. Toutes débutent par la formule en grec ancien “porte-toi bien”, que l’on pourrait traduire aussi par “comporte-toi bien”. L’on ne peut rien prouver de leur authenticité, mais Sint pense comme moi qu’il s’agirait d’exercices proposés aux étudiants, pour imiter des lettres de Platon.
« Je n’aime pas donner des cours », avoué-je à Sint. « Je n’aime pas les cours. Rien n’est plus soporifique : vous copiez le plus rapidement possible ce que l’enseignant énonce. Où cela mène-t-il ? Surtout aujourd’hui où il est si facile de butiner en ligne leur substance. »
« Le maître vous aura épargné l’effort de chercher ? La belle affaire ! Si cet effort était le plus précieux ? Et s’il ne suffisait pas de chercher là où l’on a installé la lumière ? »
« Tout un marché de l’enseignement a surgi », ajoute Sinta poursuivant son idée. « Certaines formations sont prestigieuses ; mais comment les évaluer ? Normalement ce que l’on a appris cela se voit, et tout de suite. Est-il réellement besoin de l’évaluer ? Et si l’on ne le voyait pas ? Évidemment, si sortant d’une grande école, tu obtiens un poste important, c’est que son enseignement est excellent… et inversement sans doute ? L’on n’a plus donc à l’évaluer. »
« Les diplômes seuls valent alors bien plus que l’enseignement dispensé, et par conséquence, ceux des enseignants aussi, qui peuvent devenir autant soporifiques qu’ils en seront capables. »
« Aujourd’hui », dis-je en revenant moi aussi à l’une de mes idées fixes, « dans la plus prestigieuse université, l’on donne toujours des cours comme il se pratiquait au temps de la scolastique. Et même ici les étudiants en redemandent »
« Je sais, tu préfères des ateliers ou des séminaires. »
« En vérité, je crois me situer dans une longue tradition. Tu vois, je ne l’oppose pas au progrès. »
La caste des diplômés, n’avaient rien vu venir. La puissance industrielle de la Fédération de Russie, ils n’en savaient rien. La force de travail, pour eux ça n’a jamais fait un problème : il n’est qu’à ouvrir la cage à hamsters.
Les BRICS, ils ne les avaient pas vus se former, et ne se doutaient pas que les sanctions contre la Fédération allaient leur être un coup d’accélérateur. On leur avait seulement appris que la puissance militaire se mesure en budget, et ils ne comprennent plus rien.
Ils ont pourtant attentivement recopié tous les énoncés de leurs maîtres. Que d’argent perdu dans les études.
Le lin est un bon tissu pour la saison. Il est léger, mais en conséquence, il est fragile. Mes deux pantalons en lin se sont déchirés l’un après l’autre, au même endroit, sur la cuisse gauche.
J’en ai acheté un autre en coton. Il est naturellement moins léger. Il a aussi quelques autres défauts, mais il me va bien. J’aime sa couleur sable qui s’accorde parfaitement avec ma chemise, en lin également.
Je n’en ferai pas un drame mais je suis contrarié. J’aimais ces pantalons qui me tombaient à la perfection, et leur couleur grège qui s’alliait à mes vêtements. Je ne suis pas près d’en trouver de semblables.
Je n’aime pas changer de coupe ; j’aime avoir la mienne. Je déteste les modes. Même à Dirac, il n’est plus question de retrouver les mêmes vêtements chez le même vendeur. Le lin n’est plus à la mode.
Je n’aurais peut-être pas racheté du lin ; mes pantalons n’ont pas tenu longtemps : je ne les mettais que pendant l’été.
« L’on se trompe en croyant que penser consiste à manipuler du langage. L’on pense en manipulant n’importe quoi. “Tu as pensé à prendre un parapluie” ; ou mieux encore : “tu as pensé à baisser la tête en passant sous la porte basse”. Quel langage auras-tu manipulé ? Probablement aucun. Tu auras pris ton parapluie, ou tu auras baissé la tête, c’est tout. Cependant, tu auras pensé. »
« Je vois ce que tu veux dire », me répond Youssef ; « La programmation donne peut-être une trop grande importance au langage. Les interactions sémantiques ne devraient pas nous cacher les interactions mécanique. »
« Si ce n’est que nous ne sommes peut-être plus entièrement dans les unes ni dans les autres. Quand tu baisses la tête, tu n’utilise pas de langage, mais c’est toi qui la baisse. »
« Je comprend parfaitement ce que tu soulève, mais je ne vois pas où cela pourrait nous mener. »
« Moi non plus. »
« C’est donc une bonne piste », retient Youssef.
J’ai conté mes contrariétés vestmentaires à Youssef qui revient souvent à Dirac travailler entre les équipes de Licos, de Sariana et de Shaïn. Je le trouve brillant et j’aime échanger avec lui des points de vue.
Il m’a parlé d’un article qu’il venait de lire sur Nature au sujet de l’inquiétude des chercheurs en intelligence artificielle à propos de l’effondrement des modèles. Des robots compilent des quantités inimaginables de données. Quand elles viennent des humains, tout va encore, mais parmi leurs sources, s’en trouvent de toujours plus nombreuses issues du travail préalable d’autres robots, et, toujours plus souvent, sur plusieurs degrés. Apparaissent alors des aberrations, des non-sens. Le procès ne peut que se multiplier rapidement, se dirigeant vers un effondrement du modèle.
Les chercheurs envisagent des moyens de filtrer et de trier ces données, mais je crois que nous touchons là à une impasse inhérente aux lois de la nature ; je dirais même aux lois du vivant.
J’ai toujours prisé la marche aux confins des espaces urbains, là où la ville ne s’est pas encore bien établie. On la sent hésitante à bâtir ses murs et à tracer ses voies.
L’on sent que la végétation s’y rebiffe ; elle devient agressive : amas de ronces, buissons désordonnés, cailloux jonchant le sol, sortis des dernières excavations. Les bâtiments anciens ou neufs, sont à l’aise, peu contraints par ceux qui les entourent.
J’aime marcher dans ces banlieues, et pousser des pointes au-delà. J’aime particulièrement les rubans de villages et de hameaux qui suivent les départementales.
L’on y découvre alors les secrets d’un pays, d’avant l’homme, avant que l’homme ne soit. J’ai toujours passé beaucoup de temps à marcher.
Un jour, je m’étais arrêté à l’approche d’un col pour me faire un café. J’avais amassé quelques brindilles entre les cailloux.
« Tu allumes du feu en chemin pour te faire un café ? », s’étonne Sanpan, qui lui ne s’éloigne jamais de sa voiture, bien qu’il ait des mollets plus épais que les miens. Il a manifestement des ancêtres mongols ; ces gens-là ont une morphologie robuste et font d’excellents lutteurs : la lutte gréco-romaine se pratique encore beaucoup en Asie Centrale.
J’avais donc commencé à allumer un feu sous la timbale de métal que j’utilisais d’habitude, et j’ai vu de fines flammèches ramper sur la mousse desséchée qui formait un fin tapis sur les pierres.
« Tu me sembles bien dangereux pour quelqu’un qui pratique le grand-air », remarque Sanpan.
Non, il n’y avait pas de réel danger. Il n’y avait que de la pierraille autour de moi, mais couverte de mousses sèches. Aucune forêt n’était proche, même pas des bosquets. J’ai éteint non sans peine toutes les braises, et j’y ai perdu toute mon eau. Mais l’eau n’est pas un problème près des cols alpins.
J’ai fait mon café un peu plus haut près d’un lac. Tout était si sec ce jour-là. Un jour comme aujourd’hui.
Leïli m’a encore parlé de la façon dont la cérémonie des Jeux à Paris a présenté le Prophète ‘Îsâ. À l’évidence, la religion des prophètes y est plus sensible que celle du Christ. Je n’en suis pas autrement surpris. L’épisode des caricatures du Prophète Mouhammad nous y avaient préparés. Je suis seulement surpris que les organisateurs s’en surprennent.
« Comment l’expliques-tu ? »
« C’est le traditionnel anticléricalisme français, et il ne visait que la non moins traditionnelle droite cléricale française, qui devait protester comme convenu. Ils ne savaient même pas que leur “Messie” est le très révéré Prophète ‘Îsâ. »
« Tu crois ? »
« Je crois même qu’ils ont vu dans la protestation des autorités musulmanes un signe de solidarité avec cette droite cléricale dont elles n’ignorent probablement pas le peu de sympathie qu’elle leur voue. »
« Cléricalisme et anticléricalisme sont devenus les seuls véritables marqueurs en France qui distinguent la gauche de la droite. »
La République, la Révolution, la gauche disons, n’a jamais voulu détruire a religion, ai-je commencé à expliquer à Leïli, qui m’interrogeait à ce propos. La religion en France a été détruite pas l’Église.
La France est un grand pays. Son territoire était habité de peuples différents avec des mœurs, des langues et des cultes divers. Ils furent soumis par la force, et souvent exterminés. Le clergé y a joué un rôle central et a laissé des souvenirs impérissables de persécutions. L’église est devenu le dernier lieu où chercher de la spiritualité. Celle-ci ne disparut pas, mais elle s’épura.
« Tu ne caricatures pas ? – Généraliser est toujours un peu caricaturer, mais je ne mens pas. Le fait est qu’il ne reste plus aujourd’hui qu’une droite cléricale et son pendant anticlérical. Ils s’entendent de mieux en mieux par ailleurs. »
« Sur quoi peuvent-ils s’entendre ? »
« Le chauvinisme : ils reconnaissent toujours dans leur Christianisme le ferment de l’identité nationale ; et dans leur anticléricalisme, un second volet parfaitement complémentaire. »
Le soleil tape encore fort, mais dès qu’il passe derrière les montagnes, il fait meilleur. Il n’y a pas de vent, et je regrette mes pantalons de lin.
« L’on doit se garder des automatismes quand on travaille avec du code. L’on doit toujours avoir en tête une idée précise de ce que signifient les commandes que l’on écrit. Quand une telle attention devient difficile, il vaut mieux s’arrêter. »
Zardoz ne travaille jamais longtemps. Pourtant il est rapide. Ses nombreuses poses le rendent rapide. Je sais bien qu’il a raison : la semaine dernière, j’ai perdu une heure en me trompant dans ma sauvegarde de la dernière page de mon cahier sur le serveur distant. J’ai dû la saisir à nouveau en me souvenant de mes corrections. Quelles que soient les commandes ou l’interface dont on se sert, l’on ne doit jamais oublier ce que l’on fait concrètement : Je sauvegarde mon fichier sur le serveur distant.
Comme avec toute reprographie, les erreurs ont vite des conséquences démultipliées ; car la programmation est une forme de la reprographie, et particulièrement rapide. « Tout est rapide et automatique dans la programmation, mais pas le programmeur, il ne doit pas le devenir », a dit Zardoz.
Je l’ai rencontré dans un couloir de l’université. Finalement, elle ne s’arrête jamais l’été.
« Tu ne te sens jamais en exil à Dirac, si loin de ton pays », m’a demandé Nadina, avec laquelle nous avons gardé l’habitude de déjeuner quelquefois près du lac depuis qu’elle a passé sa thèse.
« Tu sais, il arrive que l’on finisse par se retrouver en exil dans son propre pays, dans un temps qui n’est plus le nôtre. Il suffit parfois d’une sonnerie de portable quand on contemple les lointains. »
D’un autre côté, l’on trouve toujours des invariants qui nous donnent l’impression, où que l’on se trouve, que l’on soit chez soi. L’important est le rapport à la terre : je suis sensible à la façon dont les hommes organisent leur rapport à la terre.
Il est facile d’en dégager deux vecteurs : d’un côté l’on cherche à exalter la prégnance des lieux ; de l’autre, à l’oblitérer. Les uns n’ont de cesse qu’à faire disparaître leur inquiétant goût sauvage : ils déboisent ou plantent des allées ; ils égalisent les sols, ils bétonnent. L’on abat les chênes pour faire place à des platane, plus majestueux mais moins propices à abriter des loups et des sangliers, sinon des êtres imaginaires comme des faunes ou des centaures. L’on canalise les cours d’eau et assèche les marais… mais le contraire aussi bien : l’on souligne dans l’architecture et l’urbanisme le goût premier et sauvage du lieu. Enfin, tu m’as compris.
Nadina me laisse entendre par un sourire qu’elle m’a compris, mais je n’en suis pas sûr car je me suis mal expliqué. Pour bien me faire comprendre, je devrais parler de deux craintes entre lesquelles l’homme balance : celle de la Nature, et celle de la Raison.
« Je te vois venir à m’expliquer encore, lors de la Révolution Française, comment on voulut fonder une nouvelle religion, celle de l’Être Suprême, et comment on parvint à se diviser entre ceux qui voulaient qu’elle soit la Nature, et les autres la Raison. »
« Ce n’est pas ce que j’avais en tête, mai si l’on creuse un peu, ce n’est pas sans rapport. »
Me hante subrepticement la crainte sournoise que toutes les protections dressées par la cité, brutalement se brisent. Plus elles auraient été amples et efficaces, plus leur rupture est menaçante. À l’inverse, rien ne m’apaise plus que la vue de cultures et de pâturages, de mines et de forges, de forêts giboyeuses ; d’un peuple ingénieux et sachant travailler de ses mains et de sa tête. Aucune catastrophe ne saurait en venir à bout.
L’on a vu disparaître de grandes civilisations qui se sont retrouvées seulement incapables d’entretenir leurs canalisations. L’on en ignore souvent la cause : agression de peuples hostiles, interruption des routes d’approvisionnement, catastrophe naturelle, ou peut-être finalement la trop grande complexité. Elle est peut-être là, la cause première : la trop grande complexité, celle où tous finissent pas se perdre. Les loups ne sont pas un grand danger en comparaison.
En bavardant, j’observe que la veine qui remonte de la cheville de Nadina est sexy. C’est hors de propos dans mon journal, et je ne veux pas d’histoire avec Sharif qui l’a épousée ce printemps.
© Jean-Pierre Depétris, août 2023
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