Le retour de la religion, c’est un mythe, et tout particulièrement dans la Fédération de Russie. Les églises, les mosquées, les synagogues sont vides. Cela n’a rien pour nous surprendre : La population a été éduquée dans un athéisme rigoureux, et la religion, discréditée, avant que tous ne comprennent qu’ils étaient allés trop loin.
Personne ne croirait qu’il n’en soit rien resté. Personne n’oublie l’éducation d’une vie. Ses traces durent longtemps, d’autant que l’athéisme soviétique était mâtiné d’une certaine spiritualité humaniste et d’un sens profond de la vertu.
Cet athéisme ne tombait certainement pas du ciel, si j’ose dire. Il était déjà là. Ce sont plutôt aux croyants, maintenant que leur foi n’a plus à rester discrète, de montrer qu’ils ne sont pas des tartuffes ; qu’ils sont au moins des patriotes.
J’ai lu quelque part qu’aux États-Unis soixante pour cent de la population se déclarait croire en Dieu, contre trente qui disent le contraire, et la proportion dans la Fédération de Russie est inverse. Je ne crois pas beaucoup à ces chiffres qui ne sauraient qu’être ambiguës, mais l’écart est éloquent.
– Tu crois que tes statistiques décomptent les Bouddhistes parmi les croyants ? Me demande Nadina enveloppée dans son châle en tournant son café, le regard perdu sur la glace du lac.
– En quel Dieu pourraient-ils bien croire ? Le néant ; mot français d’origine chinoise ? Quel drôle de Dieu qui serait néant ? Le Bouddha ? Mais qu’est-ce que le Bouddha ? Un patriarche avait dit qu’il était « un bâton merdeux ». Le mot a eu son succès en France où l’on appelle ainsi ce dont on ne sait par quel bout le prendre. L’on dit aussi « bâton de poulailler ».
Les civilisations passent vite. Valéry nous avait appris qu’elles étaient mortelles. J’ai découverts qu’elles sont fugaces aussi. L’on croit qu’elles durent ; en réalité, elles se traînent.
Leurs grands moments durent une vie d’homme, un siècle tout au plus. Elles se survivent ensuite de leur passé. Combien a dure l’empire d’Alexandre ? L’empire Khmer ? La France de Louis XIV ?
L’on me dira que la France de Louis XIV était toujours la même que celle de François Premier. Si l’on veut, mais ce n’est pas la question. Le terme de civilisation est mal choisi. Il m’en faudrait un autre. Je ne l’ai pas. Je veux seulement dire que l’on voit parfois des empires, des royaumes, ne nous arrêtons pas au mot, se dresser et aller à pas de géant. Que ne pourraient-ils accomplir s’ils n’arrêtaient pas l’effort ? Ils l’arrêtent. Semblables à ces grosses vagues qui semblent parties pour tout engloutir, elles s’affaissent sur la plage et refluent mollement.
De Laurent de Médicis à Galilée, imagine où nous en serions si Florence avait continué du même pas. Bien sûr, le relais se passe, mais pas exactement. L’on reprend ailleurs sur d’autres bases et dans d’autres directions. L’on ne continue pas, l’on recommence.
L’on se drape dans ces moments de gloire éphémères ; on les veut la marque d’un génie éternel. L’on y voit une borne par laquelle il est nécessaire de passer sur la route de l’universel, alors que ce ne sont que des accélérations éphémères.
Tout passe vite, très vite, et à l’échelle d’une vie, il est naturel de s’y tromper.
« Tu avais déjà noté une telle idée quelque-part, non ? » Me demande Sharif.
« Oui, je ne sais plus où. J’avais été frappé par la vitesse à laquelle les nouvelles inventions, les innovations esthétiques et sociales, les techniques s’enchaînaient et se nourrissaient les une par les autres ; mais s’interrompaient vite. Quelques décennies seulement. C’est comme si le genre humain manquait de suite dans les idées, un genre velléitaires. »
« À quelle époques songeais-tu, la quelle t’avais marqué ? »
« Le dix-septième siècle dans l’Europe du Nord. »
« C’est que les grandes et fertiles idées demandent beaucoup de temps pour être systématiquement appliquées. Quand elles sont découvertes, elles semblent de nature à tout changer très vite, mais le réel n’est pas sans inertie. »
« Tu as probablement raison. Tu as certainement raison, mais vois-tu, ce qui m’avait alors frappé est un changement dans la naïveté. La première naïveté consiste à surestimer la nouveauté : quand Descartes a commencé à disséquer le vivant, il n’a eu aucun doute : l’on saura bientôt prolonger la vie de plus de quatre-cents ans. La seconde naïveté plus tardive, consiste à croire qu’un absolu fut atteint, un pallier définitif émancipé d’une course ivre et éphémère. »
« J’imagine que tu vois ce moment quand on fonda les temples du savoir que furent les grandes universités européennes ; quand on tenta d’ordonner et de cartographier les sciences. L’Orient, les Orients ont connu cela. »
« Je le sais, et les événements, plus ou moins imprévisibles, sont venus tout foutre par terre. »
« Tout emporter », me corrige Sharif qui aime le français soutenu, et a choisi d’ignorer qu’une langue relâchée est aussi une option rhétorique.
Mes analyses ne sont pas toujours aussi originales que je le souhaiterais. Je m’en console en me disant qu’elles sont à l’opposé des médias que possèdent les gouvernements et des oligarques de l’Ouest Sauvage ; mais ce n’est justement pas très original : le premier imbécile est capables d’en prendre le contre-pied et de se voir systématiquement justifié par les faits.
Même la Cour Pénale Internationale accuse maintenant l’entité sioniste d’exécuter un génocide, et ne qualifie pas le Hamas d’organisation terroriste. Ansar Allah le savait déjà, et avait trouvé le moyen le plus efficace de gêner les criminels.
Je me souviens d’avoir dit en substance que le capitalisme était adossé à l’éthique réformée, et que si la musique du centre commercial couvrait celle du culte, il était en danger. Les analyses d’Emmanuel Todd m’intéressent donc sur un perceptible effondrement de l’Évangélisme aux États-Unis. Je n’ai pas lu son dernier livre, attendant d’abord, à l’occasion d’entretiens, de l’entendre en parler ; aller plus loin que le remarquable ouvrage de Max Weber. J’attends encore.
Le capitalisme, pour faire société, a besoin d’une éthique. Celle-ci seule l’Église Réformée savait la lui donner. Sans elle, il n’est plus : accumulation de capital, mais plus capitalisme.
L’éthique protestante est excessivement procédurale. Le rendu de la CPI en témoigne : dans le but d’identifier un génocide qui ne faisait pour les Houtis pas plus de mystère que pour moi-même. C’est le cœur de l’État de Droit que des productions hollywoodiennes diffusée dans le monde entier ont décrit sous toutes les coutures.
Quand on s’engage dans cette voie, l’on doit s’y tenir scrupuleusement, et ne pas jouer avec les lois pour leur faire justifier maladroitement n’importe quoi. Les conséquences en seraient catastrophiques, apocalyptiques dans les deux sens du mot, catastrophe et révélation, risquant de dévoiler que ces procédures obsessionnelles ne conduisent jamais à une vérité, à fortiori à « toute la vérité », qui ne surgit pas de tels jeux de rhétorique.
La machine procédurale de l’Ouest Sauvage et de l’éthique réformée est brisée. Je suivrais volontiers Todd dans cette voie, mais ce n’est pas précisément ce que je le vois expliquer.
Le juridisme procédural illustré par les Pères Fondateurs, est comme un double de la méthode scientifique, celle de la science moderne. Elles semblent avoir une source commune. J’aurais alors attendu davantage de Todd. Une crise de la foi réformée me laisse perplexe. Ce n’est pas la foi qui animais la Réforme, c’est la méthode.
« Je serais surprise que l’Ouest s’incline aisément devant les décisions de l’ONU. L’ONU est l’apothéose de la modernité occidentale ; l’instrument pas lequel elle a assis sa domination mondiale. Un combat entre l’Ouest Sauvage et l’OTAN lui serait fatal quel qu’en soit l’issue. »
« Tu as parfaitement raison, Sint. C’est ce qui rend ces péripéties si intéressantes. »
Je fais toujours une petite flambée en me levant le matin pour que Sint n’ait pas froid. Le temps est printanier mais nous sommes encore en janvier. Les vielles pierres conservent une température constante. Il suffit de ne pas laisser refroidir les murs.
Sinta m’a rejoint au soleil devant le lac encore gelé.
La neige rend périlleuse la marche dans les bois. L’on pressent mal à quelle profondeur son pied est susceptible de s’enfoncer. La neige reste poudreuse. L’on craint les mares gelées, ne sachant jamais si la glace sera assez épaisse pour supporter son poids, avec ce climat trop doux pour la saison.
J’aime pourtant m’avancer en forêt jusqu’où l’on doit s’arrêter devant les premières parois de la montagne. Au pied des falaises, les roches sont couvertes de glace qui ruisselle maintenant que le soleil les inonde. Mieux vaut être bien chaussé.
La mousse humide est noircie par le gel.
Dans les hauteurs, contre les parois, dont les éboulis nous interdisent d’approcher trop, des choucas tournoient contre un ciel bleu pâle éraflé de blanc.
Les cris de choucas si haut, les bruits du ruissellement, et bien d’autres sons à peine perceptibles, étouffés par l’air humide et froid, font au silence un écrin grandiose.
Oligarchies contre démocraties ; voilà la donne. Tout serait plus simple si les oligarchies ne se battaient pas au nom des valeurs démocratiques. Elles s’en prennent aux démocraties qu’elles jugent autoritaires. Démocratie autoritaire, voilà qui sonne un peu comme un pléonasme.
Autoritaires ou pas, ce sont des démocraties : le pouvoir y est l’expression du peuple, et reflète sa diversité à travers des organes de délibération. Ce ne saurait être le cas dans une oligarchie, aussi libérale fût-elle, et quel que soit le sens donné à l’adjectif, comme les sondages d’opinion n’en font pas mystère.
Pour que des points de vue différents fassent débat, encore doivent-ils exister. Ils doivent être portés par des structure suffisamment organisées et autonomes. Ce sont les conditions sine qua non de la démocratie.
Dans les démocraties l’on débat, et cela soulève une ambiguïté bien souvent ignorée. L’on peut disputer pour la recherche gratuite de la vérité ; l’on peut aussi le faire pour prendre des décisions. Dans le premier cas, l’on admettra que toute idée soit recevable, et qu’elle soit seulement sanctionnée par les rendus de l’expérience et de la raison. Lorsqu’on débat pour prendre des décisions, l’on comprend sans peine que la liberté d’expression rencontre d’autres limites.
– Ton idée est intéressante, mais je la trouve confuse, me répond Sint,
– J’en conviens. Je l’énonce maladroitement, et elle est probablement mal pensée.
Il y a longtemps que je n’ai plus chassé avec Farzal. Son unité d’alligators doit lui prendre plus de temps. Il ne m’a plus parlé de ses propres chasses. Nous n’allons pas y aller en hélicoptère. Nous prendrons des chevaux ou des chameaux.
Je suis peut-être devenu trop rouillé pour l’accompagner. Je commence à ressentir toujours plus rapidement la fatigue. Je le sens par une lourdeur dans ies jambes, surtout quand je marche vite ; je me force à tenir le pas quand je marche seul. Je me rends compte que je ne fais plus un bon camarade de chasse.
Je ne tiens pas à me mettre à la pêche, surtout en cette saison où les rivières gelées ne sont pas abordables. J’ai toujours du mal à voir les poissons sous l’eau. J’ai pourtant une bonne vue, enfin avec mes lunettes, et mes yeux sont sensibles aux mouvements ; mais les poissons sont souvent immobiles sous l’eau, ondulant au rythme des courants, sans qu’on sache cependant si ce sont bien leurs corps qui bougent ou seulement leurs images avec celles des branches et des rides de l’eau.
Souvent des pêcheurs s’avancent sur la glace pour y creuser des trous d’où ils laissent tomber leur ligne. Je trouve ce procédé dangereux.
Il y a bien longtemps que je ne suis plus descendu dans le centre de la ville, ni monté dans mon appartement qui doit être glacé depuis que je ne l’ai plus chauffé. Mes sorties se limitent entre l’université et le lac.
J’ai noté quelques idées ces jours-ci sur le paradoxe de Russell à propos de l’ensemble de tous les ensembles. Ce paradoxe ouvre la porte à tous les sophismes. Sa portée sémantique apparaît quand on envisage l’ensemble des sujets et de leurs prédicats qui répondent à la condition d’être vrais.
Poincaré disait qu’il avait cru la logique stérile (stérile ; fertile, voici deux notions clés de son lexique) avant de lire Russell qui lui avait appris qu’elle engendrait des contradictions. C’était bien sûr ironique. Cela vaudrait cependant la peine d’observer si ces contradictions n’étaient pas de nature à rendre la logique fertile.
Cette fertilité, on la rencontre chez les sophistes, mais pour le peu qui demeure d’eux, ce n’est pas très visible. Je la distinguerais mieux dans le soufisme, la motasaouf.
J’ai fait lire mes notes à Licos, et j’en ai parlé à Shimoun.
« Toutes les règles ont des exceptions. » Si le prédicat est vrai, alors il est faux. Il devrait exister au moins une exception pour que cette règle soit vraie. Cette exception rendra cette règle vraie, mais en même temps fausse aussi.
« Poincaré n’avait sans doute pas tord », relève Sharif en riant, « mais tu as raison, nous nous engageons alors plutôt dans la linguistique : les règles de composition des énoncés. Nous nous avançons même dans la grammaire. »
« C’est intéressant », m’a répondu aussi Youssef dans un courriel. « J’ai songé au point de vue de la programmation. »
Il va venir passer quelques jours à Dirac. Je lui prêterai mon appartement. Je passerai avant pour allumer le chauffage. Je devrais m’y prendre au moins quarante-huit heures avant, pour que les murs ne soient pas trempés par la condensation.
« Le paradoxe est ce qui se tient au-delà des règles, au-delà des lois », m’a écrit Youssef. « Il est important pour l’époque de penser par-delà les lois. »
Il m’a répondu aussi sur mes réflexions à propos de l’ONU et du droit international. « Pourtant, le Sud collectif et le président Poutine en particulier, lui accordent une grande importance. »
« Tu as raison ; mais ils ne sont pas stupides : si cela ne conduit nulle part, ils trouveront d’autres voies. »
© Jean-Pierre Depétris, août 2023
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