24 propositions
sur les ateliers d'écriture
par
Jean-Pierre Depétris
1 Apprend-on à écrire ?
Plus exactement, le
vocabulaire et la grammaire supposés connus, a-t-on encore
quelque chose à apprendre ? Quelque chose de distinct
d'une culture générale, et même d'une culture
littéraire ?
On hésite à l'affirmer, mais le nier
serait en appeler au génie. Alors, si l'on ne veut pas en
appeler au génie, qu'est ce qui peut faire
apprentissage ?
2
L'entraînement
La pratique
régulière produit une dextérité. C'est
évident.
Il n'est qu'à reprendre une activité
longtemps abandonnée pour s'en faire une idée.
Reprendre le volant après plusieurs années, par
exemple.
Le pur entraînement, donc, comme on ferait un
footing matinal pour se tenir en forme, n'est pas à
négliger.
3 L'automatisme
L'écriture
n'est pas comme la peinture ou la musique : c'est la langue
qu'on écrit.
Or la langue est d'un usage permanent. Toujours on
parle, et toujours - à supposer les rudiments connus - on
lit, et l'on écrit (au moins du courrier).
Ce qui suppose déjà acquise une
certaine dextérité, et avec elle certains
automatismes.
4 Les plis
Chacun est
habité par des automatismes, qui lui sont personnels, qui sont
sa façon de parler ; comme il a sa façon de
marcher, par laquelle seule on peut le reconnaître.
Autant de plis qui peuvent se révéler
de mauvais plis ; des moules stéréotypés
dont sa langue se fait prisonnière.
5 Le bourgeonnement
Comment mettre ces
plis sous le regard ; creuser l'expression trop
fréquente ?
Les tics qui, à distance
régulière viennent enfler le discours, sont bien
souvent comme ces nuds sur les branches en hiver, qui rompent
régulièrement son mouvement, mais dont au printemps
poussent les nouveaux rameaux.
Comment non seulement cultiver
dextérité et automatisme, mais défaire
automatiquement les plis ?
6 La lecture
Nous ne cessons
d'utiliser le langage, et peu d'utiliser l'écrit.
Généralement, lorsqu'on écrit,
soit on écrit pour quelqu'un d'autre - dans le courrier
par exemple - et l'on a peu l'occasion alors de revenir sur son
texte, ou d'en suivre la lecture ; soit on écrit pour soi
- en prenant des notes par exemple - et du moment que l'on sait
se relire, s'y retrouver, on se soucie peu de la lecture qu'un autre
pourrait en faire.
7 La relecture
On se prive
généralement de se relire avec un regard neuf. On ne
relit pas ce qu'on a réellement écrit ; mais ce
qu'on a voulu écrire.
C'est d'ailleurs peut-être dans cette
distinction que se définit proprement ce qu'on appelle
« écrire » : quand il est posé
que l'écriture en appelle à la lecture de ce qui est
réellement écrit ; et pas seulement au
décryptage de ce qui aura voulu être dit.
8 Le lecteur
Il est très
dur de lire ce qu'on a réellement écrit. (Même
pour un autre lecteur qui peut ne lire que ce qu'il veut lire).
Et c'est bien là que se trouve la limite de
ce qui peut s'apprendre seul.
Il s'agit de se faire soi-même son propre
lecteur. Ce qui revient à se détacher de ce qu'on a
voulu écrire ; l'oublier. L'aide ici de celui qui ne
l'aura jamais su est bien utile, si ce n'est indispensable.
9 Le jugement
Cette
expérimentation pourrait-elle s'effectuer à l'occasion
de simples rencontre littéraires ; par la constitution
par exemple d'un groupe de lecture ? Oui, mais très
partiellement.
Les risques sont majeurs pour que ce groupe (comme
tend à le faire toute société aussi petite
soit-elle) se mette à générer ses
critères de jugement et son échelle de valeur, qui
vaudront que ce que valent de telles chose, c'est à
dire : rien.
(Il faut savoir qu'un jugement est d'autant plus
pesant que son autorité est faible.)
10
Écrire
Un auteur n'a que
faire du jugement d'un lecteur - du moins, son écriture
n'a rien de bon à en tirer.
Compte plutôt ce que ce lecteur va en faire.
Et pour que cela soit lisible, il est bon que le lecteur en fasse
quelque chose d'écrit.
Il importe que celui qui conduit l'atelier se garde
de tenir une place de juge. Son rôle doit se fixer sur cette
mise en lisibilité. Ceci le protégera de cela.
11 L'oubli
Compter, c'est
être en mesure d'oublier « 2 + 2 » quand on
a obtenu « 4 ». Inutile de démontrer la
supériorité de l'écrit sur le calcul mental. On
écrit pour oublier, pour libérer de la mémoire,
se consacrer aux inférences nouvelles. Et l'on peut revenir
sur le signe oublié.
12 La
technique
Frege disait que
l'écriture a été à la pensée ce
que la voile qui remonte le vent fut à la navigation.
Les liens entre langage et pensée,
pensée et personnalité, sont serrés et
complexes. Voir dans l'écriture le simple moyen d'exprimer
cette personnalité serait simplificateur.
L'écriture est un instrument, presque une
machine, si ce n'est que l'artificiel et le naturel (on parle de
« langues naturelles ») s'y mêlent
intimement.
13 Tenir le
cap
Si écrire
est comme faire de la voile, on doit, pour être capable de
contempler la mer en même temps, avoir profondément
assimilé les techniques opératoires afin qu'elles ne
captent pas toute notre attention.
Mais naviguer consiste moins à contempler la
mer qu'à tenir un cap ; comme écrire ne consiste
pas à s'exprimer, à moins de vouloir appeler ainsi
tenir sa plume.
14
L'apprentissage
On a pu observer
que dans tout apprentissage, par exemple du jeu d'échecs, on
tend au départ à progresser très vite, puis
à reculer, à désapprendre, et enfin, seulement
si l'on s'accroche, à se perfectionner vraiment. C'est que le
premier temps capte l'attention sur la technique. Ensuite cette
attention se relâche, sans que la technique n'ait encore pu
prendre la place d'une « seconde nature ». Seule
une longue pratique critique permettra à l'attention de ne
plus en être perturbée.
15 Le naturel
C'est ce qui
explique que l'ignorant, ou l'enfant puisse parfois égaler le
maître.
Cela ne confirme en rien les conceptions d'un
génie inné ; de l'apprentissage contrariant la
nature.
Cela signifie seulement que le naturel est la
technique assimilée, et que la technique qui ne l'est pas fait
obstacle naturel.
16
L'écrivant
On a pris
l'habitude d'opposer « écrivain » à
« écrivant » à propos des ateliers
d'écriture. Ce qui revient à nier la signification de
cette distinction dont la paternité revient à Roland
Barthes : « L'écrivain travaille sa parole...
l'écrivant n'exerce aucune activité technique sur la
parole ».
De ce point de vue, celui qui participe à un
atelier tombe bien plus sous la définition de
l'écrivain que de l'écrivant. A l'inverse de bien des
invités des émissions littéraires.
17
L'écriture
Cette distinction,
qui ne fait jamais qu'opposer (en les instituant) un
professionnalisme à un non professionnalisme, n'a rien
d'opératoire. D'autant qu'elle occulte la nature du
professionnalisme en question.
(Elle supposerait même que l'écrivain
pourrait transmettre son savoir professionnel, ce qui serait de
l'escroquerie.)
La distinction de Barthes est bien plus
opératoire. Elle est même la seule qui rende
évidente la fonction et l'efficacité d'un atelier
d'écriture.
18
L'écrivain
Que celui qui
conduit un atelier d'écriture doive être un
écrivain n'admet aucune contestation. Sinon il faudrait parler
d'un atelier d'expression écrite ou de communication.
Quatre aptitudes sont requise pour conduire un
atelier : savoir lire, savoir transmettre, savoir
théoriser, savoir écrire.
Il est plutôt rare de trouver ces quatre
aptitudes développées chez la même personne. Le
plus important est qu'aucune ne tende à étouffer les
autres, mais plutôt à les conforter.
19 Savoir
lire
Conduire un atelier
d'écriture suppose de lire simultanément plusieurs
textes en train de s'écrire. Cela demande une grande
disponibilité et une forte concentration.
Cela peut même placer le meneur de jeu en
situation d'infériorité envers ceux qui
écrivent, et qui pourront se concentrer sur leur seul texte,
ou celui d'un ou deux autres à peine. Il est bon alors de
mettre à contribution la capacité du groupe tout
entier.
20
Transmettre
Il ne s'agit pas
seulement de savoir faire ; mais de savoir ce qu'on fait ;
comment on fait.
Il n'est que trop évident qu'on ne transmet
pas en expliquant. La connaissance des principes de la dynamique ne
fera jamais tenir quelqu'un sur un vélo. Elle n'est pourtant
pas inutiles complètement à celui qui se voudrait
entraîneur.
21
Théoriser
Écrire avec
d'autres, faire écrire d'autres, génère
automatiquement un recul théorique et le met
immédiatement à l'épreuve de la pratique.
Automatique et immédiat ne signifient pas
passif. Le pilote de l'atelier n'est pas le dernier à en tirer
un profit. Encore doit-il accepter ce profit ; en tirer le
produit.
22 Savoir
écrire
Le travail
d'écriture que produit par ailleurs l'écrivain tient
lieu de « contrôle » pour l'atelier qu'il
même.
Ces deux activités supposent une recherche
théorique qui prend la place d'un « troisième
champ ». Cette recherche alors a l'avantage de ne pas
reposer seulement sur l'uvre qu'il écrit, ni sur les uvres
qu'il ne fait que lire. Elle s'ouvre un champ réel
d'expérimentation collective.
23 La
singularité
L'écrivain
n'a pas de réelle raison de redouter sa singularité,
ses partis pris. Il vaut mieux qu'il entraîne le groupe sur ses
propres recherches, ses options, son point de vue
nécessairement partiel et partial. La singularité des
autres n'en sera que renforcée. C'est encore le meilleur moyen
de ne pas se donner en modèle.
24 « Ne
faites rien » (Lao Tseu)
Le rôle du
meneur de jeu doit être minimal : se contenter le plus
possible de proposer les modalités d'un travail.
Il doit surtout
éviter :
1) Que ne s'imposent des principes et des
règles fondées sur la coutume ou sur une
autorité quelconque.
2) De s'investir, ou de se laisser investir, d'une
telle autorité.
3) Que l'intérêt se porte sur le
contenu (idéologique, psychologique,...) d'un texte
plutôt que sur le texte même.
Il doit centrer le
travail sur ce qui est écrit, sur ce qui est lu de ce qui est
écrit, sur ce qui est écrit de ce qui est lu. Ceci
rendu effectif, moins il intervient, mieux c'est.
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