Dirac est une belle ville. Elle est grande, même si elle ne le paraît pas. Découpée entre ses vallées, on ne la voit jamais entière. L’on peut y marcher longtemps, l’on ne s’y perdra pas, les cimes servant de repères. De nulle part, l’on ne voit des immensité de toits s’étaler à perte de vue.
Dirac donnerait plutôt l’impression d’un assemblage de petites villes, quoiqu’elle s’étende largement dans la plaine qui suit la rivière. Elle s’y est encore bien étendue depuis que je suis ici.
Les villes sont aussi des organismes vivants qui grandissent, qui rétrécissent aussi parfois, se dépeuplent. Elles marquent les époques dans les pierres comme les rides du bois, ou les couches géologiques.
Certains quartiers de Dirac sont anciens. Je ne sais pas évaluer leur âge. Les maisons d’habitation disparaissent les premières, demeurent les monuments, que je ne sais pas davantage évaluer.
J’ai quelques points de repère ici : l’époque de l’Empire Hellénistique et des Séleucides ; l’introduction de l’Islam ; l’arrivée des Mongols. Il n’y a rien d’antérieur, à ma connaissance, aux Grecs et au Bouddhisme qui sont à peu près contemporains.
Je ne saurais pas en déchiffrer les traces architecturales. Personne n’a pris son temps ici pour graver des plaques renseignant le promeneur sur l’histoire des lieux. Ça ne me déplaît pas au fond. Tout ce qui reste, n’est-ce pas, demeure dans le présent.
Je suis arrivé à Dirac en 2021, en pleine libération de l’Afghanistan. Tant de choses se sont passées depuis. L’Afghanistan n’est pas sans importance pour l’évolution présente du monde. Il a la sienne, mais moindre que le Pakistan.
Le Pakistan, c’est-à-dire les Indes : la civilisation indienne ; les Indes hindouistes et les Indes Islamiques. Qui a pu imaginer une telle monstruosité ? C’est comme si l’on disait l’Europe romaine et l’Europe germaine ; l’Europe chrétienne et l’Europe païenne. Même les nazis n’ont pas inventé cela. Quoique je me souvienne d’un charmant opéra de Purcell dont le nom m’échappe ; mais un charmant opéra, ce n’est pas une ligne politique, et moins encore une ligne de démarcation.
Me serais-je mis en tête l’unification des Indes ? Que non, les frontières sont où elles sont, n’y touchons plus. Organisons les respirations entre elles.
La civilisation moghole : il est visible et évident que le Pakistan ne l’incarne pas. Elle s’étendait sur toutes les Indes et au-delà, jusqu’aux îles de la Sonde.
Je n’attends pas des Indiens qu’ils oublient leur civilisation multi-millénaire. Qu’ils la revivifient au contraire, mais tout entière, avec sa part moghole.
Les Indiens ont été soumis aux Moghols qui les ont colonisés. Vraiment ? Regardez-y de plus près. Les Moghol ont plutôt été asservis aux empires d’Occident et finalement britannique, qui les ont soumis pour dominer les Indes. L’Impérialisme s’y entend à diviser les peuples. L’Inde et le Pakistan devraient s’ébrouer de l’influence britannique.
Le gaz et l’électricité sont distribués gratuitement à Dirac. Avec le climat, couper les ressources énergétiques à quelqu’un qui ne pourrait plus les payer reviendrait à le tuer, et l’on ne veut tuer personne. Tous ne choisissent pas d’en profiter. Pourtant les réseaux sont fiables, et la consommation n’est pas très surveillée.
Je crois que les habitants se méfient d’en dépendre. Ils préfèrent s’assurer de leurs sources propres : turbine alimentant un générateur sur le toit ou dans un cours d’eau proche, plaques solaires souvent partagées par les copropriétaires. Ils sont rassurés de les avoir sous la main, à portée d’une clé-à-griffe. Et puis l’on aime profiter d’un feu dans la cheminée, et fendre ses bûches à grands coups de hache. Enfin, dans certains quartiers, le rattachement à un réseau est inévitable.
La ville finance gratuitement la production et la distribution, permettant de substantielles économies de gestion. Les gens ne gaspillent pas davantage les ressource gratuites. C’est le contraire. Des enquêtes l’ont prouvé.
Payer peut se faire une excuse pour gaspiller, une façon d’en être quitte ; mais le gaspillage gratuit répugne à l’esprit. Des psychologues ont avancé que l’impulsion en serait en corrélation avec le sens esthétique. Ils ont tenté de montrer que le sens du beau accompagne souvent la recherche d’une économie de moyens. Je le conçois : rien n’est plus déprimant qu’un robinet qui fuit.
J’ai mal dormi cette nuit. J’ai voulu réfléchir à ce qu’a dit le président Macron. L’ambiguïté stratégique : ça veut dire que nul ne peut déduire ce qu’il fera de ce qu’il a dit. Si les Russes s’y essaient, ils auront des migraines, ce qui diminuera d’autant leur efficacité stratégique.
Quinze mille hommes avec trois mois d’intendance, ce dont la France dispose, je ne crois pas que le général Guerassimov en fera une migraine. Pour les Français, on ne sait pas.
Macron a parlé trente minutes pour dire qu’il ne savait pas ce qu’il allait décider. C’est son coup de génie : son adversaire ne le saura donc pas non plus : l’ambiguïté stratégique.
Elles furent pour lui l’occasion de dresser un portrait de Poupine rappelant la figure de Fantômas, et de développer sur la Fédération des thèses que l’on qualifierait de conspirationnistes.
Admettons que mon analyse fût juste et que Macron provoque : ne pouvant rien décider, il provoque les autres à réagir à sa place.
Cessons de soutenir et d’armer une junte nazie, aidons la Fédération à s’en débarrasser et créons avec elle le socle d’accord nouveaux, déplaçons les bases nucléaires de l’Otan plus à l’Ouest… Voilà à quoi devrait provoquer le discours de Macron. Non, ils n’oseront pas.
En France on y répond de façons embarrassées et confuses. « Nous ne voulons pas la guerre » : très bien, et alors ? Tous les groupe parlementaires condamnent unanimement « l’agression de Poutine ». L’on se cache derrière le droit international. Celui qui n’a toujours rien fait contre le génocide de Gaza, et que les Houthis heureusement n’attendent pas.
Macron nous prévient que si l’Ukraine perd, la situation de la France va changer. C’est déjà fait, et les conséquences vont s’aggraver. Quelle prouesse que prédire ce qui est déjà accompli ! Il est trop tard. L’on doit plutôt corriger les fautes maintenant, rattraper les erreurs.
Il ne le fera pas, il est trop tard pour lui. Il ne peut que provoquer. Pourquoi le fait-il ? C’est son affaire.
Il fait chaud en début d’après-midi, l’on est bien en chemise, mais le froid tombe vite dès la mi-journée. Oui, le climat est rude à Dirac.
Je me suis souvent posé la question à propos de l’expression « république auto-proclamée ». La France en est une aussi, comme les États-Unis, la République algérienne… Du point de vue du droit international, qui doit proclamer une république ?
Oui, le printemps montre son nez. Ce n’est pas le moment de s’avancer sur un étang gelé. Bientôt le courant des rivières brisera les glaces. Peut-être est-ce déjà arrivé en aval de la ville.
Les Houthis se seraient dotés d’armes hypersoniques. Mach sept ou huit, je ne sais. Personne ne veut croire qu’ils en soient capables. Moi, si.
– Tu penses à quoi ? Me demande Sinta ironique. L’aide de Dieu ou l’esprit de Ja‘far As-Sâdic qui imprègne encore les lieux ?
– Les Houthis sont un peuple en arme, et qui se rend alors capable de grandes choses. D’ailleurs je ne sais pas comment ces missiles leur seraient livrés.
– Je te rappelle que les États-Unis et leurs alliés s’y essayent sans succès depuis des années. Ils ne sont pourtant pas sans moyens.
– Si tu sais comment ils travaillent, tu comprends pourquoi ils échouent. Nous savons qu’il est possible d’atteindre ces vitesses, et nous savons théoriquement comment. L’on se confronte toujours à la même question : la coordination du travail intellectuel et manuel, et, pour tout dire, au sein du travail social. Sachant comment les Houthis fonctionnent, ils pourraient bien y parvenir avec l’aide de Dieu, et inspirés par l’esprit d’As-Sâdic.
Sinta rit. Elle a raison : je parle sérieusement.
Il serait intéressant de le savoir : cela nous apprendrait beaucoup.
« Si le compagnon de ta grand-mère était parmi les marins qui se sont mutinés en Mer Noire pendant la Révolution soviétique, je comprends mieux comment ce qui se passe en Ukraine te touche personnellement », commente Sinta.
« La famille, » dis-je, « c’est comme la religion, ça force le respect. C’est une réplique de Michel Audiard. Je trouve la formule superbe. Pas toi ? »
Il fait bien chaud en début d’après-midi. Je dois quand même emporter ma veste de laine pour la mettre sous ma saharienne quand le soleil baissera vers seize heures. Le ciel est dégagé mais sa limpidité est estompée par une légère nébulosité, certainement venue des dernières neiges qui fondent dans la forêt.
J’ai laissé mon appartement dans la haute ville à Youssef. Il va encore rester à Dirac profitant du Ramadan et du Norouz qui se suivent cette année.
J’ai passé une époque où j’étais si hostile à l’idée de Dieu que j’abandonnais la lecture de tout philosophe quand j’en lisais le nom. J’étais très jeune alors et ça n’a pas duré longtemps.
« Tes connaissances en philosophie en auraient sinon été limitées », s’amuse Youssef.
J’avais même refusé de lire Feuerbach, jusqu’à ce que je comprenne qu’il était athée. Ah bon, l’Essence du Christianisme ?
J’ai donc accepté d’y regarder de plus près. Je me suis même fortement intéressé à Berkeley, que j’avais d’abord pris pour un fou.
J’ai croisé plusieurs fois Idris, nous sommes un peu voisins. Je me demande comment cet homme dégage une telle impression d’autorité. Je suis sûr qu’il ne fait rien pour, et n’y songe même pas.
Je l’ai rencontré l’autre jour avec un setar sous le bras. Le setar, j’en ai déjà parlé, est une sorte de mandoline étroite avec un manche très long. C’est l’instrument favori des poètes, des poètes chanteurs. Il n’est pas très difficile d’en jouer ; je suis parvenu moi-même à en tirer quelques airs. Idris est un chanteur compositeur. C’est ainsi que je l’ai appris.
C’est fou comme cette sorte de personnes est habitée d’une autorité inhérente. Je me souviens d’un professeur d’anglais violoniste à ses heures, mais je ne l’ai su que plus tard, qui imposait à toute notre classe un étonnant respect.
Je me suis rendu compte plus tard qu’il n’avait rien à faire de particulier pour cela. Il n’était pas du genre à envoyer un élève chez le « surgé » ou quelque-chose de semblable. Inutile. Personne ne lui aurait manqué de respect, comme si l’on avait craint d’être foudroyé, nul n’aurait su par qui ni par quoi. Ses cours étaient toujours ponctués de mots d’esprit. Les musiciens sont souvent dotés de cette autorité naturelle.
Idris est donc chanteur et compositeur. Il est connu à Dirac pour ses interprétations de poèmes classiques en farsi. Il compose aussi ses propres chansons. Il a même mis en musique des gathas de Zoroastre.
« Qu’avais-tu donc contre les livres qui parlent de Dieu ? » m’avait demandé Idris. « Oh, je ne songeais pas à les brûler, et moins encore ceux qui les avaient écrits ou les lisaient », dis-je en souriant. « Ces textes semblaient ignorer la beauté des choses, et brassaient des pensées confuses. Je préférais les éviter simplement. »
Ma réponse avait laissé Idris songeur. Alors j’ai continué : « Je n’ai jamais lu pour le plaisir. Quand je lis, je veux apprendre. La formule de l’accélération par exemple. Tu connais cette formule ? Tu y as réfléchi ? »
La guerre israélo-palestinienne, c’est la Canal de Suez ; c’est le passage de la Méditerranée à l’Océan Indien : la principale route de navigation mondiales. Si tu comprends cela, tu as tout compris, et pourquoi l’Égypte s’est tant battue pour le Sinaï.
Youssef me regarde un peu de travers. Je sais bien qu’il se passe des choses terribles là-bas, mais ce n’est pas le seul endroit. Qui s’est intéressé aux Tamouls de Ceylan ? C’était pourtant le même problème du contrôle de la navigation dans l’Océan Indien. Les Tamouls dérangeaient le développement de la zone sur la route maritime de la soie. Tout le monde a regardé ailleurs, même leurs coreligionnaires hindouistes.
Je ne nie rien de l’Héroïsme des combattants, ni de l’horreur du génocide ; mais ni l’un ni l’autre ne doivent nous aveugler, ni nous empêcher de poser la question : pourquoi maintenant ? Et pourquoi ce déplacement de la Zone de Gaza au Détroit de Bab Al Mandeb ?
– Pourquoi ? Me relance-t-il.
– Parce que Ben Salman a fait un virage à cent-quatre-vingts degrés, et parce que les États-Unis ne sont plus la première force. L’on avait oublié les Palestiniens, mais l’on n’oubliait pas l’excessive emprise des États-Unis au Moyen Orient.
– Tu veux dire que les combattants ont agi pour des calculs géopolitiques ?
– Pas du tout. Je ne sais pas qui a décidé quoi ni pourquoi ; mais je sais que chacun a compris et tiré les conclusions de la situation.
Le sionisme n’est qu’un prétexte. Si un improbable peuple juif voulait faire de la Samarie sa nation, il n’en aurait jamais résulté de telles guerres. Ils se seraient depuis longtemps entendus au profit de chacun. Au besoin les Chinois seraient venus les y aider. Ils sont très forts pour ça.
Personne ne souhaite qu’Israël finisse comme l’Algérie Française, et moins que tous la Fédération de Russie. Quand les États-Unis seront chassés du Moyen Orient, Israël n’aura plus beaucoup d’ennemis. Cela ne plaît pas à l’Ouest Sauvage qui fait lever une haine farouche, et cherche à l’enraciner pour longtemps.
– L’on ne peut pourtant pas assister au génocide les bras croisés, s’insurge Youssef.
– Je crois que tu as trouvé la formule, lui dit Idris, mais faire autrement est plutôt malcommode d’où que l’on se trouve.
Ce qui est nouveau est que le Sionisme et le Judaïsme sont dès lors nettement découplés.
Quelque-chose de nouveau et d’intéressant s’est fait jour ces derniers temps : nul ne peut plus ignorer maintenant que tous les Juifs ne sont pas sionistes, ni que tous les sionistes ne sont pas juifs, loin s’en faut. Nous le savions ou nous aurions pu l’apprendre facilement, mais cela ne se disait pas. Si l’on ne pouvait le nier, l’on pouvait au moins le tenir pour marginal. Ce n’est plus le cas.
La notion de sionisme est d’ailleurs bien imprécise. Que signifie-t-elle exactement ? Pour les uns, qu’il existe un peuple israélien, bien récent sans doute, mais qui pourtant existe. Pour d’autres qu’un peuple a reçu une terre définitivement donnée, soit par Dieu lui-même, soit par le département des affaires étrangères britannique qui ne la possédait pas. Pour d’autres enfin, que certains ont un attachement singulier et profond pour cette terre.
La première est raisonnable ; la deuxième, inadmissible ; la troisième, recevable. Elles inspirent chacune des attitudes différentes.
« Je comprends pourquoi la deuxième option serait irrecevable », commente Sint qui vient de lire les dernières pages de mon journal, « car soit elle supposerait que l’on doive croie au Dieu d’Israël, mais même alors tous ne seraient pas d’accord ; soit que l’on croit à la missions civilisatrice de l’impérialisme, mais même alors les Israéliens ne demeureraient pas nécessairement irremplaçables, quoiqu’ils soient les sujets idéals. »
« Quelles sont tes conclusions ? »
Je n’en ai pas, mais toutes les options impliquent la route entre la Méditerranée et l’Océan Indien. Plus exactement : elles ne concernent plus la route du seul Ouest Sauvage vers l’Océan Indien, et c’est ce qui a tout changé.
© Jean-Pierre Depétris, août 2023
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