Jean-Pierre Depétris
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tanker

AURORE


 

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[ONZE]

 

 

 

les bruits de la scierie, le chemin sous les saules, la galerie rouillée sur le toit du fourgon,

les champs semés de coquelicots, les ombres des figuiers où s'allongent les chats,

les feuilles du platane qui imitent les nuages, quand tourne la vision comme au tour du potier, la terre sur son axe qui oriente le jour, sous la pluie des jardins, vêtu de peau, mais au pied de la lettre, quand le feuillage s'ouvre sur les nuages dressés,

le corps percé exactement à la place des sens, comme un verre renvoie le jour, mais voudrait le garder,

le bec du jour dans le voile des sens, le chant des poulaillers, les biscuits sur la table,

 

les mures du chemin, les lapins, les perdreaux, la sole sur le sable, le besoin de manger comme celui de dire, quand la langue se fait filet,

pour que le sens se creuse comme l'air sous le son, et la soif des jardins, le fruit des épineux, la joie de l'hameçon,

comme le jour entier passant par une vitre, que l'esprit se fait muscle sur l'os,

ou corde qui se tend

l'arc sous le ciel, où se tendent les drisses,

le vent si haut où volent des corneilles,

la lumière que la pluie a lavée, quand le tissus s'agite, les yeux percés de jour, et que le doute fend, mâchoires d'une pince sous les muscles serrés,

ou soleil en aplomb, la lumière qui tombe sans reflet, le jour plein qui efface la vitre, rend le signe réel, tombant dans la couleur, paraît craquer, comme l'os sous la dent,

en attendant la nuit où les mouettes crieront dans le ciel rouge,

les pigeons sur le fil, regardant l'horizon où passe un pétrolier, à l'heure où la poste se ferme,

quand les bateaux sont immobiles au long de la jetée, comme si, se fermant, les yeux pouvaient clore la nuit, ouvrir la mer aux oursins silencieux contre les roches,

à l'ombre des grands nuages, jusqu'à ce que la main ne saisisse l'image comme se ferme l'œil, se creuse, à se faire manteau, ou voile transparent, filet plutôt,

se jette pour saisir, ou se jette comme on jette un mégot, se fait valeur, seulement si perdue, jeté au loin, pour l'autre, pour la proie ou pour l'ombre, quand le temps se dérobe, pour affermir le pas, ne sait que dire l'heure, ou le heurt du battant, quand la main se met à trembler pour trop suivre la langue, tremble comme la mer,

quand le pouce fait de la main mâchoire d'une pince, que l'esprit se fait muscle sur l'os, et ne sachant lequel, de l'état, de la proie, serait moyen de l'autre, le vide du moyeu

et les yeux de la femme feraient signe ultime au réel, la voix ou le regard,

comme tombe le ciel dans les flaques du jour, se servant de la voix quand l'air se fait lumière et vient rougir le sang, la rouille du métal,

ou le rouge des toits, le battement des gouttes, la fraîcheur sur la peau, le beurre des tartines

quand tourne le soleil, quand la femme vient faire signe ultime au réel, cherchant dans le regard l'enchaînement des choses, la vérité du jour, sachant que le premier maillon est d'abord le prochain, et tombant en avant dans le tranché du signe, sachant le fond et ne pouvant y croire car toujours tombe et remonte le jour,

à l'aube des pins noirs tendus sur la colline, lorsque le vent éteint les couleurs de la terre, répand sa cendre bleue, semée d'or, et d'argent, sur les genêts qui sèchent,

ou lorsque le barrage aspire la lumière dans son lent tourbillon, mêlant le bleu du ciel au jaune de la terre,

soupçonnant que le signe et le sens se rejoignent vers le fond où la lumière sonde, quand la nuit se fait jour, que la mouette vole en criant sur les toits,

 

 

les bouquets de feuillages où grouillent les insectes, le bruit de la tondeuse, les voitures qui tournent, mollement, sur le bercement des moteurs,

avec des lettres, bien souvent, sur la carrosserie, glissant, passant quand la brume se lève,

comme on regarderait les vagues, sans ennui, ou des fourmis, qui semblent se parler, évoquant même l'écriture, dont les corps seraient lettres,

suivant leur ligne et qu'on aimerait lire, et dire, dissoudre dans la voix,

faisant naître l'idée désagréable de fourmis sur la langue, quelque peu répugnante, et qu'on voudrait cracher, jeter au loin, et comprenant enfin qu'on le fait tous les jours,

brûlant les mots dans l'air comme crachant du feu, à l'aube solitaire, et que vient un dégoût, toujours, de leurs pattes nombreuses, allant jusqu'à l'horreur,

qui feraient redouter que les mots ne nous rongent, comme langue de feu, à moins de marteler la lumière, s'accompagnant du pied,

et laissant le regard lire les mots, et la pensée flotter, faire sillage, comme les voiles blanches,

dont l'idée se met à grimper comme les fourmis mêmes, quand on s'assoit près d'elles,

et l'on pense aux criquets, aux oiseaux, aux cigales, peuplant leur monde de cris comme l'homme de route, de signes, ou de gestes, et que l'on sent grouillant,

mais on craint plus encore les pattes trop nombreuses, agitées, que l'on sent fragiles, et cassantes, et qu'on voudrait casser, à moins que ne redoutant de le faire en voulant les chasser, mais que l'on peut souffler comme on souffle du verre,

comme si rien n'était sous la surface, et que la profondeur ne soit que reflet du reflet,

comme s'ouvre le jour des voitures qui tournent, entraînées par la horde, et peut-être voulant s'arrêter pour voir monter le jour,

voir que la barque est moins immobile qu'elle ne le paraît, effectue un grand cercle qui déjà inverse son profil,

quand tournent les voitures, filtrées par le rouge des feux, qu'on peut regarder sans ennui,

comme la pluie de la fenêtre, ou le vol des oiseaux quand la terre commence à pencher sur son axe, et qu'on s'y fie, car toujours la certitude manque, quoiqu'inférant toujours comme les barques ouvrent la mer, mais toujours revenant à l'étrave tandis que le sillage s'efface,

comme regardant des fourmis, qu'on cracherait à l'aube, comme lettres sur le cahier, laissant l'esprit tracer sa route, comme le sillage des barques à l'aube, craignant que la langue ne ronge,

et ne veuille rien dire comme jadis récitait des Ave, sur les fourmis rangées comme grains du rosaire, et préférant parfois la couronne d'épines au silence des mots, lorsque l'air devient sang ou rouille du métal, ou rouge de la vigne et du raisin pressé,

éveillant le dégoût, l'étrange sensation de la noyade, comme tombant en rêve, dans le demi-sommeil, dans le jour des volets, surgissant à l'éveil comme cri à la bouche, étonné, et songeant que le fond est peut-être toujours le reflet du reflet,

et laissant la pensée retomber sur les sens, imitant la mer immobile, sous les barques que dore le jour, quand la lune s'efface,

l'innocence de la fourmi, comme tombant en soi, dans le demi-sommeil, tombant, comme au fond de ses membres, l'étrange effet de se noyer, et recrachant les mots, s'éveillant tout à coup à l'aube des volets,

 

 

sentant l'air, sur la peau, comme le plomb des nuages,

les couleurs qui frappent le regard, sur la peau et les yeux qui diffractent le monde, le font voir un, pourtant, tout en le dédoublant, mais déployant l'espace, le faisant un, mais dédoublé, et redoublé encore,

interrogeant le mystère de la peau, quand s'ouvre l'œil

et qu'il déploie l'espace, le vide, le fait vide infini où règne l'apparence, la lumière pure et profonde de l'un, quoique se ferme l'œil, et s'étonnant que puisse se fermer,

et fermer la lumière avec lui, et le monde apparent, et surpris de rencontrer la vision si près de la voyance,

 

quand glissent les montagnes, sur la mer d'un bleu pur et pointillé de vagues,

sous les nuages striés,

songeant à la durée de la vague, et des nuages, et de la digue dure,

et qui semble durer plus longtemps que la vague, alors qu'elle bat toujours, battait avant la digue et durera après,

et songeant qu'il y a là une réalité peut-être plus ultime, même si l'œil se ferme, mais s'ouvre de nouveau,

soupçonnant que la profondeur est surface, image de l'image, vague croquant la digue,

la vitesse immobile où se déploie l'espace,

songeant à se tourner, et ne plus voir l'image au fond de la rétine, mais voir avec la peau,

la peau de bête, qui revêt comme un gant, se retourner et voir avec la peau,

car l'espace ne s'use pas, plus pur que le métal, ni chauffe au frottement, comme on ouvre les yeux à la source des lois, car le chiffre est musique,

et songeant aux montagnes sous la nuit, et à l'eau qui circule, à la terre trempée, au goût des fruits sauvages, et songeant que la loi aussi se boit comme une source,

qui fait les arbres droits, et fait tendre les tiges, régulières, croisées, quand les montagnes se glissent dans la nuit, et que la lune est blanche,

quand parlent les montagnes, songeant à la lenteur des cascades, à la roche qui tourne sous le nuage immobile, et où tourne l'oiseau, où le frisson et la brise s'épousent, où l'image se dit, et se lit,

et se voit, quand le rêve s'habite, comme vêtu de peaux, quand le monde s'habite de bêtes, l'araignée attentive sur le bouquet de thym,

s'interrogeant sur la lenteur de l'eau,

pourtant si vive, et les poissons aussi, alors que la cascade tombe si lentement,

quand reconstruit le monde la syntaxe du rêve, comme la source entre les tiges qui poussent régulières, liant la texture comme lisant des mots, mais plus vite, quoique si lentement, au rythme des cascades,

lorsque le rêve s'ouvre sur les monts qui glissent sur la mer, quand la mouette passe, sans bouger, sur le ciel, au bord de la falaise, immobile, glissant,

la syntaxe de l'eau, la loi de l'arbre dans la graine, quand les feuilles se croisent, les cordes du regard,

tressant le monde, faisant corps de l'arôme quand l'image devient réelle, quand le regard se fait gréage et qu'il ouvre la mer...

 

 

 

la mer là-bas, les nuages qui se perdent sous les branches tendues, dans le bruit des cigales, évoquant le briquet,

sans eau ici le ciel, dont seule l'idée de l'éclair donne la vraisemblance, quand le raclement des cigales étouffe jusqu'à la croyance en la pluie, malgré la mer là-bas, mais inaccessible à l'idée de la vague, quoique l'idée du sel ne se quitte jamais, le ciel rongeant la terre, bleu comme l'os, ou la branche qui sèche dans l'eau, le ciel absent,

comme un poisson sur le pont d'une barque, et peut-être reconnaissant le bleu d'où tombe la pression, même sous l'eau, mais sous un jour nouveau, écrasant l'âme au fond du corps,

ou bien comme un buvard sur une tache, qui plutôt que l'encre des mots épongerait le sens, ainsi reste moite la peau au buvard de la braise, mais les sens éblouis,

comme l'œil du poisson sur le jour de la barque, et le bois qui prend l'eau,

et doutant de l'espace quand le bleu se répand et le goût de la cendre, malgré le trou béant comme si le vide du ciel vidait encore la terre, ou comme au cinéma pâlissent les couleurs si la salle s'éclaire,

dans la chaleur où l'image se tait, muette comme la soif, évoquant l'eau pourtant, le gobelet renversé sur la gouache, la soif brouillant les sens, le bleu pâle du jour mais qui pourtant n'estompe, non, donnerait plutôt sa consistance à l'air, sur la planète terre, plongeur de la lumière sous le scaphandre de la peau,

l'insecte noir dans la poussière, les glands troués parmi les aiguilles de pins,

rêvant plutôt là-bas la cime des glaciers dont descend dans la nuit le vent de la montagne, le bruit de la fontaine sous les noyers dont les branches se plient,

où plane l'aigle noir minuscule et tendu, les murs de pierres et la rivière en bas, vastes plages de rocs, les amandiers qui bruissent,

la route du villages, planches sombres des granges, l'ardoise où tremble l'air, le poulailler qui dort et le bassin de bois que prolonge un ruisseau, la boue et les framboises, sous la terrasse du café,

les tee-shirts déchirés, les maçons et leurs bières, dont la voix forte entrave la pensée, quand trempé de sueur et craignant de coller le dos contre la chaise, ébloui du dehors, le bar te semble nuit,

le chien sous la table qui dort, la moustiquaire où le regard s'arrête,

voit dans la fine maille obstacle à la chaleur, la clarté du dehors, ou bien rêvant la nuit percée d'étoiles, ou encore un écran au fond tramé de points,

comme si le réel pouvait n'être virtuel, tendu de règles, comme le reflet du bassin, la souplesse du frêne,

comme dans la pénombre des jardins où la moiteur s'élève, les salades gorgées et l'air clouté d'insectes,

comme le chat glissant sous l'ombre des remorques, ou la truite dans l'eau, alors que l'impression se fait plus dure que le rêve,

ou les dernières lueurs des phares trouant l'aube, sous le chant des criquets, dans le vent qui descend des montagnes, fait plier les noyers, l'ombre trouée d'éclats,

le moteur d'un camion s'effaçant dans la plaine, les deux points rouges entre les arbres dans la nuit, comme le sens des mots s'efface dans le temps tandis que la force des paroles demeure,

l'acacia de la place où le goudron fondait, le rouille sur les rails et le jardin sauvage,

où la pierre des mots devient lourde à la langue, quand le monde se grée à tant se réfléchir et l'écho se fait chose, comme dans la moiteur des jardins sous la voûte des branches, quand la lune est au ciel comme un signe, ou le fer d'une hache, ignorant l'épaisseur pour la profondeur d'un sillage, comme ton poids te porte, comme le sens s'effile, ou la quille des barques,

la surface des voiles où le vent s'épaissit,

 

 

 

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