PREMIÈRE PARTIE

Entre la parole et le texte
 
 

Où l’on tente de cerner ce qui n’est ni tout à fait de l’écrit, ni tout à fait de l’oral, ni tout à fait du sens.





Il n’est pas difficile de dire ce qu’est un texte, ni davantage ce que sont des paroles. Or, toute parole est susceptible d’être notée, et tout texte peut être dit. Cela signifie qu’une même chose est susceptible de prendre tantôt une forme orale et tantôt une forme écrite, et aussi bien l’une que l’autre. Quelle est donc cette même chose relativement autonome du texte comme de la parole, de l’écrit comme de l’oral, et qui pourtant, aussi autonome qu’elle soit, n’a aucune sorte d’existence hors l’une de ces deux formes.
Cette chose n’est pas identifiable au sens. On peut dire que le même sens est conservé en traduisant une phrase d’une langue à une autre. C’est tout autre chose qui se conserve quand on prononce une phrase écrite, ou quand on écrit une parole prononcée.
J’appellerai cette chose le discours.

(1) Le discours.
Le « discours » enveloppe à la fois l’écrit et la parole ; le texte lu aussi bien que la parole notée. En principe le passage est toujours possible de l’écriture à la diction. « Discours » désigne ce qui demeure constant, et consistant, en passant tour à tour d’une forme orale à une forme écrite. Il n’a aucune existence en dehors de l’une ou de l’autre, et sous chacune de ces formes, son existence est sensiblement différente : texte ou parole.

(11) Le texte et ses unités.
La presse et l’édition mesurent les textes en signes ou caractères, en lignes, en feuillets ou pages. La ligne comprend environ 72 signes, et le feuillet 25 lignes et 2000 signes.
Evidemment, dans la pratique nous pouvons mettre un nombre très variable de caractères sur une ligne, et de lignes dans une page. Nous sommes cependant toujours en mesure de compter les pages, les lignes et les caractères d’un texte. Nous appelons par convention « feuillet » une page de 2000 « signes ».
Les caractères sont soit des lettres, soit des signes de ponctuation.

(12) la parole et ses unités.
La parole se divise en phonèmes. Le Français en possède 36, qui, seuls ou à plusieurs, forment des syllabes.
Un ensemble de syllabes forme un pied, et un ensemble de pieds, une période.

(13) Les unités du discours.
Bien que le discours ne possède aucune existence en dehors de sa forme écrite ou de sa forme dite, il possède lui aussi des unités propres qui n’appartiennent ni tout à fait à l’écrit ni tout à fait à l’oral. Les principales sont le mot et la phrase.

(131) le mot.
Le mot fait correspondre les unités graphiques que sont les lettres aux unités sonores que sont les phonèmes.
Aux six lettres de s-o-l-e-i-l, correspondent ses cinq phonèmes qui les interprètent oralement ; non pas comme six unités autonomes, mais comme une seule unité sémantique qui constitue le mot « soleil », qu’il soit dit ou écrit.
Le mot a de ce fait une valeur essentielle.

(132) La phrase.
La phrase est une unité importante du discours. Elle constitue une unité de sens autonome. Il est ici prématuré de définir mieux une telle unité de sens.
Dans la phrase l’écrit et le vocal se rejoignent. Elle correspond, pour l’oral, à la periode, et pour l’écrit, à ce qui débute par une majuscule et se termine par un point.

(133) Les unités du discours inférieures à la phrase.
La phrase est divisible en propositions. Entre les mots et les propositions, on peut trouver aussi des groupes nominaux, des locutions, des mots composés... qui constituent à leur manière des unités de sens.
Le mot lui-même est décomposable en morphèmes : racines, suffixes, préfixes, déclinaisons. « Rons », est très généralement identifiable comme signe d’une action ou d’un état futur de la première personne du pluriel. Même si « capit » n’est pas un mot de la langue française, nous l’identifions facilement dans capitales, capitaine, décapiter...

(14) Les autres unités du texte supérieures à la phrase.
L’écriture offre un grande diversités de divisions possibles : le renvoi à la ligne, avec ou sans alinéa, qui forme des paragraphes, le saut de ligne entre des ensembles de paragraphes, des sauts de page, et aussi des titres, des sous-titres, des numérotations, des lettres, qui articulent des divisions entre chapitres, et même des signes arbitraire entre des chapitres ou des paragraphes (⋅, *...).
Au-delà des paragraphes, les divisions ne correspondent plus à une terminologie bien fixée : chapitres, sections, livres, tomes, volumes, etc..., dont l’ensemble forme un ouvrage.
Un ensemble d’ouvrages est un corpus ; s’ils sont du même auteur, une œuvre.
Toutes ces divisions ne sont que des manières d’exploiter les unités qui sont le signe, la ligne, la page, et que font la reliure ou le brochage de pages.

(141) L’ouvrage est une unité bien précise. Faire un « ouvrage », c’est bien en effet constituer en unité une certaine quantité de discours. C’est pour le moins l’offrir à la lecture comme une unité à partir de laquelle elle est donnée à interpréter.
Ceci est d’autant plus remarquable lorsqu’un ouvrage est une compilation de travaux antérieurs (conférences, recueil d’articles, etc...). Il est bien évident alors que l’ouvrage n’est pas seulement la somme de ses parties.

(142) L’œuvre et le corpus, ont aussi un grand intérêt, même s’ils ne constituent pas des unités bien nettes. Où s’arrête réellement l’œuvre d’un auteur ? De tous les papiers qu’il aura griffonné, quels seront et quels ne seront pas ceux qui constituent son œuvre ? Et en quoi son œuvre se limiterait-elle à son œuvre écrite ? La question devient plus insoluble encore si l’on ne se limite plus à l’œuvre d’un seul auteur.
En fait l’unité sémantique que constitue l’œuvre ou le corpus, n’est pas l’ensemble physique fait de pages écrites, mais plutôt ce qui nous permet d’interpréter quelques mots de cette œuvre, ou de ce corpus, avec une certaine limpidité.
Comment est-ce que je sais, en lisant le titre de l’ouvrage de Canetti Masse et puissance, qu’il ne s’agit pas d’un livre de mécanique, ou que Les Passions de l’âme n’est pas un roman sentimental ?
Rattachant les noms d’âme et de passion à l’œuvre de Descartes, je sais parfaitement les interpréter. Et je les interpréterais très différemment si je les rattachais à l’œuvre de Lammenais. De même, je ne comprendrais pas les termes de masse et de puissance dans le même sens, si je les lisais sous la plume de Poincaré.

(15) Le passage de l’oral à l’écrit.
Lorsqu’on lit un texte, un certain nombre de caractères ne correspondent pas à des phonèmes mais à des silences, à des ruptures de rythme ; ce sont les signes de ponctuation.
Quand, à l’opposé, on note des paroles, certains signes peuvent ne marquer ni phonème ni silence.
Un certain nombre de lettres sont ignorées dans la diction. Si nous écrivons « ils marchent » plutôt que « il marche », sauf liaison, aucune différence ne s’entendra.
De même, quand nous inscrivons un point d’interrogation, nous ne notons pas à proprement parler un signe sonore particulier qui pourrait correspondre à tel ou tel son ou tel ou tel silence, mais nous marquons une intonation qui devra s’appliquer à toute la période. (C’est pourquoi l’inversion du sujet dans la phrase interrogative française nous prévient à l’avance du signe interrogatif final.)
Cela revient à dire qu’il n’y a pas de stricte translation des signes sonores aux signes graphiques. Comme les signes de ponctuation, les déclinaisons et les variations orthographiques, même si elles ne se traduisent pas par des signes sonores, apportent des indications sur l’articulation tout entière de la période.

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J’ai fait apparaître dans le discours différentes formes d’unités : les unités graphiques : caractères, lignes, pages ; les unités phonétiques : phonèmes, syllabes, pieds, périodes ; et les unités sémantiques : morphèmes, mots, propositions, phrases... Ces unités correspondent à des dimensions du discours qui sont manifestement irréductibles les unes aux autres.

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Nous pourrions calculer le rapport entre le nombre de lettres et le nombre de phonèmes d’un discours, ou encore entre le nombre de phonèmes et le nombre de mots.
Il est probable que ces rapports seraient plus représentatifs si on les effectuaient à partir de différentes langues, plutôt que de différents discours d’une même langue.

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Nous pourrions calculer le rapport entre le nombre des lettres et celui des phonèmes, ou encore des syllabes dans une langue.
En Arabe classique, le rapport entre lettres et phonèmes serait de l’ordre de 1/1. Tout dépendra en fait du statut que nous donnerons aux divers signes graphiques et phonétiques. Devrons-nous considérer les accents correspondant aux voyelles comme des lettres ? Autre problème : ces accents ne sont généralement pas écrit en Arabe moderne. Ces voyelles restent même très souvent muettes en fin de mot ; comme le s français, elles ne sont prononcées que dans la liaison avec le mot suivant. Si nous prenons un discours d’Arabe moderne, nous obtenons un rapport a/b, a correspondant aux lettres et b aux phonèmes, tel que a<b. Alors que dans les langues européennes, le rapport a/b est tel que a>b.
En Japonais, si nous nous en tenons aux caractère hiragana et katakana, le rapport des lettres aux syllabes (et non plus aux phonèmes) sera encore de l’ordre de 1/1. (Tout dépendra là encore du statut que nous donnerons à certains signes.)
En Latin, comme en Arabe classique, le rapport des lettres aux phonèmes ne serait pas loin non plus de 1/1. Mais en Chinois, nous trouverons un rapport de 1/1 entre le nombre des signes graphiques et des mots. Nous ne trouverons pourtant pas de relation numérique précise entre ces synthèses de mot et de signe graphique que sont les idéogrammes d’une part et les phonèmes de l’autre. Le Chinois est cependant une langue parlée.

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(2) La synthèse
La phonétique tend à décomposer le discours en phonèmes. Mais le discours ne se réduit pas à une suite de phonèmes. L’intonation, le rythme sont aussi essentiels à l’articulation de ces phonèmes.
Nous avons une appréhension synthétique du discours. A chaque unité du discours correspond une appréhension synthétique. Nous identifions un mot en tant que mot. Nous n’avons pas une perception claire des lettres qui le composent, ni de ses phonèmes. C’est d’ailleurs pourquoi nous pouvons recopier fautivement le mot que nous lisons tous les jours, ou même que nous avons sous les yeux ou encore, continuer à mal prononcer un mot que nous entendons tous les jours. De même, nous avons une appréhension synthétique de la proposition et de la phrase.
C’est ce qui se passe lorsque nous reconnaissons quelqu’un : nous pouvons parfaitement reconnaître une personne et être incapable d’en donner un signalement.
Il suffit de repérer quelques signes (graphiques ou phonétiques) pour identifier synthétiquement des mots ; de repérer quelques mots pour identifier synthétiquement une proposition ; de repérer quelques propositions pour synthétiser un discours.

(21) Les divisions du texte et de la parole.
On peut donc dire que, pour chaque niveau d’unité discrète (morphème, mot, phrase...; caractère, ligne, page...; phonème, syllabe...), se fait une appréhension synthétique.
Un certain nombre d’unités discrètes sont des signes synthétiques : le point d’interrogation, par exemple, est un signe qui s’applique à la phrase tout entière pour en modifier l’intonation. La déclinaison du verbe, ou le s du nom au pluriel – qu’il soit on non prononcé dans une liaison –, constituent des signes qui s’adressent également à toute une unité synthétique.

(211) Le texte est d’abord constitué de signes (graphiques) qui sont les lettes et les signes de ponctuation, et d’espaces (au féminin en typographie).
Jusqu’à quel point pourrait-on appeler des espaces des signes ? Si l’espace est un signe, c’est un signe essentiel, dont l’absence rendrait le texte indéchiffrable.
Ces espaces servent à détacher les mots les uns des autres. Un texte nous apparaît d’abord comme des blocs de lettres séparés par des espaces, constituant des ensembles séparés par des signes de ponctuation.

(212) Lorsque le texte est lu, les espaces entre les mots ne se retrouvent plus dans la diction. La lecture lie les mots entre eux. « Il était » : l’espace entre « il » et « était » ne laisse aucune trace dans l’audition : « ilétait » ; « ilété ». On entend plutôt trois syllabes « i lé té ».
Il est remarquable que cela ne nous gêne pas pour comprendre un discours et reconnaître les mots qui le composent.

(213) Les espaces de l’écrit disparaissent dans la diction. Qu’en est-il des signes de ponctuation ?
En écoutant attentivement des enregistrements on peut faire deux observations : d’abord que certains signes de ponctuation ne laissent aucune trace dans la diction, alors que des respirations interviennent là où il n’y en a aucun ; ensuite que la richesse et les variations des silences, des montées et des descentes du ton, des accélérations et des ralentissements de la voix sont sans commune mesure avec la ponctuation graphique.

(22) Le passage de l’écrit à l’oral.
Il est manifeste que le passage de l’écrit à l’oral, ou de l’oral à l’écrit, n’est pas une simple translation ; une traduction de signes graphiques en signes sonores. L’essentiel de ce qui fait l’écriture ne passe pas dans la diction, comme l’essentiel de ce qui fait la parole n’a pas de notation graphique.

(221) La ponctuation.
Le terme de « ponctuation » est ambiguë. Il tend à désigner explicitement la ponctuation écrite, mais s’étend très souvent implicitement à la ponctuation orale. Nous avons vu que la ponctuation écrite n’indique pas toujours celle orale.
Ferait-elle fonction de connexion logique ? Manifestement moins encore. Seuls les deux points peuvent faire figure d’une telle connexion ; peut-être encore les signes enveloppants, c’est à dire qui s’ouvrent et qui se ferment, comme les guillemet et les parenthèses, et qui indiquent une relation entre ce qu’ils enferment et ce en quoi ce qu’ils enferment est inséré.
« Il dit : j’ai faim » ; dans ce cas, les deux points marquent ce type de relation enveloppante entre ce qui les suit et ce qui les précède.

« La voile se distinguait à peine sur la mer blanche et estompée par la brume. »
« La voile se distinguait à peine sur la mer, blanche et estompée par la brume. »

Dans la première phrase, la mer est blanche et estompée par la brume ; dans la seconde, c’est la voile. Dans ce cas, la virgule ne nous donne pas une indication logique ou sémantique pour nous apprendre à coup sûr que « blanche et estompée de brume » se rapporte à voile ; elle nous donne seulement l’indication vocale de marquer un silence après mer, et c’est ce silence qui nous apprends que la fin de la phrase ne se rapporte pas à mer, mais à voile.
Plutôt que d’indiquer la seule diction ou les seules relations logiques, la ponctuation marque les mesures sonores qui indiquent des relations logiques.

(23) Les trois plans : discursif, graphique, phonétique.
Nous avons donc trois plans : discursif, graphique, phonétique. Jamais l’un n’est entièrement réductible à l’autre, ni entièrement trancriptible dans un autre : le graphique dans le phonétique, le phonétique dans le discursif, le discursif dans le graphique. Chacun plutôt transcrit les deux autres à la fois ; les transcrit partiellement, lacunairement.
L’écriture transcrit en partie structure phonétique et structure discursive, la diction transcrit partiellement structure graphique et structure discursive. La structure discursive est, quant à elle, une notion un peu plus compliquée.

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(3) Parole, écrit, discours et signification
Mon option consiste délibérément à donner le pas à la synthèse sur l’analyse.
On pourrait la croire au contraire analytique puisqu’elle cherche avant tout des unités discrètes. Soit, mais elle ne les discrimine pas. Il ne s’agit pas d’introduire du discontinu, mais de discerner des unités continues.
Ainsi un mot est composé de lettres, de syllabes, de morphèmes,... mais il constitue une unité homogène, qui ne se réduit pas à ses seules constituantes. De même, si la phrase est bien constituée de mots, elle n’en fait pas moins une unité homogène ; unité qui ne se réduit, en aucun sens, à la somme ou à la suite de ces mots, car chaque mot prend son sens particulier de sa fonction dans la phrase.

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Cette fonction n’est pas strictement grammaticale.
« La révolution terrestre », « la révolution mondiale » : observons le changement de sens de « révolution » dans ces deux occurrences.
Est-ce que je comprends d’abord « révolution » dans un sens très large, que je précise et réduis, pour finir par l’accommoder à « planétaire » ou à « mondial », ou est-ce que j’ai d’abord une interprétation synthétique ?
Il est vrai que je dispose toujours préalablement d’indices pour interpréter les mots : je sais si je lis un livre d’histoire ou d’astronomie.
J’ai d’abord une vision synthétique qui me sert de guide pour interpréter précisément chaque mot.

L’unité du discours est le mot. Il y a encore une unité plus petite, le morphème, et une unité plus grande, la phrase. Si nous disons que ces unités synthétisent à la fois la structure graphique et la structure phonétique qui se traduisent l’une l’autre, cela sonne étrangement. C’est traduire ici, ou encore transcrire, qui n’est pas clair. (Ou encore cette relation entre synthèse et traduction.) Ce qui nous trouble, c’est que nous ne savons dire si le mot est un objet sonore ou un objet graphique. Nous sommes portés à dire qu’il est les deux, mais c’est un peu dire qu’il n’est ni l’un ni l’autre.
Il est vrai que l’écriture isole des mots par des espaces, contrairement à la diction qui les lie. Et cela tend à conférer aux mots une existence plus visuelle que sonore. Mais l’audition reconnaît les mots dans la parole qui pourtant ne les isole pas ; sinon elle ne permet pas la compréhension du discours.
Cela donne aux mots une existence indépendante de l’écrit comme de l’oral, alors que nous ne saurions dire en quoi pourrait consister cette indépendance. Quand nous lisons un mot, nous savons seulement qu’il n’est pas que des lettres, et quand nous l’entendons, nous savons qu’il n’est pas seulement du son.
Il y a bien là un quatrième terme : les significations. Mais si déjà nous avons bien du mal à dire ce qu’est un mot, combien nous en avons plus pour dire ce qu’est une signification.

N’y aurait-il pas ici une double polarisation ?

Ce schéma devrait être creusé.

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(4) Le mouvement.
(41) Le discours se déroule ; il est orienté. Il se poursuit d’un début à la fin. S’il est dit, il se déroule dans le temps. S’il est écrit, il se déroule dans l’espace de gauche à droite et de haut en bas (pour les langues européennes).

(411) Le texte ne se déroule pas comme une ligne à l’infini, il se déroule caractère après caractère, ligne après ligne, page après page. Lignes et pages rythment ainsi le texte.

(412) Dans la parole, le discours ne se déroule pas non plus dans une temps linéaire. Dans la parole, le temps est aussi un rythme, un tempo.

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En énonçant notre discours, oralement ou par écrit, nous ne nous soucions généralement pas de cela. Quand nous écrivons, nous allons à la ligne lorsque nous n’avons plus de place, et nous changeons de page quand nous en avons fini une. Quand nous parlons, nous ne nous soucions pas davantage de mesurer nos périodes. Nous nous arrêtons pour respirer sans doute, nous reprenons notre souffle, et nous nous arrangeons pour le faire au cours de césures qui favorisent l’intelligibilité de notre propos, ou pour le moins, n’y nuisent pas ; mais nous ne le calculons pas, du moins n’y prêtons-nous pas généralement attention.
Pourtant notre discours suit bel et bien des mesures. Si nous écoutons des paroles dans une langue que nous ne connaissons pas, nous serons beaucoup plus sensible à leur rythme et à leur mélodie ; nous pourrons alors être réellement frappés, tandis que nous ne serons pas distraits par le sens, par l’importance des aspects strictement « musicaux » de la parole. Si nous connaissons une langue, nous pouvons alors observer que des termes sont choisis, ou bien ajoutés ou encore élidés dans le seul but manifeste d’écourter, d’allonger, ou de changer les modulations de la période.
On notera que pour appliquer des règles, il n’est pas indispensable que celui qui les applique les connaisse comme telles, les sache.

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La versification est attentive à la mesure des périodes, et se sert des renvois à la ligne pour les marquer. Ce renvoi à la ligne que fait la versification est un artifice pour palier aux insuffisances des signes de ponctuation à marquer la diction des périodes. Cependant, si l’on recopie des vers sans renvoi à la ligne, ils ne cesseront pas d’être des vers. Ils seront seulement plus difficiles à lire.

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On aurait tort de croire que le renvoi à la ligne ne favorise que la lecture des vers ; la longueur des lignes est tout aussi importante pour la lecture d’un discours sans métrique spécifique. Tout discours suit des mesures à peu près régulières, et plus la longueur des lignes épouse ces mesures, mieux le texte est lisible.
Certains textes ne demandent que peu de caractères par ligne. Des lignes trop longues rendraient leur lecture pénible. D’autres textes exigent le contraire, et l’excessif découpage d’une phrase en trop de lignes rend la lecture difficile.
Quand nous écrivons, nous avons le loisir de choisir l’épaisseur de notre plume et le format de notre papier, et nous présentons notre texte dans la page comme il nous convient ; mais l’édition compresse et dilate souvent des textes, obéissant à des motifs qui ne les servent pas. Tantôt on cherche à faire paraître un livre plus volumineux, tantôt on veut faire des économies de papier.
Bien sûr personne ne songe à accorder sa façon de parler et son écriture (sa graphie) ; en quoi on a peut-être tort.

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(4121) La musique du discours.
On exagère la séparation entre versification et prose. La métrique et la rime ne suffisent pas à faire de bons vers, et aucune prose n’est absolument dépourvue mesure.
Pour écrire des vers réguliers, nul ne va s’embarquer à compter chaque syllabe l’une après l’autre ; on se contente de prendre un rythme, on tente de le garder et l’on s’exprime en mesures.
Le principal intérêt d’une métrique régulière est qu’elle permet de reproduire exactement la parole. Le rythme régulier, marqué à périodes régulières par des rimes, ne laisse à peu près aucun doute sur l’intonation. Il devient impossible de sauter des mots ou d’articuler autrement une phrase. La versification a pour vocation de réconcilier au plus près parole et écriture ; mais elle le fait en les pliant toutes deux à des contraintes quelque peu raides.

Cependant, la métrique la plus rigoureuse n’exclut pas des variations mélodiques. C’est en fait cette richesse mélodique, non la rigueur de la métrique, qui fait la valeur poétique. La rigueur de la métrique sert seulement à inscrire la mélodie dans des mesures exactes, afin qu’on puisse la retrouver dans la lecture.
Les vers irréguliers et rimés, ou encore les vers libres non rimés ne sont pas davantage dépourvus de musique. Entre le vers libre et la prose, il n’y a que le renvoi à la ligne. Si l’on inscrit à la suite (et sans majuscules) des vers rimés, ils restent des vers, mais si l’on écrit à la suite des vers libres, ce que le vers contenait d’indications pour la diction disparaît.
La poésie en prose ne peut plus alors compter que sur la ponctuation pour indiquer l’intonation.

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Lorsqu’on corrige un texte pour lui donner plus de clarté, on est souvent surpris de découvrir qu’une construction faisant l’économie de mots inutiles et de renvois embrouillés n’ajoute aucune limpidité, mais rend au contraire plus difficile la compréhension.
La première version, méandreuse ou alambiquée, rendait cependant, par sa seule musique, l’idée limpide, et l’on butte maintenant sur la version plus rigoureuse.
Cet effet vient très souvent de ce qu’on a cassé la structure phonétique : la phrase ne s’entend plus. On doit déchiffrer le texte ; on n’entend plus le discours – on ne peut plus s’appuyer sur son écoute pour l’interpréter.
Parfois le même effet se produit en corrigeant des phrases jugées trop lacunaires. On croit devoir mieux spécifier, mieux expliquer ; mais là aussi, en devenant plus logique et plus explicite, le discours s’entend moins.

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La prose ne contient qu’en apparence moins de contraintes que le vers. Faire des rimes est une contrainte, mais n’en faire aucune en est une autre. Il est bien sûr beaucoup moins contraignant de ne faire aucune rime que d’en faire une toutes les dix ou douze syllabes. Ecrire des périodes régulières de douze syllabes est aussi une contrainte plus difficile que de n’en faire aucune. Cependant, produire un discours épuré de toute forme de régularité : rime, rythme, métrique, allitération, n’est guère plus facile.
Refuser la versification suppose de maintenir en permanence une musique qui proscrive toute répétition de motifs ; c’est à dire, de se maintenir dans une invention mélodique constante. Il n’est certainement pas plus difficile d’adopter une fois pour toutes un rythme et de s’y tenir.

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Encore sur l’importance de la musique et du chant.
Le succès des chansons en langues étrangères est révélateur. Ne pas comprendre des paroles est souvent un élément d’attraction et de fascination. La traduction, la compréhension, enlève du charme.
Le choix de ne pas traduire les langues traditionnelles dans les cérémonies n’est sans doute pas étranger à cette fascination. Le retour au Latin que revendiquent les « intégristes » ne se soucie pas de l’incompréhension des fidèles, ils y trouvent au contraire une ressource du sacré.
La parole qu’on ne comprend pas tend à nous toucher plus profondément : le sens ne nous distrait plus du son ; mais nous devons rester convaincus qu’elle en ait un. Notre incompréhension stimule notre imagination interprétative, aussi est-il même souhaitable que nous disposions de quelques informations sur ce sens, à partir desquelles nous puissions broder, ou que nous croyions savoir par ailleurs plus ou moins bien ce que cette parole que nous ne comprenons pas veut dire.
L’importance de la musique et du chant ne le dispute donc pas à celle du sens. L’un peut estomper l’autre, mais le jeu de l’un et l’autre est essentiel au discours.

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(42) Le mot et le sens : la direction
Le « sens », ce peut être la « signification », mais aussi la « direction » ; c’est à dire une des caractéristiques du mouvement – les deux autres étant la distance parcourue et le temps, ou encore le rapport entre les deux : la vitesse.
Pourquoi ces deux acceptions d’un même mot ? Y aurait-il un rapport ou une relation entre les deux : entre une signification et une direction, une orientation ? Si c’était le cas, cela nous permettrait de ramener le complexe au simple, car si nous avons le plus grand mal à définir ce qu’est une signification, à savoir ce que nous voulons dire quand nous employons ce mot, nous savons très bien ce qu’est une direction.
Il est vrai que ce n’est peut-être là qu’une homonymie hasardeuse : la rencontre dans un même mot de la langue française du latin sensus et du sens francique (sentier, sente).
Ce serait une erreur de ne se fier qu’à l’étymologie. Nous devrions plutôt être attentif à l’usage ; et aussi à l’usage des langues étrangères (meaning, by means...).
Il est inévitable ici d’être frappé par le terme de trope. Voilà un mot qui pose explicitement la notion de déplacement. Métaphore, métonymie... les noms de nombreux tropes renforcent encore cette allusion au déplacement.

(421) Direction, temps et espace.
« Direction » est une des acceptions du mot « sens ». La direction est l’un des trois paramètres du mouvement : les deux autres sont la distance et le temps.
Le texte (signes graphiques, lignes, pages) renvoie manifestement à l’espace, et donc à la distance ; la parole renvoie au temps.
Nous disons qu’un texte fait dix mille signes, nous dirons aussi qu’il fait cinq pages ; d’une allocution, d’une lecture, nous dirons qu’elle fait dix minutes.

(422) L’espace et le temps du discours : le rythme.
Espace et temps du discours sont d’abord rythme. Jamais, même lorsqu’on parle de « saisie au kilomètre », les signes graphiques ne se suivent d’une façon continue. Nous trouverons toujours au moins des renvois à la ligne, des lignes sautées, des sauts de page, sans compter les espaces entre les mots. D’autre part, en raison des contraintes de césure des mots, jamais les lignes ne peuvent avoir exactement le même nombre de signes, et de là, les pages.

Nous pouvons employer à propos du discours tous les termes de la géométrie et de la physique, ils n’ont plus alors tout à fait le même sens.
L’espace d’abord : celui de la page, celui de la mise en page, de la suite des pages. Le temps, qui prend ici un sens musical ; de même que la mesure.

(43) L’espace-temps du discours.
Il est à remarquer que le son seul, aussi bien que le signe graphique seul, suffisent à constituer un langage. Mais la langue est une synthèse des deux.
Elle suppose toujours la traduction entre le langage phonétique et le langage graphique – avant même que ce soit en une autre langue naturelle. (1)

La nécessité d’une transcription du graphique au phonétique maintient les deux système dans des règles à la fois fixes et difficilement décelables. Les nécessités de la dictions travaillent les règles de l’écriture, et les nécessités de l’écrit travaillent les règles de la diction.
Les deux langages tendent à s’émanciper l’un de l’autre, et tendent, dans un mouvement tout inverse, à se confondre et à s’harmoniser. C’est d’ailleurs ce double mouvement qui rend les règles si difficiles à déceler.

Nos occasions sont multiples d’expérimenter ces deux mouvements antagonistes. Tantôt le désir de donner sur le papier toute l’économie et la rigueur nécessaire à notre pensée nous fait rédiger des textes absolument imprononçables. Tantôt le désir d’exploiter toutes les ressources du ton, de la voix et du geste nous fait prononcer des paroles totalement intranscriptibles.
Et pourtant nous sommes toujours conduits à dire, à lire ces notes, ou à rédiger nos interventions orales, à corriger la retranscription d’un enregistrement.
Ce va-et-vient nous incite à choisir d’écrire les phrases qui peuvent le plus facilement se lire, et qui, du moins à la seule lecture muette, suscitent leurs effets sonores, et à choisir de parler de telle sorte que nos paroles soient immédiatement au plus près d’un texte écrit. C’est d’ailleurs ce qu’on appelle parler ou écrire « correctement » : parler la langue écrite, écrire la langue orale.

*

Langue écrite, langue orale et langue littéraire. Le but de la littérature.
Cependant – tous ceux qui étudient le langage le confirmeront – il existe une langue écrite et une langue orale. On ne parle pas exactement comme on écrit, ni n’écrit comme on parle. Celui qui maîtriserait suffisamment bien sa langue pour réconcilier les deux, produirait des textes qui donneraient une impression de relâchement, et dirait des paroles qui paraîtraient manquer de spontanéité. Cette conjonction est pourtant ce que tente de réaliser la langue littéraire ; c’est le but de la littérature.
La langue littéraire réconcilie la langue orale et la langue écrite. Dite, elle doit faire oublier sa « tenue » et chanter naturellement ; écrite, elle ne doit pas faire sentir de « relâchement », ni ne doit faire appel à un décryptage, mais à une écoute intérieure.
La littérature est l’écriture de la langue parlée. Par rapport à « la norme », elle risque donc de ne ressembler ni à la langue orale telle qu’elle se parle, ni à la langue telle qu’elle s’écrit couramment.

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Le signe écrit est signe de la parole, le signe sonore est signe de l’écrit ; chacun est signe de l’autre : c’est ce que l’on voit à un premier niveau. A ce niveau là, il n’est nul besoin de se soucier du sens ; nous pourrions étudier la langue comme nous étudions la musique.
La note « do », écrite sur une portée, signifie le son do. Dans ce cas, il est bien clair que la note sur la partition signifie le son, et que le son ne signifie rien. La musique existe pour elle même, non pour nous faire connaître le contenu d’une partition musicale. Nul, en principe n’écoute la musique pour se représenter la partition, mais on peut lire une partition pour se représenter la musique.
On pourrait dire encore : la musique produit une impression, la partition, une représentation. (Creuser « impression » et « représentation ».)
Cependant, certains mélomanes aiment écouter la musique avec une partition sous les yeux, ce qui tendrait à prêter à la musique une forme d’existence autonome à la fois de sa notation et, ce qui est plus intéressant, de son interprétation. (Creuser « interprétation ».)

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Comme pour la musique et sa partition, on peut dire que le texte représente la parole ; est signe de la parole. On peut appeler la diction d’un texte une « interprétation », dans le même sens que pour la musique.
Cependant, au contraire de la musique, on parlera de « signes sonores ». Les signes sonores seront les signes des signes graphiques, comme les signes graphiques seront les signes des signes sonores.
Sur ce point, les linguistes en général se servent trop exclusivement de la notion de double articulation pour la ramener à la seule articulation entre structure graphique et structure sémantique. Il serait plus avantageux de la doubler encore avant d'une articulation entre sonore et graphique, qui ferait l’économie du sémantique, de la même manière dont on peut considérer la musique et sa notation.

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Les linguistes nous disent dans un premier temps que la langue est d’abord un système phonétique (phonologique), et on imagine sans peine qu’une langue puisse ne pas avoir d’écriture, et, dans un second temps, ils assimilent l’articulation de l’écrit à l’articulation sémantique.

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La langue écrite se double d’une langue orale. Selon les langues, l’écrit et l’oral se ressemblent beaucoup, comme dans l’Arabe, ou sont très différents, comme dans le Chinois. Les langues européennes sont entre ces deux extrêmes. Parmi elles, le Français est celle dont l’écrit et l’oral entretiennent la plus grande distance ; elle est suivie de près par l’Anglais.
Mais toujours correspond à la langue écrite, avec sa grammaire bien formalisée, une langue parlée, dont les règles sont très bien utilisées et assimilées par ceux qui la parlent, mais ne sont presque jamais énoncées, jamais en tout cas systématisées – et, en fait, jamais sues.
On peut encore noter ici que la connaissance de la règle n’est pas nécessaire à son application.
Les livres de grammaire peuvent nous indiquer des règles de prononciation, mais cela doit s’entendre comme des règles pour prononcer certains groupes de lettres ; ils n’énoncent jamais des règles phonétiques, phonologiques, des règles relatives à la seule langue parlée et ne se référant pas à l’écrit. Il n’existe pas de grammaire du Français oral.

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L’Arabe est sans doute la langue où l’écrit et l’oral sont le mieux réconciliés. Dès l’origine, la grammaire s’est plus préoccupé de prononciation que d’écriture, et a surtout cherché à permettre à cette dernière de rendre le plus fidèlement possible la parole.
Les anciennes grammaires des troisièmes et quatrième siècles de l’Egire semblent des instruments plus efficaces pour maîtriser l’Arabe tel qu’il se parle, s’écrit et se pense que les grammaires plus récentes reconstruites à partir de la seule langue écrite.

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Dans la langue arabe, qui est l’une de celles ou l’écrit et l’oral sont les plus proches, on peut remarquer deux traits :
1) A l’écrit, beaucoup de mots tendent à être liés, alors que des espaces peuvent être marqués au milieu des mots. Les articles sont liés aux noms, ainsi que les pronoms possessifs et les adjectifs possessifs, les pronoms personnels sont suffixés au verbe comme des déclinaisons, alors que certaines lettres au sein d’un même mot ne sont au contraire jamais liées à celle qui les suit. Aussi, alors qu’il n’y a aucune espace (féminin en typographie) entre l’article et le nom, ou entre le nom et l’adjectif possessif, il peut y avoir une ou plusieurs espaces qui coupent un mot, exactement comme dans la prononciation du Français, par exemple.
2) Les racines ont une bien plus grande importance que dans la plupart des langues.
La langue arabe pourrait se présenter comme un jeu de racines de trois ou quatre consonnes, dont chacune serait centrée sur une signification modulable à partir de séries de variations phonétiques.

A partir de trois consonnes « c lm », nous pouvons faire travail, science, monde, savoir, travailler, savant, etc... selon qu’on ajoute des voyelles ou les déplace.
Nous trouvons ce même dispositif dans toutes les langues, si ce n’est que les trois ou quatre consonnes qui servent de racine forment en Arabe un pivot plus ferme et mieux repérable que dans n’importe quelle autre langue, et cela à l’oral comme à l’écrit.
Les racines arabes ont proprement valeur de mots, alors qu’en Français elles n’ont la plupart du temps aucune existence autonome, ou du moins changent profondément de forme.
Ainsi, si nous cherchons le radical dans « floral », nous ne pourrons pas dire que c’est « flr » ; ou du moins nous ne pourrons faire passer « flr » pour un mot de la langue française. De même « capit », la racine commune de capitaine, décapiter, capitale... n’est pas un mot de la langue française.
 
 


NOTES

1   Lou Sin est convaincu que la langue naît du croisement d’un langage oral et d’un langage écrit. Remarques d’un profane sur l’écriture 1934.
 
 

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